Histoire - Mémoire

[Genève] Des énergumènes partent à l’assaut du ciel

Un article sur la réaction genevoise à l’exécution de Sacco et Vanzetti en août 1927, publié en juin 2013 par le journal Esquive.

Genève |

On parle beaucoup du 9 novembre 1932. La gauche dénonce chaque année les agissements de l’armée Suisse lors de cet événement mais tait délibérément la force que représentait la classe ouvrière Genevoise de cette époque. Force incontrôlable que le Parti Socialiste de l’époque espérait soumettre. Le 22 Août 1927 le jour de l’exécution de Sacco et Vanzetti [1], une manifestation est appelée au palais électoral à Plainpalais, bâtiment où se trouve actuellement l’Uni Dufour. A cause du mauvais temps, la manifestation dû se faire à l’intérieur mais les 10’000 places que comptait cette salle n’ont pas suffi à abriter les 20’000 personnes présentes. Le rassemblement occupe ainsi également la Place-de-Neuve.

Des discours enflammés

Des discours de Luigi Bertoni et Léon Nicole ont lieu, ils dénoncent une justice de classe et argumentent sur l’innocence des accusés qui démontrent qu’ils sont condamnés pour leurs idées et non pas pour leur actes ce qui fait de cette exécution une attaque contre la classe ouvrière mondiale. Vers 19h30 la manifestation officielle est terminée et plusieurs milliers de personnes se dirigent vers le consulat américain à la rue Petitot. La foule est bloquée par des cordes au boulevard du Théâtre, 160 policiers défendent le consulat des Etats-Unis. Quelques minutes plus tard une “formidable poussée” tente d’enfoncer le barrage mais une double haie de gendarmes la repousse. La foule réagit en sifflant, en criant « mort aux vaches » et par des jets de pierres. La police charge et arrête 6 personnes dont une femme qui, armée de son parapluie, frappait avec beaucoup de conviction les policiers. C’est à ce moment que des manifestants repèrent le sous-brigadier Corsat qui se distingue des autres policiers par son extrême brutalité.

Perte de contrôle

Léon Nicole négocie la libération des personnes arrêtées en échange d’une dispersion de la manifestation qu’il croit contrôler. La foule retourne sur la Place-de-Neuve. Lorsque les manifestants libérés les rejoignent Nicole annonce la dissolution de la manifestation et invite les manifestants à respecter les arrangements négociés avec la police en rentrant chez eux. C’était sans compter la prise de parole de Lucien Tronchet jeune anarchiste « Camarades ! Nos amis, que l’on vient de remettre en liberté ont été lâchement frappés par les agents, nous ne devons pas nous laisser assassiner par la police au service du capitalisme. Je vous invite à retourner au consulat des Etats-Unis et à agir avec la police comme elle a agi avec nous. »*. Un cortège de 2’000 personnes se forme, il descend la rue de la Corraterie et s’engouffre dans la rue de la Confédération. Des vitres sont brisées au Cinema Etoile, au Colisée et au Bar Américain. Lorsqu’elle traverse le pont des Bergues la foule grossit à vue d’oeil pendant que plusieurs voitures sont endommagées. La manifestation remonte jusqu’à la place des Alpes ou le bar Maxim est saccagé. C’est à ce moment que l’on retrouve l’agent Corsat qui tente avec un autre agent d’arrêter un des émeutiers, les agents sont encerclés par la foule, Corsat se prend un cou à la tête qui lui déchire le cuir chevelu sur plusieurs centimètres tandis que l’autre agent se fait frapper à la tête et voler son revolver. La cohue prend ensuite la rue Chantepoulet, où le cinema central est saccagé, pour se rendre à la place des 22 cantons ou des taxis bondés d’agents de sûreté arrivent et arrêtent une personne. Les policiers tirent soi-disant en l’air mais un manifestant membre du parti socialiste est mortellement touché.

Initiative prolétarienne de la même époque à Genève

Des grèles de cailloux

Ce soir là, vers 22h 30 il y avait peu de monde au poste de police de la rue Necker lorsque une bande de 4 à 500 “énergumènes” débarquent. Une grêle de cailloux détruit toutes les vitres du bâtiment. Dans un moment de calme les manifestants réclament la libération de leurs camarades qui leur est promise par un agent. Mais l’arrivée de renforts interrompt les négociations, les agents tirent en l’air et arrêtent plusieurs manifestants. La foule se réfugie dans les rues adjacentes ou les pompiers viennent l’arroser. La police ayant quitté le consulat pour venir en aide à leurs collègues ailleurs dans la ville, c’est avec intelligence qu’un groupe de manifestants y retourne et détruit toutes ses vitres. Un autre groupe se rend à la Société des Nations, à l’emplacement de l’actuel hôtel président Wilson, et y détruit toutes les vitres, glaces et lustres. On parlera de 50’000 frs de dégâts rien qu’à cet endroit**. Ensuite, la foule brise les vitres de l’hôtel Bellevue, du garage américain à la rues de l’ancien port et celles d’une agence de voyage américaine. Pour finir le magasin Walk-Over est pillé et des chaussures sont jetées au lac. Plus de 1500 personnes restent jusqu’à minuit devant l’hôtel des Bergues où ils se font disperser.

