Répression - Enfermement

Accueil des sans abris à Genève - Entretien avec un travailleur social

Le 21 avril, tous les sleep-in du Dispositif de nuit à Genève ont fermés, car les financements dont ils bénéficiaient jusqu’alors n’ont pas été renouvelés. Dans l’urgence du contexte COVID-19, la Ville a décidé de créer une hyperstructure d’accueil à la Caserne des Vernet, réquisitionnée pour l’occasion. Le choix de la Ville de stopper ces financements pour concentrer toutes les personnes sans abri dans une seule structure interroge. Cet entretien donne la parole à un travailleur social qui explicite le fonctionnement de ces différents lieux et les enjeux de cette fermeture.

Genève |

Tu peux expliquer ton travail ?

J’ai bossé en tant que travailleur social au sein du Dispositif de Nuit (DDN), depuis que ça a ouvert, début septembre [2019]. La mission du DDN, c’est de proposer de l’hébergement d’urgence de nuit pour personnes sans-abris, y’a eu plusieurs schémas de structures différentes : plusieurs sleep-in mixtes, un sleep-in exclusivement réservé aux femmes, un pour personnes usagers.ères de drogue et une Halte de nuit au début. J’ai d’abord travaillé le matin, très concrètement, je réveillais les gens et je faisais les nettoyages – le Dispositif de Nuit était un projet nouveau et très précaire, il y avait beaucoup de changement de lieux, les lieux étaient prêtés – souvent par l’Église protestante, des églises ou des paroisses – et on devait les vider et les rendre tous les matins. La Halte de Nuit a fermé suite à des plaintes des voisins, ensuite on a été en renfort dans des sleep-in mixtes déjà existants du DDN, pendant un moment. Puis on a ouvert nos sleep-in à nous, avec l’équipe. Pour celleux qui savent pas ce que c’est un sleep-in – du moins ceux du DDN – c’est un lieu où n’importe qui peut venir dormir, qu’il.elle soit régularisé.e ou non. Nous avions en général trente places dans un sleep-in mixte. Les personnes dormaient sur des lits de camp qu’ils.elles devaient plier le matin et déplier le soir pour laisser la place aux activités de journées dans les lieux que l’on nous prêtait. Si on arrivait à se débrouiller pour récupérer les invendus dans le quartier, on avait de la nourriture, sinon ça s’arrêtait aux trucs de base : thé, café, brosses à dents, savons, sous-vêtements, etc.

Est-ce que tu peux expliquer la différence entre les sleep-in et les Abris PC ?

Les Abris PC ils sont gérés par la Ville, nous on est géré par le CAUSE. Le projet du DDN a été financé par la Ville. Dans les sleep-in on ne demande rien. On demande juste un prénom, n’importe lequel, pour nommer les gens, même un surnom, peu importe. Quand quelqu’un va à l’abri PC, il doit se déclarer aux admissions au Club Social Rive Droite, et ce qu’on m’a dit c’est qu’après être passé aux admissions, la police est mise au courant que cette personne se trouve sur le canton. C’est une des grosses différences. Chez nous, il n’y a pas de période maximale, alors qu’aux abris PC, les personnes ne peuvent rester que 30 jours maximum. Le cadre est moins strict chez nous. Il n’y a pas de Securitas à l’entrée mais que des travailleurs.euses sociaux.

Les sleep-in sont maintenant en train de fermer. Tu peux nous dire quelque chose là dessus ?

