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[Genève] Le black bloc, mise au point sur un fantasme

Sur le sujet de la violence en manifestation et sur les mythes que véhiculent l’expression black bloc, la littérature est abondante. En voici quelques morceaux choisis.

A la suite de la manifestation pro-kurde non-autorisée du jeudi 12 janvier 2017 à Genève, tous les médias, reprennant le jargon de la police, ont estimé qu’elle était l’oeuvre du “black bloc”. Le but de cette opération langagière est d’attester que la manifestation nocturne n’avait “rien à voir” avec le rassemblement anti-Erdogan plus pacifique qui s’est tenu à la place des Nations le même jour à midi.

Genève |

Après le cortège du 19 décembre 2015 déjà, la presse et la police avaient tenté d’étouffer le message porté par les manifestants et de discréditer la portée politique de la mobilisation en fustigeant les pratiques offensives. Le plus souvent, la fureur ressentie par les commentateurs devant les actes inputés au “black bloc” (dégâts matériels, utilisation d’écharpes ou de t-shirts pour se masquer le visage, attaque de la police, etc.) les empêche de déceler la rationalité politique derrière ces pratiques de manifestation de rue. Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Pour ceux qui veulent comprendre, voici une petite bibliographie introductive.

  • Normand Fillion, “Les Blacks blocs : puissance et stratégie” dans : “Il n’y a pas de raison pour que cela s’améliore”, Les nouveaux rassemblements de personnes : enjeux et perspective", 2009.

Ce curieux rapport sur les rassemblements de personnes a été commandé par le Ministère français de l’intérieur à Normand Fillion, un sociologue de l’Université Toulouse - Le Mirail et a fuité sur Internet il y a quelques années. A l’époque, on avait surtout retenu le passage très drôle sur l’ex-groupe d’idéologues de la non-violence les “Désobéissants” ; leur chef était accusé à mots couverts d’être un policier infiltré tant ses actions n’avaient aucun sens à part provoquer des arrestations massives. On a moins commenté le chapitre sur les black bloc et c’est dommage. Malgré l’objectif explicitement policier de ce texte, Fillion avait fait un travail tout à fait décent de mise en perspective historique du black bloc sur quelques pages. Vous pouvez retrouver l’intégralité du rapport chez les camarades de Rebellyon : http://rebellyon.info/Rapport-de-la-Gendarmerie

"Les black blocs sont d’abord et avant tout des manifestants. Ils expriment un désaccord comme les autres. Ils expriment des idées, portent des signes, des drapeaux et des banderoles.

L’histoire des black blocs est indissociable des idées que ce mouvement - car il s’agit bien - porte en lui depuis ses origines. S’il est bien connu que les black blocs (les Schwarze Block) se sont formés à Berlin-Ouest dans les années 1980 comme forme publique et manifestante des Autonomen, cela n’est pas le fruit du hasard et on oublie souvent de mentionner l’une des caractéristiques de cette enclave de l’Ouest en plein coeur d’un pays de l’Est. Les jeunes y étant dispensés de service militaire, la ville draina de toute l’Allemagne tout ce qu’elle comptait de militants pacifistes, écologistes, anti-nucléaires, et d’anti-fascistes. Pendant près de vingt ans, Berlin-Ouest fut un véritable bouillon de culture underground, tant pour les artistes que pour les anarchistes qui eurent le loisir de mener leurs expérimentations sociales et collectives, d’autant que la ville regorgeait d’immeubles vacants et délabrés qui se virent transformés en squats autogérés. Et si les Autonomen - par ailleurs des plus pacifistes - se muèrent progressivement en Schwarze Block, ce fut au départ pour se défendre des forces de l’ordre chargées de les évincer des immeubles squattés.

