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[Genève] Art contemporain : la Ville chie deux pendules

Depuis quelques temps, l’envie était forte à Esquive de se lancer dans une série d’articles sur la culture à Genève. C’est un dossier délicat car il est difficile de critiquer la culture (et la politique ou le fric qui l’entourent) à Genève sans rapidement passer pour un barbare obtus ou un vieux réactionnaire. Mais une discussion fortuite avec une habitante de la rue Lissignol nous a donnée quelques armes pour se lancer dans un panorama critique de la culture locale, avec deux horloges comme point de départ.

Genève |

“La Ville rénove”, tel est le leitmotiv à Genève depuis quelques années. Tous les travaux menés par la ville se doublent d’une vaste campagne d’autopromotion, sur les murs et dans les pages de son magazine “Vivre à Genève”. L’art contemporain joue un rôle non négligeable dans cet effort de communication. Et redorer l’image de la ville par l’art se fait parfois au détriment de ceux-là mêmes au nom de qui la Ville entreprend ces rénovations : les habitant.e.s. Le projet d’installation d’une œuvre d’art sur les toits des immeubles 8 et 10 de la rue Lissignol est un exemple de ce paradoxe. Retour sur l’histoire de deux horloges qui dérangent.

La Rue Lissignol, c’est un petit coin sympa à deux pas de Manor en plein centre-ville, avec une histoire très liée à deux immeubles qui s’y trouvent. Le Spiderman de la façade et les volets peints du numéro 1-3 (un immeuble d’ ex-squatteur.euses) - font le bonheur des photographes amateurs et la place de parking devenue jardin du numéro 8 est le symbole d’un quartier qui ne se laisse pas faire. La rue se situe au cœur de Saint-Gervais, l’ancien faubourg populaire de la ville. Ici, la rénovation tourne à plein. Exemple le plus éclatant de ce processus : la rue des Étuves. En quelques années, cette venelle étroite et sombre aux bars douteux, squats et fêtes déjantées est devenue une lignée de vitrines pour bobos et bars à vin d’after-work pour les employé.e.s de HSBC et du Crédit Suisse. À quelques mètres de là, la rue Lissignol garde encore son âme. Mais depuis peu, la Ville de Genève la colonise aussi à coup de rénovations d’immeubles et d’art contemporain.

Deux immeubles propriété de la Ville - un immeuble d’ex-squatteur.euses sous bail associatif dont les espaces communs sont gérés par l’association de ses habitants et un immeuble de logements sociaux géré par la Gérance Immobilière Municipale (GIM) - se font rénover en 2014-2015. Zoé, habitante d’un des immeubles fraichement rénové raconte l’irruption de l’art institutionnel dans sa rue : “Pendant les travaux, on a eu des bruits par des gens qui travaillent dans l’art qu’on aurait une œuvre sur notre immeuble, ou sur la façade de l’immeuble... et on a assez vite compris que de toute façon on aurait pas notre mot à dire à ce sujet. Donc la question était un peu : ’À quelle sauce on va être mangés ?’.” À l’époque, le cabinet d’architecte de l’immeuble géré par la GIM - Amaldi-Neder - entre en contact avec le Fonds Municipal d’Art Contemporain (FMAC) pour proposer de couronner sa terne rénovation d’une œuvre d’art. Le FMAC y trouve son compte et propose une œuvre d’art fraichement acquise pour trôner sur les deux immeubles : les Inséparables, une double horloge réalisée par Esther Shalev-Gerz.

Tout cela se passe sans concertation avec les habitant.e.s des immeubles concernés jusqu’à la fin 2015. Zoé nous livre sa version de la suite de cette aventure : “Finalement, on a été convoqués à une réunion à quatre heures de l’après-midi, le vendredi 27 novembre 2015. C’est pas la meilleure heure pour communiquer, mais en revanche c’est dans les heures où travaillent les gens du FMAC. Ils ont convoqué les gens du 8 rue Lissignol et du 1-3, alors que l’œuvre va être posée sur le 8 et le 10. Mais les gens du 10, ce sont des locataires de la GIM ; c’est l’architecte de leur immeuble qui a décidé de prendre contact pour mettre l’œuvre. Ce sont des travailleurs pauvres à qui on a pas demandé leur avis. En revanche, au vieil alterno du 1-3 et du 10, on lui demande son avis, parce qu’il doit représenter quelque chose pour le FMAC.” Elle continue : “On nous a dit qu’il y aurait une réunion à cette date et qu’on pouvait consulter le dossier sur internet. Je me suis empressé de l’imprimer et de le potasser et je suis allé à la réunion. Et ce jour-là, j’ai compris que c’était pas une réunion pour discuter. C’était une réunion pour nous expliquer que c’était fait et qu’il y aurait une inauguration et que la date d’inauguration était déjà prévue.”

