Histoire - Mémoire Médias

Du bon usage des arbres de Noël

Ce mois-ci Renversé ne fait pas de cadeaux, mais ses archives regorgent de trésors. Voici un des nombreux articles du journaliste suisse-allemand Nicolas Meienberg, dont la plume réunit toujours avec finesse anecdotes personnelles et analyses politiques. Ses articles-coup-de-gueule lui ont valu une carrière mouvementée au sein du monde de la presse bourgeoise et concensuelle. À découvrir ou redécouvrir assurément.

Suisse |

Pour Angelus Silesius
Entre Noël et Nouvel An 1977, le journaliste N. qui brûlait d’un amour malheureux pour C., la fille du ministre F., se trouva tout transi après une partie de luge l’ayant conduit, en compagnie de son amie, de la ville de G. Sur les proches hauteurs appenzelloises, devant la propriété du ministre F. lequel, selon diverse sources indépendantes les unes des autres et toutes dignes de bonne foi, ne l’aimait guère : N. piétinant pour se réchauffer était sur le point de prendre congé de C. dont le souffle chaud caressait sa main, quand il fut invité à entrer dans la propriété que les parents , après un bref séjour, avaient quittée pour B. la capitale : « Entre un moment, il fait plus chaud dedans ». Il ne s’attendait vraiment pas à ce qu’il allait découvrir. L’ayant vue plusieurs fois à la télévision, N. croyait connaître cette villa dont les fenêtres donnaient sur la cité hivernale, recroquevillée sur elle-même, cité à laquelle F. devait son ascension. Il s’aperçut qu’on en avait montré qu’une infime partie, le coin choisi par le seigneur et maître pour donner des interviews, sans doute par égards pour les concitoyens moins nantis ; on peut qualifier cette villa de luxueuse bien qu’elle soit moderne, pas du style « riche parvenu » de la plupart des palais de l’époque des pionniers que l’on trouve au Rosenberg, non, luxueuse par ses dimensions que les gens d’en bas ne pouvaient imaginer qu’en rêve. Dans le grand salon – il serait réducteur de le nommer séjour ou living room - , il y avait un piano à queue portant encore la partition de chants de Noël, car sacrifiant à la tradition, on avait fait de la musique en famille, et le ministre F. qui avait longtemps hésité entre une carrière musicale et la politique avait joué du violon devant le sapin de Noël. La bibliothèque bien fournie contenait, outre la littérature catholique, des traités d’histoire, Wallenstein de Golo Mann, des ouvrages littéraires, les oeuvres complètes de Hugo von Hofmannsthal et beaucoup d’autres titres. N. chercha en vain ses propres oeuvres et leur absence l’affligea un peu. Posé devant les écrits d’Hofmannsthal, un curieux objet mi-cuivre, mi-fer qui s’avéra après un examen attentif être une moité de carcasse de grenade comme on en trouve près des stands de tir, offerte à F., par son ami intime le colonel commandant de corps S. en témoignage de leur commun amour de l’armée, comme me l’expliqua C. en fronçant le nez. On peut affirmer que N. qui a pourtant vu pas mal de choses étonnantes n’avait jamais rencontré de grenade aussi littéraire ni d’Hofmannsthal aussi militaire.

Comparée à ce qui l’attendait, la grenade littéraire n’était qu’un prélude. Au milieu du grand salon se trouvait un arbre de Noël comme on peut en trouver dans d’autres maisons, mais la décoration vraiment inhabituelle de celui-ci le rendait inoubliable. Le visiteur regretta vivement de ne pas avoir d’appareil photo sur lui.

Cet arbre de Noël était tellement insolite qu’on risquait de ne pas ajouter foi à sa description ; une photo aurait d’ailleurs passé pour un montage.

L’arbre de Noël portait diverses bougies et les boules traditionnelles, plus les quelques fils d’argent chichement parsemés. Aux branches les plus hautes étaient suspendues six étoiles en bois doré, portant chacune un nom tracé au feutre, Bundesrat Gnägi, Bundesrat Hürlimann, conseiller fédéral Graber, conseiller fédéral Chevallaz, etc. Et, tout en haut du sapin, une énorme étoile, brillant au-dessus des six autres, une étoile en fer jaune, sur laquelle on lisait BUNDESPRÄSIDENT DR. KURT FURGLER.

Les uns tiennent à un fil, l’autre se tient bien droit, se dit le visiteur, le métal contre le bois, le pot de fer contre les pots de terre ; n’avait-il pas appris à l’école que le président de la Confédération ne jouit d’aucun privilège, qu’il n’est que primus inter pares, le ministre F. n’avait-il pas affirmé à la télévision qu’il avait reçu humblement le pouvoir des mains du peuple et qu’il entendait le partager collégialement avec les six autres égaux en droits ? Cet arbre de Noël, n’était-ce pas la religion soutenant le pouvoir, la religion irradiée par la politique, la politique irradiée par une personnalité, l’incarnation du rêve secret de F., voire la réelle supériorité d’un F. aussi intelligent que roué, sur les autres ministres de moindre envergure ?

C’est ce que se disait N. en prenant congé de C. le coeur serré, en retournant dans la basse ville d’où F. s’était hissé jusqu’à ces sommets, en passant devant l’école de K. où l’instituteur Z. lui avait expliqué, il y a bien longtemps, le fonctionnement de la démocratie, et près de l’église devant laquelle F. passait, avant d’arriver chez ses parents où il médita encore longtemps devant le sapin de Noël très conventionnellement décoré.

P.S.

Publié en français dans Mémoires d’Outre-Suisse aux Éditions Zoé en 1991.
Nicolas Meienberg a aussi écrit Reportage en Suisse. L’exécution du traître à la patrie Ernst S. (1976), Maurice Bavaud a voulu tuer Hitler (1982) et Le délire général (1988)

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