Chaque massacre israélien dans la bande de Gaza assiégée rend palpable le double langage des médias et des gouvernements occidentaux. Mais cette fois, le ciblage des Palestiniens et de leurs sympathisants, notamment en Europe, paraît plus violent et organisé que jamais. Le 10 octobre, le ministre britannique de l’intérieur a envoyé une lettre aux chefs des services de police d’Angleterre et du Pays de Galles, encourageant les forces de l’ordre à élargir les motifs d’arrestation des soutiens de la Palestine. La lettre préconise de considérer les slogans tels que “From the river to the sea, Palestine will be free” comme “l’expression d’un désir de violence” et les drapeaux palestiniens comme “la glorification d’actes de terrorisme”. Hier [le 13 octobre 2023], la police allemande a attaqué des manifestants en soutien à la Palestine sur la Sonnenallee, arrêtant quelques-uns d’entre eux. À Vienne, la police a interdit une manifestation pour la Palestine et a verbalisé près de 300 manifestants. En France, la police a interdit les manifestations pour la Palestine.
Cette violence coordonnée à l’échelle du continent se produit simultanément au siège et au bombardement de la bande de Gaza par Israël, aux tirs sur les Palestiniens en Cisjordanie et à la spoliation de terres dans les territoires occupés en 1948 et 1967. À ce jour, le régime colonial des colons israéliens a tué environ 1 500 Palestiniens dans la bande de Gaza et en a blessé plus de 6 000 [les chiffres actualisés sont, 24e jour du conflit, 8 306 morts et plus de 20 000 blessé·es], ses bombardements brutaux ayant fait disparaître des familles entières. Et le bilan ne fait que s’alourdir. L’État colonial israélien a renforcé son siège sur la bande de Gaza, prenant en otage l’ensemble de la population, refusant les demandes d’acheminement de nourriture et de fournitures médicales à Gaza, et a paralysé le système de santé de l’enclave, déjà surchargé et manquant de ressources. On peut se demander comment, au milieu de cette violence calculée et systémique, les médias et les gouvernements européens et leurs prolongements (les États-Unis, l’Australie, entre autres) peuvent choisir de sortir de leur contexte la violence palestinienne contre l’État colonisateur israélien, en proposant un cadrage qui la décrit comme la cause première des atrocités qui se déroulent en ce moment. Ce cadrage anhistorique, accompagné d’une pression juridique dans les hautes sphères du pouvoir pour criminaliser le soutien à la Palestine, contribue à la violence actuelle contre la Palestine et les Palestiniens. Le fait que les médias occidentaux ne recourent qu’au registre de la violence pour parler de la Palestine nourrit un discours colonial, raciste, patriarcal et capitaliste qui vise à légitimer la colonisation israélienne et l’effacement de la Palestine.
Depuis le début du génocide israélien dans la bande de Gaza, je me suis intéressé aux médias britanniques et à leurs supports quotidiens, tels que les journaux, les téléphones, la publicité et les chaînes de télévision, qui alimentent les consciences. Sans les outils critiques et les connaissances nécessaires pour percer leur cadrage, nous nous retrouvons complices et nous nous laissons facilement influencer. Certains médias sont allés jusqu’à diffuser des informations erronées, ce qui aurait sans doute été considéré comme une incitation à la haine dans d’autres contextes. Le Daily Telegraph et le Times ont tous deux retenu cette fausse information comme titre de leur édition du 11 octobre. Bien que certains de ces journaux (pas tous !) se soient alors rétractés, le mal est fait.
Le Guardian a choisi comme titre principal de son édition du 12 octobre : “Les Israéliens plongés dans la peur, le chagrin et le pressentiment”. Le Daily Mail a opté pour “Le Roi les qualifie de terroristes, pourquoi pas la BBC ?” Dans la même veine, le Daily Telegraph a choisi de publier en première page la condamnation du Hamas par la famille royale. En parcourant les pages des journaux, on constate que les articles suscitant du soutien et de l’empathie pour Israël abondent, indiquant clairement qui sont les auteurs des attentats, et que la vengeance à leur égard est justifiée. Pendant ce temps, les Palestiniens ne sont évoqués qu’au travers du registre du terrorisme et de la violence. Même ces titres, qui sont peu explicites dans leur couverture du génocide israélien à Gaza, omettent intentionnellement les coupables : l’armée et l’État israéliens. Ils sont élaborés de manière à omettre la cause première de la violence : le colonialisme de peuplement par les colons israéliens. Par colonialisme de peuplement, nous désignons le transfert progressif des Juifs européens vers la Palestine, le déplacement contraint et la dépossession de la population palestinienne autochtone de leurs terres, et l’imposition d’un système coordonné et durable qui fait de ce phénomène un processus continu.