Le 15 janvier [2020], on aurait dû fermer faute de financement, et mettre 130 personnes à la rue. Il y a eu une pression médiatique, et le DDN a pu continuer, avec une promesse du Canton de débloquer des fonds début mai. Nous pouvions alors utiliser le budget alloué par la ville pour garder toutes les structures ouvertes jusqu’à fin avril. Mais avec la crise du Corona, la fermeture du DDN a été accélérée. On devait normalement fermer le 1er mai au matin – car nous avions finalement peu d’espoir dans la promesse de financement du canton – mais finalement on a fermé le 21 avril au matin. C’est peut-être bien de préciser que cette version des faits n’engage que moi, un jeune travailleur essayant de démêler le vrai du faux dans les informations qu’il a reçues. Les personnes qui fréquentaient les sleep-in vont maintenant être prises en charge par la Ville au sein de la Caserne des Vernets, un projet d’urgence mis en place par Esther Alder à cause de la crise du COVID-19.

À la Caserne, il y a les travailleur.euse.s sociaux des abris PC qui y travaillent. En plus de ça, la Ville a apparemment recruté du personnel qu’elle avait à disposition, des gens au chômage technique, qui n’avaient jamais travaillé dans le domaine. Il y a aussi des sécu et aux dernières nouvelles, il y a la police et l’armée dans le même bâtiment. Ce qui est vraiment particulier c’est que la Ville ne nous a jamais contacté, nous les travailleur.euse.s sociaux qui sommes en lien avec ces personnes depuis septembre, elle ne nous a pas proposé de venir travailler à la Caserne. C’est nous qui devrions faire les démarches. Comme si le métier de travailleur.euse.s social, ça s’inventait du jour au lendemain, c’est bizarre d’engager des personnes pas formées, c’est un peu cracher sur le diplôme de travail social ou sur les années d’expérience des gens qui bossent avec des personnes précaires depuis longtemps.

Parce que vos contrats se terminent maintenant, c’est ça ?

Oui. Je sais qu’il y a eu des embrouilles idéologiques entre le CAUSE et la Ville. C’est dommage qu’ils n’aient pas le recul pour réussir à travailler ensemble. J’ai quand même l’impression que c’est beaucoup à cause de la Ville. Ce qui est particulier depuis le début avec cette histoire, c’est que la parole de notre hiérarchie (le CAUSE) n’a pas du tout été prise en compte par la Ville, alors qu’ils.elles travaillent dans le domaine de la précarité depuis longtemps et qu’ils.elles connaissent le sujet. C’est absurde de s’occuper d’un truc sans prendre en compte l’avis des gens qui sont spécialistes dans ce truc. Par exemple, au sein du CAUSE c’était clair d’emblée que c’est un non-sens de rassembler 250 personnes au même endroit. Que les petites structures à plus petit comité c’est beaucoup plus adéquat, comme chez nous dans les sleep-in. Les chiffres de cet hiver, de ce qu’on m’a dit en tout cas, prouvent d’ailleurs que les personnes viennent plus chez nous qu’aux abris PC qui sont gérés par la Ville. On a toujours été plein, depuis l’ouverture. Même trop plein, on devait renvoyer les gens aux abris PC. Ma hiérarchie n’était pas du tout d’accord avec la proximité avec la police et l’armée à la Caserne, et la présence des sécu. Encore une fois, c’est les échos que j’ai eu.

Tu penses quoi du fonctionnement de la Caserne ?

C’est important de dire que les choses là bas sont en constante évolution, tout change tout le temps par temps de Corona. Perso, je refuse de rentrer dans des schémas de concurrence et de jalousie débiles. On parle de vies humaines, c’est pas le moment de jouer avec son égo, je souhaite juste le mieux pour les personnes accueillies et donc je demande qu’une chose, c’est que ça se passe bien là-bas. Moi je sais qu’on a récupéré des gens au milieu de la nuit, qui s’étaient fait exclure de la Caserne pour quelques minutes de retard, parfois une, parfois cinq. Une personne diabétique assez âgée s’est fait mettre à la rue en temps de Corona, parce qu’il a fermé une porte qui devait rester ouverte. Alors oui, c’est important de tenir un cadre dans ces structures mais des fois je me pose des questions sur la pertinence de leurs exclusions. Avant, quand quelqu’un était exclu d’une structure, il pouvait se rendre dans une autre et vice-versa. Comment ça va être s’il ne reste plus que la Caserne ? Certes, il y a toujours l’accueil de nuit de l’Armée du Salut.