Et ce jour-là, j’ai compris que c’était pas une réunion pour discuter. C’était une réunion pour nous expliquer que c’était fait et qu’il y aurait une inauguration et que la date d’inauguration était déjà prévue.

L’habitante se fâche et leur dit ce qu’elle pense de leur œuvre d’art : “La Ville dit que c’est un cadeau pour la rue. Alors que c’est l’architecte du 10, qui n’y habite pas, ni ne travaille ici qui l’a proposée. [...] Alors, j’ai pu leur dire que ce cadeau, c’était un peu, pour moi, comme offrir du foie gras à des végétariens. Et c’est la seule fois où j’ai eu l’impression qu’ils comprenaient ce que je disais.” Il faut dire que l’œuvre va à l’encontre d’une tradition de poésie autonome de la rue. “La ville nous dit : ’Ta poésie de la rue, elle nous emmerde, on va t’offrir la poésie officielle : une pendule dans un sens, une pendue dans l’autre.” Le rapport aux habitant-e-s que met en place la ville est problématique : “On ne peut pas partager si on décide à la place des gens. On ne peut pas demander aux gens de se cultiver si on ne les laisse pas réfléchir à ce dont eux ils auraient envie comme culture. Une fois de plus on était dans l’art officiel et imposé.” Et malgré la réaction hostile de certain-e-s habitant-t-es, le FMAC et la Ville ont continué d’agir de façon unilatérale. “À aucun moment, ils m’ont dit ’Madame vous aviez l’air très en colère.’ Maintenant qu’on a votre mail, on va réparer tout ça. Mais non, ils n’ont même pas pris la peine de faire ça.”

Ce cadeau, c’était un peu [...] comme offrir du foie gras à des végétariens.

Cette conception à un seul sens de la participation a le don d’énerver certains des habitant-e-s des immeubles et de la rue. D’autant que l’œuvre proposée ne rencontre pas une enthousiasme délirant. Il faut dire qu’exposer deux horloges à Genève, quelque soit leur sens de rotation, dénote un manque d’originalité embarrassant. Zoé s’en amuse : “L’œuvre, ce sont deux pendules de style CFF. Une qui tourne dans un sens accrochée à l’autre qui tourne dans l’autre sens. Et c’est ça qui est censé représenté la poésie. L’artiste a fait trois œuvres comme ça. Elle a réussi à en vendre deux. La première n’avait pas les secondes, alors que la nôtre aura les secondes. Tout le monde était hyper heureux d’avoir les secondes à Genève. La troisième pendule, je sais pas ce qu’elle aura en plus. Un coucou, peut-être.” Il faut dire que pour une rue qui cultive son esprit de liberté se retrouver avec le symbole le plus éclatant de l’esprit protestant et capitaliste de Genève sur la tête - l’horlogerie, ça fait mal. “Eux, ils ont pas l’air de se rendre compte que ça donne l’heure leur truc. Ils ont été choqués quand je leur ait dit que j’avais pas envie de rentrer chez moi tous les jours et de savoir quelle heure il était quand je rentrais. Vu que c’est poétique, ça donne l’heure, mais tu dois pas le prendre comme l’heure - tu dois le prendre comme le présent et le passé. Super...” D’autant plus quand personne ne s’est soucié de savoir ce qu’en pensaient les habitant.e.s. “Comment tu peux être intelligent, quand tu fais pas l’effort de savoir ce qui s’est passé avant ? Comment tu peux t’interroger sur la mémoire collective sans même interroger la mémoire collective ?”

Il faut dire que pour une rue qui cultive son esprit de liberté se retrouver avec le symbole le plus éclatant de l’esprit protestant et capitaliste de Genève sur la tête - l’horlogerie, ça fait mal.