Un lendemain pluvieux

Mardi matin la garde civique est appelée en renfort et la mise de piquet du régiment Genevois est ordonné. Tous les rassemblements sont interdits en ville. Lucien Tronchet avait appelé à se rassembler dès 14 h devant le consulat américain mais peu de gens sont présent au rendez-vous, certainement à cause du mauvais temps. En fin d’après midi, des gens commencent tout de même à se rassembler aux alentours du consulat. Vers 18h la garde civique charge très violemment les manifestants qui n’ont pas voulu se disperser malgré les sommations et frappe au passage des passants.

Un Mouvement ouvrier divisée

Ces événements divisent évidemment la gauche. Dès le lendemain le Travail, organe du parti socialiste, dont le rédacteur en chef est Léon Nicole, se distancie des émeutiers « des jeunes gens parfaitement inconnus dans les milieux ouvriers » et déclare « Les actes qui se sont produits après le licenciement de la place-neuve portent préjudice au mouvement ouvrier de notre ville (…) Nous sommes contre les émeutiers et contre les professionnels de l’émeute ». Il est intéressant de remarquer qu’il ignore complètement le discours de Lucien Tronchet à la place-neuve, relayé par La Suisse que personne n’a démenti. Il évite ainsi de critiquer les anarchistes ou des organisations de gauche en présentant les émeutiers comme des fauteurs de troubles extérieurs au mouvement et extrêmement jeunes. Seulement, comme le dit le drapeau rouge, organe du parti communiste « si c’est principalement des jeunes qui ont lancé des pierres, ils n’ont pu le faire qu’avec l’encouragement de la foule qui à aucun moment n’a essayé de les arrêter. ». On lit d’ailleurs dans le même journal qu’au 26 août parmi les 19 détenus jugés, 7 ont plus de 30 ans et 7 ont plus de 20 ans et la majorité sont des ouvriers. Le réveil lui parle d’une « protestation naturelle devant le consulat américain et puis de quelques bagarres et vitres cassées », il minimise les faits « rien d’irréparable en somme », défend les émeutiers mais ne semble pour autant pas être en total accord avec eux « Le manque même chez la masse ouvrière d’une véritable éducation à l’action fait que celle-ci, due à une passion subite, à une explosion occasionnelle, n’est pas toujours exactement ce que nous voulons, mais une fois pour toutes, ne cherchons plus la moindre justification ou excuse en face d’un ennemi qui se croit tout permis et le prouve jour après jour. ». Le réveil ne semble pas partager la position de Lucien Tronchet dont le discours aurait déchaîné la foule. Ces trois organes médiatiques du mouvement ouvrier tirent des conclusions très différentes des cette journée. Les socialistes veulent le renforcement de la police qui défendra la classe ouvrière lorsque ses représentants seront au pouvoir. Le parti communiste réclame la formation d’une garde ouvrière qui aurait la tâche de défendre la classe ouvrière contre la garde civique et les excès de la police. Le Réveil quant à lui déclare « nous nous refusons à vouloir brimer les foules », on imagine bien à quoi pourrait servir une garde ouvrière lorsque les intérêts parti communiste auront évolué.

Gravure publiée dans le Réveil anarchiste la semaine suivant les émeutes

Une presse bourgeoise qui ment

Selon la presse bourgeoise Léon Nicole est en grande partie responsable des événements du 22. C’est ses discours enflammés qui auraient motivé ces “énergumènes” à partir à l’assaut de la ville. Selon cette même presse des coups de feu auraient été tirés par des manifestants. La Suisse raconte ainsi la mort de Schaeffer. : « Lorsque le cortège arrive à la place des 22 cantons des coups de feu partent des rangs du cortège, un homme s’affaisse touché mortellement. … Quelques énergumènes ne manquèrent pas d’accuser la police, or aucun agent, aucun gendarme ne se trouvait aux environs du coup de feu ». Quelques jours plus tard ils confirment leurs propos en affirmant « L’arrestation de cet énigmatique personnage vêtu d’un manteau blanchâtre serré par une ceinture de cuire nous apprendrait bien des choses car il tint le premier rôle dans le drame qui ensanglanta la soirée. (…) Le mystérieux personnage n’avait aucune raison de tuer un manifestant. Il ne destinait pas non plus le projectile à un représentant de la police : il n’y en avait aucun dans les environs. Il ne reste donc qu’une hypothèse : l’homme au manteau blanc, usant d’une méthode assez usitée dans les manifestations de ce genre, n’avait pour but sans doute, en lâchant un coup de feu, que de provoquer une bagarre qui eu donné à l’émeute la forme que les meneurs de cette sorte désirent voir prendre à toutes celles dont ils prennent la direction. Car l’individu en question dirigea toutes les « opérations », le fait est établi péremptoirement. On croit au reste qu’il était venu de Paris avec cette mission bien déterminée. » Le Journal de Genève présente quant à lui cette version « Bloqués devant leur poste saccagé les gendarmes furent obligés de tirer en l’air pour maintenir les énergumènes en respect. A ce moment des coups de revolver partirent des rangs des manifestants. Un de ceux-ci fut mortellement blessé. D’après l’enquête faite immédiatement, on a acquis la certitude que le coup de revolver a été tiré par un manifestant vêtu d’une blouse. » Les deux journaux racontent qu’un revolver au chargeur plein aurait été trouvé par terre après la manifestation. A ma connaissance aucune enquête sérieuse n’a été rendue publique à ce jour concernant ces coups de feu parti des rangs des manifestants, mais ce qui est sûr c’est qu’ils ne sont pas mentionnés dans un article traitant du sujet dans les histoire militaire genevoise. A croire que même les historiens militaristes n’y croient pas. Peut-être ont-ils eu peur ces médias bourgeois qui ont même cité l’incontournable Lénine au lendemain de l’émeute « La révolution, braves crétins des salles de rédaction bourgeoise, vous tombera sur les reins au moment où vous vous y attendrez le moins. »