Selon Dupuis-Déri, le mouvement anarchiste-libertaire allemand, tel qu’il s’est élaboré à Berlin, était un prolongement du mouvement italien Autonomia du début des années 1970, qui unissait, à l’extrême gauche, des tendances issues des mouvements ouvriers et de jeunesses communistes. Les Autonomen cherchaient à mettre en pratique un mode de vie fondée sur la liberté et l’égalité de tous, la démocratie participative sans hierarchie et la vie en collectivité."

Le black bloc, vu à travers le prisme policier est une actualisation du fantasme millénaire de la bande de pillards venus de l’est pour massacrer les familles et brûler les maisons dans une pure violence gratuite. Il est donc régulièrement défini par le pouvoir comme une sorte de fléau venu d’au delà des frontières et du politique, pour s’abattre sur le calme et la paix sociale locale.

Après le 19 décembre 2015 l’opération consistait à faire porter le chapeau au black bloc venu de Suisse allemande, cette pirouette permettant d’évacuer le contexte politique extêment tendu sur le sujet de la culture alternative au moment des menaces à l’encontre de l’Usine et d’autres espaces.

Et même si des participants s’avèraient être des locaux, ils ne seraient considérés que comme des fous dangereux puisqu’ils refusent le paquet contestatire approuvé par la police. Prise au piège, la Tribune de Genève avait du se rendre à l’évidence après la manifestation contre le défilé militaire en 1995 : “Les casseurs étaient jeunes et genevois”. Une autre stratégie de communication se crée alors, autour de la figure non moins fantasmatique du casseur.

Au passage l’opération de sabotage lexical permet à la police et à l’état de stigmatiser des catégories sociales en adaptant le discours. Etrangers fous, pauvres fous, immigrés fous ou tout ce qui peut amener à créer du clivage et de la desolidarisation au sein de mouvements, en suivant les lignes de fractures réactionnaires. Le but étant au final de rendre inacceptable la revolte aux yeux de cet autre fantasme qu’est l’opinion publique.

Ces retournements dans le langage mediatique et policier était admirablement dénoncé dans l’ultime communiqué du comité d’occupation de la Sorbonne en exil lors du mouvement contre le CPE en 2006.

"3.
Durant toute la durée du mouvement, on aura assisté à cette constante opération policière de distinguer entre bons manifestants et méchants casseurs. Au fil des semaines, à Paris, « casseur » aura d’abord voulu dire « anarcho-autonome s’affrontant avec la police devant la Sorbonne », puis « incontrôlé venu en découdre avec les forces de l’ordre place de la Nation » et finalement « jeune des cités, cogneur de manifestant, dépouilleur de portable place des Invalides ». Au terme de sa dérive sémantique, le « casseur » ne cassait plus rien, il lynchait des manifestants. Le terme apparaît alors pour ce qu’il est : un signifiant vide à l’usage exclusif de la police. La police a ce monopole : forger le profil de la menace.

En désignant comme un sujet étranger au mouvement ses éléments les plus décidés, il coupe le mouvement de lui-même et de sa propre puissance, il le rend étranger à sa propre potentialité offensive, à son sérieux. Le profil de la menace, de nos jours, c’est l’immigré-criminel, le « barbare des cités ». En alléguant ainsi que tout « étranger » est un subversif en puissance, ON veut d’abord insinuer qu’un bon Français n’a aucune raison de le devenir ; quand jamais, en réalité, n’ont été si nombreux ceux qui ne se sentent plus chez eux dans le funèbre décor de la métropole capitaliste.

4.
Bien entendu, scander « nous sommes tous des casseurs », ce n’est pas s’affirmer en tant que sujet « casseur », mais seulement déjouer l’opération policière en cours. Admettre la casse comme pratique politique, c’est manifester l’existence quotidienne des banques, des vitrines ou des magasins branchés comme moment d’une guerre silencieuse. C’est détruire en même temps qu’une chose, l’évidence attachée à son existence. C’est rompre, enfin, avec la gestion démocratique du conflit, qui s’accommode si bien de manifestations contre ceci ou contre cela, tant qu’aucune prise de position n’est suivie d’effets."