L’initiative malheureuse en question est financée par le Fonds d’Art contemporain de la Ville de Genève (FMAC). Le lien entre les œuvres acquises par ce fond et les rénovations que mène la Ville est direct. Pour chaque rénovation, 2% du budget total est reversé au FMAC pour mener sa politique d’acquisition et de valorisation d’œuvres d’art. Il ne s’agit donc pas de sommes négligeables quand on connaît le prix des travaux dans le bâtiment à Genève - en particulier pour les institutions publiques. Cette forme de financement a permis au FMAC de financer de nombreux projets ces dernières années, à la hauteur de plusieurs centaines de milliers de francs pour certains. Ainsi, l’énorme pénis de Fabrice Gygi installé à l’entrée de Mottattom a été budgeté à 400’000 francs. Les néons sur les toits de la Plaine de Plainpalais sont eux budgetés à 100’000 francs la pièce. Rien ne laisse présager que l’œuvre d’Esther Shalev-Gerz ait coûté beaucoup moins que cela. Cette débauche de moyens laisse un goût amer à l’habitante du 8 rue Lissignol : “Nous, on a du payer tous les travaux de rénovation des locaux communs de notre poche.”

Il est facile de qualifier d’obscurantiste des habitant.e.s qui ne veulent pas de cette œuvre d’art. Ne pas aimer l’art en cette époque de célébration de la créativité et de guerre contre l’iconoclasme de Daesh, c’est presque se placer du côté des “barbares”. Mais Zoé se défend : “Ce que je n’aime pas dans l’art contemporain, c’est pas l’art, c’est pas le contemporain, c’est le fric. [...] Un célèbre agent immobilier genevois qui est sur la rue Chantepoulet a fait confondre son lieu d’immobilier et de spéculation avec une galerie d’art. Si bien que les gens veulent rentrer dedans mais ils peuvent pas, parce que c’est pas une galerie, coco. Il a juste acheté des œuvres pour montrer qu’il avait du fric. On connaît très bien le rapport des grands entrepreneurs, grands spéculateurs, grands profiteurs avec l’art contemporain.” Et Genève est même la plaque tournante mondiale de la spéculation sur l’art, à travers les Ports francs notamment. Quel retournement de veste pour une république qui a banni danse, images et scupltures de son espace jusqu’au 18e siècle.

Ce que je n’aime pas dans l’art contemporain, c’est pas l’art, c’est pas le contemporain, c’est le fric.

Mais au-delà de l’art, c’est à la vie de quartier que touche toute cette histoire. Zoé raconte : “Ce qui est clair, c’est qu’ils ont réussi à créer un énorme malaise entre les habitants concernés. Celles et ceux qu’on a pas informés qu’il y aurait ça, alors il y a pas de malaise car elles et ils subissent. En revanche les anciens alternatifs, ils sont un peu au bord de la crise de nerf. La plupart pensent que le procédé de la FMAC est répugnant, ainsi que le procédé de la compagnie Trois point de subventions [sic]. C’est à dire que ce ne sont pas des gens qui font de la médiation, mais de la promotion d’œuvre. Ils ont déjà tout décidé, même la date d’inauguration et ils te font croire que tu as encore ton mot à dire ou que tu pourrais encore participer à l’élaboration d’un projet ’collectif’.” L’inauguration de l’œuvre est mise en scène par une compagnie de théâtre très en vogue à Genève - Trois points de suspension. La Ville l’a engagée pour assurer l’inauguration, “une esbrouffe monstrueuse qui durera du samedi 21 mai minuit au dimanche 22 dans la soirée” selon Zoé Et là aussi, la dynamique absurde et perverse d’un art officiel et supposé participatif rentre en jeu : “D’un côté, y a le FMAC qui se comporte en terrain conquis et quand il admet avoir fait une erreur va encore plus loin dans le manque de communication. De l’autre côté, ils confient la médiation à une compagnie qui est aimée, qui fait des spectacles fantastiques et qui profite de cette popularité pour ne pas écouter les gens de la rue, pour faire un énorme évènement a ajouter à leur book. Et qui, comme la ville, comme l’architecte du 10, comme le FMAC... se font mousser et font leur auto-promotion en vampirisant l’autogestion.”

Cette histoire pose des questions sur le rapport entre habitant.e.s, autorités et art. Zoé conclut : “Est-ce que c’est ’Yes To All ?’ comme dirait Sylvie Fleury. Est-ce que quand on est face à des officiels, on dit oui à tout ? Il y en a qui disent que non, on ne peut pas dire oui à tout, même si on est dans un immeuble de la Ville. Et il y a la réflexion de certains qui tue : ’C’est mieux que rien.’ Je fais partie des gens qui pensent que rien, c’est mieux que de la merde. Et rien, c’est mieux que de l’humiliation. Et retrouver sa dignité, c’est mieux que rien, quand un jour tu as le droit de dire ’Non’. Ce que nous offre la FMAC, c’est de la consommation. Une fois de plus on est pas acteur, on nous demande de consommer une œuvre de plus.”

P.S.

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