Histoire - Mémoire

[Suisse romande] Quand le syndicalisme révolutionnaire menait le bal

Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, la situation est agitée en Suisse romande sur le front social. Des grèves ont lieu dans plusieurs villes, notamment à Genève en 1898 et à Lausanne en 1900. Ces événements donneront naissance à une force syndicale révolutionnaire fédérée qui rasssemble quelques 7000 ouvriers en 1908, et portera un projet de transformation radicale de la société durant une dizaine d’années. Elle se heurtera à l’hostilité de l’Union syndicale suisse qui tentera par tous les moyens de faire dispaître ce concurrent gênant pour imposer sa vision gestionnaire et pacifiée de l’organisation des travailleurs.

Suisse romande |

À la même époque, on voit l’élection des premiers conseillers d’État socialistes comme Fritz Thiébaud à Genève qui donne son accord à l’envoi des troupes contre les grévistes lors de la grève de 1898. On assiste à une lutte de classe acharnée, mais aussi à une rupture entre les réformistes du Parti socialiste suisse et de l’Union syndicale suisse (USS) d’une part et les syndicalistes révolutionnaires des nombreuses fédérations ouvrières autonomes qui se rassembleront dans la Fédération des unions ouvrières de Suisse romande (FUOSR) en 1905.

Tendance et conflits : syndicats réformistes contre syndicats révolutionnaires

Les syndicalistes révolutionnaires s’inscrivent dans la ligne de la CGT française du début du XXe siècle qui, sous l’influence de personnes comme Emile Pouget, prônait l’action directe et la grève générale expropriatrice à travers les bourses du travail. Pour eux, le syndicat ne doit pas juste être un outil de défense corporatiste [1] mais la structure qui permettra au prolétariat de prendre en main les moyens de production puis la création d’une société égalitaire. Les réformistes considèrent quant à eux que la grève générale n’est pas adaptée à la démocratie suisse et qu’il faut utiliser les nombreux outils qu’elle propose. À cette époque, il existe également de nombreux groupes anarchistes en Suisse romande qui ont fait le choix de s’impliquer dans les syndicats et sont jugés trop influents selon certains.

La loi sur les conflits collectifs de 1902 marque la rupture entre ces divers courants. Coécrite par Fritz Thiébaud, elle vise à imposer l’arbitrage de l’État dans les conflits sociaux afin d’éviter les grèves. Cette loi se heurtera au mécontentement des 25 syndicats organisés dans la fédération des sociétés ouvrières. Comme le dira Luigi Bertoni, anarchiste et délégué du Syndicat des typographes : « La grève étant, malgré tout, une des armes les plus puissantes à notre disposition, il ne faut pas s’en laisser priver. Il faut la violer, passer outre, se moquer absolument de l’oeuvre de quelques parlementaires. Qu’un syndicat donne l’exemple, et si nos autorités osent sévir, répondons par une grève de tous les syndicats."

La grève générale de 1902 à Genève

En août 1902, les tramelots se mettent en grève suite au licenciement de 44 travailleurs par l’administrateur américain de la compagnie des tramways, après avoir été mis devant l’obligation d’appliquer un arbitrage de l’État sur les salaires. Suite à la grève, 300 grévistes sont licenciés. Le 8 octobre, à l’appel de la fédération des sociétés ouvrières, la première grève générale locale commence. Elle est suivie par 31 syndicats. 15000 ouvriers prendront part à la grève qui sera réprimée par 3500 soldats, sabre au poing. L’émeute qui suit fait 50 blessés ; 250 grévistes sont arrêtés et 110 d’entre-eux, étrangers ou confédérés sont ramenés à la frontière. Après trois jours de grève, le travail reprend. Les revendications ne sont de loin pas toutes satisfaites mais la classe ouvrière a démontré son unité et sa capacité d’organisation. Dans leur assemblée du 11 novembre 1902, les syndicats genevois prennent l’entière responsabilité des désordres occasionnés par la grève. Suite à celle-ci, Bertoni est condamné à un an de prison mais est amnistié le 5 mars sous la menace d’une nouvelle grève générale pour le 1er mai. De telles grèves auront encore lieu dans plusieurs villes de Suisse romande dans les années suivantes avec parfois plus de succès.