En entier sur lundi.am

Le black bloc n’est donc ni un groupe formé, ni une horde sauvage. Il s’agit d’une tactique d’occupation de l’espace au sein de luttes sociales, dans le but de pouvoir faire des actions en se demarquant de l’agir politique admis par le pouvoir. Sa forme visible, le foulard et la capuche sont des vêtements, pas des uniformes.

Se masquer durant les manifestations est une tactique permettant de se dissimuler afin d’échapper au contrôle policier et au fichage des militants dont le but avoué est de dissuader toute personne de contester la violence de l’ordre établi

Cette pratique se forme en réponse à ce qui est une provocation inacceptable de la part du pouvoir : qu’il fasse occuper la ville par 300 flics afin de protéger la venue d’un dictateur de toute forme de contestation en dehors de celle permise par son dispositif. La plus attendue, fixe et inoffensive. Dans ce contexte, le fait que des manifestants se rejoignent et se masquent afin de pouvoir exprimer leur rage en se protégeant d’une répréssion injuste de l’agir politique extra parlementaire, est une preuve qu’ils et elles sont sain.e.s d’esprits. Le fait que la police leur tombe dessus et les tabassent à l’abri des regards est une preuve que ces pratiques, non seulement naissent en réponse au danger de la repression, mais aussi qu’elles sont nobles et absolument nécéssaires.

Ainsi, brandir, à la suite de la manifestation de jeudi, les quelques épouvantails que sont le black bloc et les casseurs, agrémentés d’une photographie d’un peu de peinture sur un vélo, est non seulement faux, mais malhonnête de la part des médias. Ils prennent alors le rôle d’organe de communication de la police en tentant de faire accepter comme seul cadre de revolte possible celle créée par les Etats et les partenaires syndicaux : La forme de la manifestation en cortège suivant au fil des barrages, un parcours prédeterminé par la police, dont le pacifisme bon enfant permet parfois à peine de la distinguer de la parade ou du défilé.

"Un black bloc efficace ne lance pas nécessairement des frappes contre la police, les banques ou des lieux symboliques de l’Etat. Dans certains contextes ils savent que ce n’est pas le mieux à faire. A Gênes en 2001 lors du G8, la première grande manifestation avec un black bloc était une manifestation de sans-papiers. Le black bloc a défilé avec bannières et drapeaux, mais il n’a lancé aucune action pour ne pas mettre en péril les sans-papiers. Le black bloc met l’ambiance, et créé une convivialité dans la manifestation. Il peut lancer des frappes, l’objectif étant qu’il y ait le moins d’arrestations possibles. Mais cela reste une tactique : ils ne vont pas renverser le capitalisme. L’émeute peut être grisante, mais ce n’est pas une révolution.

[...]

Pour paraphraser Eric Hazan [auteur en 2015 de La dynamique de la révolte : Sur des insurrections passées et d’autres à venir, éd. La Fabrique, ndlr], à peu près toutes les révolutions ont commencé par une émeute, même si toutes les émeutes ne mènent pas à des révolutions. De plus, si l’on prend le problème dans le sens inverse, les manifestations très tranquilles peuvent aussi donner peu envie aux gens de venir. Le 23 juin à Paris par exemple, beaucoup de personnes n’y sont pas allées car cela n’avait aucun sens, le trajet était circulaire, court et hyper contrôlé.

Ces manifestations calmes et “bon enfant” ne sont pas toujours bien couvertes par les médias : elles peuvent passer inaperçues, se résumer à une photo avec une description de la “bonne ambiance”, le nombre de participants, et c’est tout. Les revendications ne seront peut-être même pas mentionnées.

Les actions du black bloc attirent les médias. Lors des contre-sommets ou des mouvements qui s’étendent sur plusieurs semaines, la couverture est certes négative mais immense, démesurée par rapport à une manifestation sans turbulences. Et au bout du compte, l’attention portée par les médias aux black blocs se répercute sur les manifestants qui n’en font pas partie. De même, la présence des black blocs à Notre-Dame-des-Landes n’éclipse pas les enjeux de fond, qui sont évoqués dans les médias."