Il y a deux catégories de gens qui risquent de se retrouver à la rue à cause de la Caserne, enfin dans la conjoncture actuelle. Les personnes qui se sont fait exclure et qui n’ont pas d’autre endroit où aller, ce qui apparemment arrive souvent, c’est du délit de sale attitude. Et la Caserne fonctionne selon le même système de fichage que les abris PC. Donc y a les personnes qui ne veulent pas y aller parce que le projet les inquiète, qu’elles préfèreraient rester chez nous, parce qu’il n’y a pas la police, il n’y a pas l’armée et on gère les problèmes un peu autrement, on a pas les mêmes règles, on pense encore qu’il est possible de discuter avant d’appeler la police ou de mettre quelqu’un dans la rue. On évite aussi d’appeler la police parce qu’on sait comment ils font avec les personnes sans-papiers qui ne viennent pas du bon pays.

Donc la Ville, en faisant le choix de tout concentrer à la Caserne, laisse ces gens à la rue. Et ça concerne plusieurs personnes, des personnes que je connais par mon travail. Ils n’acceptent pas de mineur.e.s là bas, alors que nous oui. Alors on espère maintenant que le SPMI fera son travail de loger les mineur.e.s non accompagnés à la rue, puisqu’il ne le fait pas depuis 9 mois. Un autre truc, c’est que la consommation à l’intérieur est interdite. Dans le DDN, il y avait le sleep-in Quai 9 qui permettaient aux personnes la consommation à l’intérieur. Maintenant que ça a fermé, est-ce que la consommation va devoir se faire dans la rue ? Sachant tout ce que ça implique… Une chose positive, c’est que maintenant ces personnes ont accès à un lieu 24h sur 24. Elles peuvent dormir plus longtemps le matin. Mais c’est dommage qu’il ait fallu une pandémie mondiale pour débloquer ça à Genève. Il y a forcément des choses positives avec la Caserne, et moi ma seule envie c’est que ça se passe bien, je ne suis pas du tout rancunier, même si je perds mon travail l’important c’est que ça se passe bien pour les gens.

Donc là, le DDN ferme. Ça veut dire quoi ? Comment vous gérez la transition avec les personnes ?

C’est environ 130 personnes qui perdent leur abri, en espérant pour certain.e.s le retrouver à la Caserne. Ce qui est inquiétant avec cette transition, c’est que la semaine dernière, on a eu vent que c’était complet, enfin qu’ils étaient loin d’arriver à assumer le nombre de personnes qu’ils avaient annoncé (100 sur 250). C’était comme si on allait fermer nos structures avant qu’ils.elles arrivent à être assez installé.e.s pour réussir à accueillir les gens qui étaient chez nous. Il y a des personnes que je connais qui sont allées demander une place 5, 6 jours de suite, et qui n’étaient pas accueillis. De là où je suis, j’ai l’impression que ça a été vraiment mal géré par la Ville, cette transition. Après ça dépend des sleep-in, chaque lieu a clairement une part de responsabilité là-dedans. Là où je travaille, on était encore plein la veille de la fermeture. Dans d’autres, le travail de renvoyer les gens a commencé plus tôt. Je pense juste que le projet nous faisait tellement peur qu’on arrivait juste pas à renvoyer les gens là-bas. Les gens n’avaient pas que notre version non plus hein, ils.elles s’étaient fait leur propre avis en allant voir sur place ou avec la version de leurs potes ou connaissances qui y étaient déjà. Mais bon. C’est stressant pour les gens, de devoir aller dans un nouvel endroit. Faut se mettre à leur place, quand on ferme une structure, pour les personnes c’est comme si on les virait de chez eux.elles, c’est marquant parce que les gens s’approprient l’endroit. Il y a beaucoup de rumeurs sur la Caserne, et ils.elles ne sont pas dupes non plus. Chez nous, ça se passe super bien, c’est sûr que tout le monde préfèrerait que ça continue.