Les médias occidentaux s’appuient sur des tropes raciaux, genrés et coloniaux pour décrire les atrocités commises en Palestine. Ils instrumentalisent les visages de femmes blanches pour susciter le soutien à Israël. Cette tactique sert à la fois le racisme, le patriarcat et le colonialisme. Elle repose sur les notions d’“innocence” et de “vulnérabilité” des femmes blanches pour justifier l’effacement continu de la Palestine. Dans un titre du Daily Telegraph sur une femme soldat britannique enrôlée dans les Israeli Defence Forces (ci-dessous) on voit une femme soldat blanche souriante portant une tenue militaire et un keffieh sur la tête. Ni la photographie ni l’article ne posent la question de pourquoi une citoyenne britannique est autorisée à s’enrôler dans une armée de colons étrangère, et encore moins dans l’armée qui commet un génocide dans la bande de Gaza. Bien au contraire, l’article présente cet enrôlement comme volontaire et digne. Ces stratégies nous rappellent le 11 septembre, Laura Bush et l’instrumentalisation du féminisme blanc au service de l’expansion impérialiste et coloniale. Les universitaires et les militants féministes racisés, notamment Lila Abu Lughod, bell hooks, Angela Davis, Audre Lorde et d’autres, ont depuis longtemps déjoué et percées à jour ces stratégies. C’est ce même féminisme blanc qui a été brandi par les médias et les gouvernements pour justifier l’intensification de la brutalité israélienne à l’encontre des habitants palestiniens de Gaza.
Une hiérarchisation de la vie et de la souffrance est à la racine de cette situation. Et c’est cette hiérarchisation que les comparaisons anhistoriques et manipulatrices entre les pogroms nazis et la résistance armée palestinienne contre l’État colonial israélien visent à dissimuler – comparaison faite par le secrétaire d’État américain Anthony Blinken dans son discours aux côtés du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu le 12 octobre. Une comparaison qui non seulement masque la nature coloniale des atrocités commises actuellement à Gaza, mais qui permet également de réduire au silence et de dissuader toute mise en contexte ou critique de ces atrocités coloniales. Le nazisme est un péché européen, un péché que l’Europe a choisi de résoudre par son soutien colonial à un projet de colonisation ethno-nationaliste sur la terre de la Palestine historique. L’Europe n’a pas affronté le nazisme, ses racines (les logiques raciales de l’Europe, nourries et élevées dans les colonies) et ses ramifications, comme en témoigne la montée des groupes néo-nazis dans certains pays européens au cours des dernières années. La création d’Israël en tant que projet colonial peuplement reste une tentative désespérée de rationaliser les logiques raciales de l’Europe au lieu de les abolir. N’est-ce pas là la racine de tout cela ? Que l’Europe ait tué, opprimé et racialisé ses Juifs jusqu’à ce qu’elle trouve une solution raciste pour déposséder le peuple palestinien et remettre les Juifs européens à leur place ? Que l’Europe ait choisi d’offrir réparation pour l’Holocauste en offrant un soutien institutionnel, juridique, discursif, politique et militaire à l’État colonial israélien ?
Cette forme de réparation sélective offerte par l’Europe à ses victimes blanches est déjà révélatrice de la nature raciale de l’État israélien. Il n’est pas surprenant que les seules réparations que l’Europe et l’Amérique du Nord ont accordées aux descendants des esclaves et des colonisés soient des affiches placardées à l’intérieur et à l’extérieur des bâtiments et des statues érigés grâce au sang et à la sueur des Noir·es. Seul l’homme juif européen blanc pouvait revendiquer un droit historique et politique envers l’Europe, et ce droit est raciste et colonial dans son essence : demander réparation par l’établissement d’un État ethno-nationaliste colonisant une terre lointaine. C’est donc cette même Europe qui arrête aujourd’hui les manifestants pour la Palestine. Une évidence : l’Europe n’est pas décolonisée. Malgré tous les titres de journaux, les rapports universitaires, les livres et les articles académiques qui évoquent cette question, l’Europe n’a pas été décolonisée. Elle fait aux Palestiniens ce qu’elle a toujours fait aux peuples colonisés : reléguer leur souffrance dans la sphère de l’inintelligible et du non-humain.
Si la violence à l’encontre des Palestiniens est spécifique, elle n’est pas indépendante de ce qui se passe ailleurs dans le monde. Les personnes de couleur sont racialisées partout en Europe et en Amérique du Nord, et cette racialisation contribue à la diabolisation du peuple palestinien. Nos souffrances sont considérées comme illégitimes et ne méritant pas qu’on s’y intéresse - et encore moins qu’on leur rende justice - parce que nous ne sommes, littéralement, pas considérés comme des êtres humains. Lorsqu’il s’agit de la Palestine, cette violence raciale devient plus précise et plus brutale. Et c’est précisément à cause de la puissance de la cause palestinienne : elle remet en question l’ordre mondial tout entier - sa racialisation des personnes de couleur, son déni du rôle constitutif et effectif du colonialisme, et sa coordination de la violence et de l’exploitation. La Palestine révèle les rapports racistes, patriarcaux, capitalistes et coloniaux qui sous-tendent le monde d’aujourd’hui et que l’Europe et ses prolongements cherchent inlassablement à dissimuler. C’est précisément la raison pour laquelle nous devons aujourd’hui soutenir sans relâche la Palestine et le droit des Palestiniens à l’autodétermination. Car, sans exagération, un monde meilleur dépend de ce soutien.