Des mesures sérieuses

Les autorités ne s’attendaient pas à une telle manifestation ce jour-là, elles s’imaginaient plutôt qu’elle auraient eu lieu le lendemain. Dans son rapport M. Zoller, chef de la police, explique que les émeutiers étaient très mobiles alors que la police ne l’était pas du tout, elle avait toujours un temps de retard sur eux. Par contre, selon une étude, 800 volontaires se seraient présentés à la mobilisation de la garde civique entre le 23 et le 25 Août, ce qui aurait sérieusement renforcé la police si les émeute avaient continué dans les jours suivants. Cette garde civique provoquera de nombreux débats au grand conseil qui décidera de ne plus avoir recours à ce qui ressemble beaucoup à une milice d’extrême-droite. Le chef de la police profitera de cette émeute pour demander une augmentation des effectifs, notamment des brigades cyclistes, l’achat d’une voiture, de motocyclettes et d’un side-car, la création d’un poste de police proche de la société des nations ainsi que la possibilité d’appeler directement un bataillon de pompiers sans avoir à demander au conseiller administratif responsable. Le 6 mars 1928, les effectifs de police sont augmentés. Le 19 juin 1928, un nouveau poste de police est installé aux Pâquis. Le 8 octobre, l’exécutif municipal confirme que le département militaire a le droit de lever le bataillon des pompiers sans avoir à demander au conseiller administratif. Après les événements du 9 novembre 1932, le journal de Genève mentionne un fausse alerte incendie à Lancy certainement destinée à écarter les pompiers du poste permanent. Dommage que de nos jours les flics aient leur propre matériel hydraulique de répression.

Une police de Gauche ?

Il ne s’agit pas de faire de cet événement un culte comme s’il s’agissait de quelque chose d’incroyable. Finalement les dégâts ne sont pas supérieurs à ceux causés par une manif anti-omc et tout est vite rentré dans l’ordre. Ce que je voulais relever par ce texte, c’est le caractère incontrôlable de la classe ouvrière trop souvent laissé de côté par les historiens de gauche. Les temps ont changé, la police est beaucoup plus présente, mieux équipée et beaucoup plus mobile. “Plus jamais ça” déclare la gauche lorsqu’elle commémore la fusillade du 9 novembre 1932. Comme dans le Travail en 1927 elle réclame une police efficace pour réprimer ceux qui ne respectent pas ses consignes. Une police efficace pour qu’on ne doive plus jamais en appeler à l’armée pour réprimer une foule. Une police qui défend toutes les grandes fortunes de la planète qui ont leur compte en Suisse. Qui défend la paix sociale bourgeoise et les droits de l’homme blanc et riche. Peut-être même une police sociale et de Gauche qui discute avant de taper. Seulement, ils peuvent créer toutes les polices qu’ils veulent, le contrôle total des classes dangereuses est impossible et l’ordre bourgeois de Genève n’est pas immuable.

**Représente beaucoup d’argent à l’époque.

P.S.

Lire d’autres textes d’Esquive sur http://esquive.noblogs.org/

Notes

[1Après la Première Guerre mondiale, on assiste aux Etats-Unis à une forte montée du syndicalisme. Les grèves pour des meilleurs salaires et une réduction du temps de travail donnent lieu à des affrontements violents entre grévistes et forces de l’ordre dans plusieurs grandes villes. C’est dans ce contexte qu’en 1920 les anarchistes immigrés d’origine italienne Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti sont arrêtés pour un braquage puis condamnés à mort malgré un manque de preuves formelles. Une campagne de solidarité internationale est lancée, ce qui fera de cette affaire un symbole de la lutte des classes de cette époque.

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