Franchement, je suis allé aider pour la fermeture, c’était la déprime, y’a eu des beaux moments quand on s’est dit au revoir ou quoi, et puis ils sont forts et ils.elles sont habitués à se faire maltraiter par les institutions, hein. À Genève, y’a pas d’argent dans la précarité, ils.elles le savent avant nous. Ils.elles sont très au clair avec leur place dans la société et avec le fait que l’État, en tout cas à Genève, les voient comme des problèmes avant de les voir comme des êtres humains qui méritent la dignité et le respect.

Et le Corona virus ? Ça a influencé comment sur votre travail ?

Depuis le Corona, on est cinq à faire le travail qu’on faisait à deux, trois travailleurs.euses sociales et deux renforts qui viennent de la protection civile. Notre travail est beaucoup plus agréable et on est beaucoup plus disponible pour les gens, c’est moins stressant pour eux et pour nous. Aussi il y a des équipes extérieures qui viennent faire le ménage le matin, donc ça permet aux gens d’avoir plus de temps de sommeil, les gens peuvent laisser leurs affaires pendant la journée, on n’a pas besoin de ranger les lits. On reçoit des draps, on a accès à des douches… C’est dommage qu’il ait fallu cette crise pour être mieux traité. Pour moi, c’est assez clair que si on met des trucs en place pour les personnes sans-abris actuellement c’est parce que les gens s’inquiètent pour leur propre santé et celle de leurs enfants, ils.elles n’ont pas envie de voir des gens dans la rue, ça leur fait peur. Ils.elles essayent de faire passer ça pour de l’humanisme mais j’ai un peu de mal à y croire.

Tu sais quoi de la pérénité du projet de la Caserne ? Parce qu’il y a un très gros projet de construction prévu sur ce terrain ?

On en a parlé avec un collègue hier soir, les rumeurs qui courent c’est deux ans là-bas, d’autres disent beaucoup moins. Au vu de la somme qui a été investie, ça me semble improbable que ça ne dure que le temps du Corona virus. Nous (le DDN), pour continuer à ouvrir, on demandait beaucoup moins d’argent que ce que la Ville a investi pour son projet de Caserne. Ce truc, c’est un peu un coup médiatique pour la vitrine de la Ville, genre on se préoccupe de ces gens. Quand tu connais la situation de l’intérieur tu sais que c’est des conneries. Il y a des villes en France où il y a moins d’argent qu’à Genève, je sais que ça en parlait à Lausanne aussi, où des chambres d’hôtel ont été débloquées pour les personnes sans abris pendant la crise du Corona, pourquoi est-ce que la Ville n’a pas voulu le faire ici, pourtant les hôtels sont vides, on va pas me faire croire que y’aurait pas eu moyen de négocier avec les gérant.e.s d’hôtel… Cette mauvaise gestion c’est un choix, on a voulu faire les choses précipitamment, sans même convoquer les professionnels.elles autour de la table. À Lausanne, tous les soirs il y a de la bouffe dehors. La précarité à Genève c’est compliqué. On les accueille les expatriés riches qui ont de l’argent et qui ne ternissent pas l’image de la Ville. Les gens de la rue, ils.elles ont pas la tête adéquate, on préfère les casser afin qu’ils.elles partent tenter leur chance ailleurs, on veut pas les voir dans nos rues. Dans tous les cas le CAUSE voudrait rouvrir des structures de nuit le plus vite possible, et pas seulement pendant l’hiver. Ils vont pas lâcher le combat. En attendant, les personnes sans-abris se débrouillent comme elles peuvent avec ce qu’on daigne bien leur proposer. Je sais pas par quoi finir, force à elles <3

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