Déclin du syndicalisme révolutionnaire

Lors d’un congrès à Berne en 1908, l’USS déclare la guerre à la FUOSR pour contrer son influence et les idées d’action directe et de grève générale. Les délégués proposent toutes sortes de moyens d’action, de l’entrisme au sein des unions ouvrières à l’élimination de la voix du peuple (journal de la FUOSR) par tous les moyens, de la distribution de flots de brochures de propagande contre le syndicalisme révolutionnaire, à la rupture des relations avec ceux qui n’acceptent pas les principes de l’USS. Dans cette logique de guerre lancée par USS, la Confédération romande du travail sera fondée en 1910 pour combattre l’influence de la FUOSR. Cette confédération sera résorbée dans l’USS en 1918. En décembre 1912, des directives de l’Union syndicale demandent même que, sur tous les chantiers et dans toutes les usines, seuls les travailleurs étrangers membres des fédérations de l’USS soient tolérés. Des voix dissidentes se manifestent toutefois et quelques sections romandes du bâtiment refusent cette guerre à outrance et menacent même de démissionner. La FUOSR de son côté prône le soutien aux grèves des sections membres de l’USS même si elle critiquait notamment la verticalité de l’organisation : « Notre volonté apparait clairement telle qu’elle est : rendre aux syndiqués la direction des syndicats. Nous luttons contre une oligarchie, contre l’autorité qui gouverne de haut en bas ; nous luttons pour la liberté qui doit s’organiser de bas en haut. »

Dès 1912, la FUOSR s’affaiblit progressivement pour finalement disparaitre au début de la guerre avec la mobilisation de nombreux ouvriers français et italiens qui rentrent au pays. Certains historiens reconnus du mouvement ouvrier considèrent l’expérience comme un obstacle à l’affirmation du socialisme réformiste en Suisse romande et condamnent la « légèreté » ou l’ « incompétence » de la FUOSR. Or selon Gianpiero Bottinelli, « La proportion des mouvements qui ont abouti à des victoires est en effet plus élevée qu’on ne pourrait le penser ; les avantages matériels acquis de cette façon aventuriste ont été nombreux. De plus, il est vrai que les ouvriers du bâtiment constituent le noyaux dur de la FUOSR, cette fédération à cherché, avec insistance et sans préjugés à organiser les catégories d’ouvriers les moins spécialisés ou celles qui n’étaient pas encore organisées [...] c’est à dire les catégories les plus mal défendues. Enfin, dans cette lutte à contre courant, les unions ouvrières romandes sont parvenues à réunir les ouvriers sous un même toit malgré les barrières linguistiques et culturelles qui les divisaient. »

Pour connaitre la suite de l’histoire vous pouvez lire La grève générale de 1918 comme début de la pacification.

P.S.

Retrouvez les anciens numéros d’Esquive sur son site web et les autres articles publiés sur Renversé.

Sources :
Louis Bertoni, Une figure de l’anarchisme ouvrier à Genève, Gianpiero Bottinelli, éditions Entremonde, 2012.

Le syndicalisme suisse, Histoire politique de l’union syndicale 1880-1980, Philippe Garbani et Jean Schmid, Editions d’en-bas.

Les anarchistes au pouvoir, article d’Olivier Pavillon, revue Constellations, 1969.

Autour de la grève générale Genevoise de 1902, conférence de Charles Heimberg, Maison Tavel, le 25 avril 2010.

Notes

[1Le corporatisme, référence aux corporations de métiers, principales formes d’organisations du travail et des travailleurs jusqu’au XIXe siècle, implique la défense des intérêts de corps de métiers sans projet révolutionnaire.

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