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[France] « LE MONDE OU RIEN » Remarques sur l’agitation sociale au printemps 2016

Alèssi Dell’ Umbria est l’auteur entre autres d’une Histoire universelle de Marseille, De l’an mille à l’an deux mille (Agone, 2006) et de C’est de la racaille ? Eh bien, j’en suis ! À propos de la révolte de l’automne 2005 (L’Échappée, 2006). Sollicité par des amis latino-américains, il a rédigé à leur attention une analyse de la situation politique française.

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(Ce texte a été écrit à l’intention de camarades latino-américains qui, du Mexique à l’Argentine, me demandent des éléments d’information et d’analyse sur l’agitation en France. Ce qui explique que beaucoup de précisions y soient formulées qui n’ont évidemment pas raison d’être pour des camarades français.)

"Le confort est la pire chose qui puisse arriver à un mouvement social, et c’est ce qui a accablé l’insurrection de Gezi. Pour qu’un mouvement reste en mouvement, il faut que quelque chose d’insupportable continue de le démanger, jour et nuit. Si rien ne vous gêne, si au contraire vous commencez à prendre vos aises, vous allez vous arrêter, et c’est normal ; le besoin de repères, de stabilité, est naturel. Or, se révolter, c’est être prêts à lutter contre ses propres besoins naturels. Pour se révolter, il faut se sentir fort mais démuni, démuni mais fort. L’inconfort est la seule force qui nous incitera à aller de l’avant."
Kenan Görgün, Rebellion Park.

L’agitation a commencé en mars contre un projet de loi sur le travail, dite loi El Khomri du nom de la ministre du Travail. "La controverse suscitée par la loi sur le travail dérive vers une crise idéologique et un rejet du système dans son ensemble" selon une note interne du Service Central du Renseignement Territorial en date du 28 avril, jour où se produisirent quelques-unes des manifestations les plus dures. "Contre la loi travail et son monde" disaient certaines banderoles... Cette loi arrive aussi après une longue série de mesures gouvernementales en rupture flagrante avec les promesses de campagne électorale de François Hollande, candidat du Parti Socialiste élu président de la République au printemps 2012... Elle a finalement été adoptée le 21 juillet, après que le Premier ministre Manuel Valls ait eu recours, pour la troisième fois dans cette affaire, à l’article 49.3 de la Constitution, qui permet une adoption sans vote parlementaire. Elle a été publiée au Journal Officiel le 9 août. Reste à voir si les décrets d’application verront le jour...
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La loi El Khomri fait partie de ces mesures législatives qui font date. En France, nous vivons la fin de tout le cycle ouvert par le pacte stalino-gaulliste de la Libération. La notion de contrat entre le capital et le travail, qui fondait ce pacte, et assurait à la main d’oeuvre le bénéfice de certaines protections sociales dans le cadre de son exploitation, est à présent caduque. L’institutionnalisation des syndicats, après l’abandon définitif de toute référence à un saut qualitatif (la fameuse "grève générale insurrectionnelle" prônée par le syndicalisme révolutionnaire de jadis), installait ceux-ci dans un rôle de co-gestionnaires de la force de travail au sein du capitalisme, ce qui allait fonctionner durant toute la période fordiste, les syndicats disposant alors d’une capacité de négociation inédite. Celle-ci ne suffisait pas toujours à empêcher des grèves sauvages dans l’industrie fordiste des années 1970, qui pouvaient exprimer parfois un véritable refus du travail. Mais pour l’essentiel, en France les luttes ouvrières restèrent contenues par ce cadre syndical, qui fut si souvent débordé dans certains pays voisins...

Dans cette régulation des conflits, des protagonistes aux intérêts opposés se retrouvaient indissolublement liés. L’opposition du travail et du capital ne devait jamais se transformer en contradiction, sous peine que les conflits sociaux ne débouchent sur un conflit politique comme cela se produisit en 1968... L’opposition pouvait prendre des formes aiguës, mais qui devaient toujours se résoudre de façon contractuelle, par des accords de branche (le modèle restant les accords de Grenelle qui, fin mai 1968, devaient court-circuiter la grève générale sauvage qui paralysait le pays). Cette dynamique conflit-négociation entre le capital et le travail, qui fonctionnait dans le cadre d’un marché intérieur et d’une monnaie nationale, entra doublement en crise : d’abord avec le déclin du système fordiste qui commença en France à la fin des années 1970, et ensuite avec la constitution du marché unique européen. L’instauration de la zone euro aura marqué la sortie irréversible du capitalisme hors du cadre étatique-national, avec la subordination du marché intérieur aux règles d’un marché commun et aux impératifs d’une monnaie supranationale.

Il n’existe d’économie que politique. L’économie n’est pas une catégorie du monde, comme le sont l’argent, la marchandise, le salariat et le capital : l’économie n’est que la pensée bourgeoise et bureaucratique sur le monde. Mais pour s’exercer, cette pensée nécessite un champ d’application -ou plutôt, c’est l’apparition d’un tel champ qui nécessite un certain type d’expertise qui fonctionne ensuite comme discours dominant. L’économie politique est née historiquement avec la constitution de l’État-nation, qui instaura un champ de gouvernance traversé par une tension entre l’intérieur et l’extérieur du marché qu’il s’agissait de réguler. Mais à présent la gouvernance a été transférée vers des institutions internationales qui constituent le véritable pouvoir politique, FMI, Banque Mondiale, OMC sans oublier évidemment l’Union Européenne. La tension entre pouvoir et richesse, qui déterminait toute l’activité de l’État, s’est donc déplacée et s’exerce désormais selon d’autres paramètres que ceux de l’économie politique classique -celle qui s’étendait de l’école mercantiliste jusqu’à Keynes. Les gouvernements n’ont d’autre voie que de se raccrocher aux dictats de la gouvernance mondiale : finiront-ils par signer les accords de libre échange transatlantique, qui les déposséderont encore plus de leurs prérogatives ? Probablement, puisqu’il en va de "la croissance" et de "l’emploi"...