Francis Dupuis-Déri interviewé par les inrocks le 1er novembre 2016

En bonus, Qui sont les Black bloc, un texte issu du mouvement autonome italien au sujet des émeutes de Rome du 14 décembre 2010 :

Cette ques­tion réap­pa­rais­sant dans la plu­part des jour­naux après chaque émeute, comme celle à Rome le 14 décem­bre, elle mérite une réponse. Est-ce que vous voulez-vous voir à quoi res­sem­blent nos visa­ges quand ils ne sont pas mas­qués par des fou­lards, des cas­ques ou des cagou­les ?

Ce sont les mêmes visa­ges qui paient un loyer pour vos appar­te­ments pour­ris, les visa­ges de ceux à qui vous offrez des stages non rému­né­rés ou des jobs à plein temps pour 1000 euros. Ce sont les visa­ges qui paient des mil­liers d’euros pour assis­ter à vos cours. Ce sont les visa­ges des gamins que vous frap­pez quand vous les chopez avec un peu d’herbe dans leurs poches. Ce sont les visa­ges de celles et ceux qui doi­vent s’enfuir du bus quand les contrô­leurs appa­rais­sent, ne pou­vant pas se payer le voyage.

Ce sont les gens qui cui­si­nent vos faux-filets à point dans les res­tau­rants chics, et reçoi­vent pour ça 60 euros la soirée, au black. Ce sont celles et ceux qui vous pré­pa­rent vos cafés serrés à Starbucks. Ce sont ceux qui répon­dent à vos appels en disant « 118 118, puis-je vous aider ? », ceux qui achè­tent de la nour­ri­ture à Lidl par­ce ­que celle des autres super­mar­chés est trop chère. Ceux qui ani­ment vos camps de vacan­ces pour 600 euros par mois, ceux qui ran­gent les étalages des maga­sins où vous ache­tez vos légu­mes bios. Ce sont ceux à qui la pré­ca­rité bouffe toute l’énergie vitale, ceux qui ont une vie de merde, mais ont décidé qu’ils en avaient assez d’accep­ter tout ça.

Nous fai­sons partie d’une géné­ra­tion, qui, pour un jour, a arrêté de s’empoi­son­ner le sang avec la névrose d’une vie passée dans la pré­ca­rité, et qui a sou­tenu les émeutes. Nous sommes le futur que vous devez écouter, et la seule partie saine d’une société cou­verte de métas­ta­ses. Ce qu’il est en train de se passer à Londres, Athènes et Rome est d’une impor­tance his­to­ri­que. Des places rem­plies à cra­quer de gens explo­sent de joie quand les cars de police pren­nent feu. Notre exis­tence même est dans ces cris : l’exis­tence de celles et ceux qui ne peu­vent pas croire que des gou­ver­ne­ments élus se retour­ne­raient contre leurs citoyens et leur feraient payer des dizai­nes d’années d’erreurs com­mi­ses par le sec­teur finan­cier et les mul­ti­na­tio­na­les ; l’exis­tence de ceux qui main­te­nant com­men­cent à penser que tous ensem­ble nous pou­vons com­men­cer à leur faire peur. Ces excla­ma­tions étaient furieu­ses et joyeu­ses, explo­sant depuis la partie saine de la société, pen­dant que celle empoi­son­née se cachait dans la Chambre des Députés.

Les Black Blocs ont encore frappé. Vous feriez mieux de regar­der autour de vous main­te­nant. Des rumeurs disent que vous pour­riez en ren­contrer cer­tains pen­dant vos cours, à la biblio­thè­que, à la machine à café, au pub, sur la plage, voire même dans le bus.

Collettivo Universitario Autonomo de Torino, 16 décembre.

P.S.

Vous pouvez aussi lire sur le sujet une interview du MILI parisien lors du mouvement contre la loi travail

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