Le discours des dirigeants sonne alors aussi faux que jadis l’idéologie du Parti dans les régimes staliniens en bout de course. N’importe qui perçoit le caractère mensonger et irréel du discours politique, qui doit se contenter de relayer une sémantique néolibérale structurée autour de quelques signifiants martelés à l’infini -"la croissance", "l’emploi", "le développement durable" etc. Jamais le spectacle de la politique n’avait atteint un tel niveau d’antinomie entre ce qui est promis et ce qui est accompli, entre ce qui est affirmé et ce qui est vérifié. Ce qui explique l’importance prise par le lexique guerrier et sécuritaire dans le langage du pouvoir puisqu’il se rapporte au seul champ dans lequel la politique étatique a encore une effectivité : la gouvernance nationale ne pouvant plus s’exercer comme économie politique mais comme pure gestion disciplinaire des populations —on n’ose même plus parler de "protection"... D’où le rôle qu’en sont venus à prendre dans l’opinion publique les thèmes sécuritaires et xénophobes.

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La loi El Khomri a officiellement pour but de « protéger les salariés, favoriser l’embauche, et donner plus de marges de manœuvre à la négociation en entreprise ». Soutenue par le MEDEF, syndicat des patrons français, elle vise en réalité à accroître la flexibilité de la main d’oeuvre, à accentuer la précarité salariale et réduire le coût du travail, suivant en cela les recommandations de la Commission Européenne —dont le président, Jean-Claude Juncker, déplorait lors de son dernier passage à Paris qu’il y ait eu peu d’évolutions du droit du travail en France depuis des décennies : "Qu’on élimine certaines rigidités semble être un geste législatif approprié". D’autres pays d’Europe, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie avec le Jobs Acts de Matteo Renzi ont d’ores et déjà pris des mesures allant en ce sens. En Belgique, un projet de loi analogue, la loi Peeters, a provoqué des manifestations et des grèves au printemps 2016.

La plupart des législations européennes prévoient en effet que, dans chaque branche d’activité, des accords contractuels définissent les conditions de travail et de salaire : selon les dispositions introduites par la loi El Khomri, les accords par entreprise primeraient désormais sur les accords de branche. Ces derniers, du fait qu’ils instaurent une règle générale, applicable à toutes les entreprises de la même branche d’activité, métallurgie, chimie, transports, bâtiment etc. sont en effet dénoncés tant par le MEDEF que par les eurocrates comme empêchant un usage flexible de la main d’oeuvre. Il est clair que dans les entreprises où le rapport de force n’est pas favorable aux salariés, ceux-ci seraient plus facilement contraints de céder au chantage patronal.

Si la loi El Khomri constitue un ajustement aux directives européennes, qui vont dans le sens d’une dérégulation du travail, elle traduit aussi la relative impuissance des gouvernances nationales face à celle de l’U.E. Par exemple, chaque État qui est entré dans la zone euro a perdu la capacité de jouer sur sa monnaie (ce qui était une prérogative essentielle du pouvoir étatique). Impossible dès lors de stimuler la production industrielle, qui stagne depuis 2008, en relançant les exportations par une dévaluation de la monnaie. Pour compenser cela, chaque gouvernement doit donc se livrer à une surenchère de désinflation salariale, par tous les moyens imaginables, afin de garantir aux entreprises installées sur son territoire un taux de profit acceptable. C’est le sens d’un certain nombre de mesures prises ces dernières années en France, qui soulagent les entreprises d’une partie de leurs charges fiscales et de leurs cotisations sociales : et, avec la loi El Khomri, abaissent le coût du travail en diminuant le paiement des heures supplémentaires et du travail nocturne et réduisant le coût des licenciements. Là encore, cette loi ne fait que suivre la tendance générale dans les pays de la zone euro. Il ne fait donc aucun doute que l’application de la loi El Khomri accentuera en France le développement des working poors, comme on l’a vu en Grande-Bretagne à la suite de la dictature de Margaret Thatcher. Il existe d’ores et déjà dans tout le pays deux millions de ces working poors, correspondant à 7,6% des emplois salariés (selon des chiffres datant de 2013) : des travailleurs qui gagnent trop pour mourir de faim mais pas assez pour vivre.

La loi El Khomri entend aussi balayer les dispositions qui, en réglementant le temps de travail, ralentissent la logique des flux tendus. Celle-ci exige en effet des horaires de travail toujours plus flexibles, une main d’œuvre confinée à un statut précaire, en intérim ou en contrat court, ainsi que la sous-traitance sur site. Il n’est pas fortuit que beaucoup d’actions de blocage en mai-juin aient visé des entreprises logistiques : le transport devant obéir aux même impératifs de rapidité et de flexibilité que la fabrication, le chauffeur-livreur ou le docker se retrouvent toujours plus opprimés par l’exigence de gagner du temps et condamnés à se montrer toujours plus disponibles. Et cette flexibilité débridée impacte la vie des travailleurs hors du travail proprement dit, affectant la simple possibilité d’avoir un semblant de vie sociale ou familiale...

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