La notion de violence est assez complexe. Peut-on définir la violence ?
Le mot « violence » est vraiment chargé, connoté péjorativement dans l’espace public. La violence de qui, de quoi, contre qui ? Parler de « violences » dans un cadre de luttes sociales, c’est rentrer dans un discours qui discrédite les milieux militants, un piège qui cherche à délégitimer les moyens d’action utilisés. Personnellement je suis plutôt d’accord avec les gens qui participent à des black blocs et qui disent « ce n’est pas de la violence, on ne tue personne », et dont les actions se limitent à une dégradation de vitrine par exemple, ou d’un véhicule des médias, d’une façade de banque ou d’un guichet automatique de banque.
De plus, si on compare ces « violences politiques » à ce qu’il se passe dans d’autres contextes, ou à ce qu’il se passait il y a à peine deux ou trois générations en Occident, on constate qu’il y a en réalité une régression de la violence ou de l’usage de la force par les mouvements sociaux, alors que si on analyse les discours des autorités et des médias, ils réagissent comme si rien avait changé. Ils vont jusqu’à parler d’une dérive vers le terrorisme ou à comparer les black blocs et les miliciens islamistes, comme l’ont osé des journalistes aux États-Unis après le 11-septembre. A titre d’exemple, des sociologues latino-américains se sont posés la question de la place de la tactique « black bloc » sur un continuum violence/non-violence, et ils concluent que ce mode d’action est plus proche de la désobéissance civile non-violente que du pôle « lutte armée ».
La notion de violence dans les mouvements sociaux est un enjeu majeur, c’est ce qui permet ou pas un rapport de force...
En fait, les mouvements sociaux se révèlent bien plus préoccupés par des questions éthiques que l’État, en ce qui a trait à l’usage de la force. Du côté de l’État, au sens large, tous ont tendance à parler d’une même voix, même du côté des partis dits « progressistes » ou « d’extrême gauche ». Il n’y a pas de vrai débat du côté des autorités quand elles condamnent la violence des mouvements sociaux et il n’y a pas non plus de débat par rapport à leur propre utilisation de la violence par leurs forces policières ou militaires. L’État est toujours d’accord avec sa propre violence, que ce soit un tir de flash-ball qui arrache l’œil d’un manifestant ou un largage de bombe atomique sur une ville. Et l’État félicite toujours ses professionnels de la violence, pour avoir fait preuve de professionnalisme dans des conditions difficiles. Tout cela est ridicule et scandaleux.
En revanche du côté des mouvements sociaux, cela fait des générations qu’ils se déchirent, débattent, se clivent, ont des ruptures, des exclusions, etc. sur des questions de violence. Ces débats peuvent porter sur une simple pince pour découper un trou dans une clôture entourant un chantier de centrale nucléaire, comme cela s’est vu au Massachusetts dans les années 1970. Ce débat est permanent, mais il n’est pas toujours constructif. Il est même souvent nuisible à la cohésion interne parce qu’il y a souvent des personnes qui refusent le principe de respect de la diversité des tactiques et qui ont une perspective très dogmatique de la non-violence.
Justement, cette vision dogmatique de la non-violence, dominante jusque dans l’extrême gauche, prétend être le seul moyen de lutter et mobilise souvent des grandes figures telles que Gandhi et Luther King, en tant qu’apôtres de la non-violence..
Malheureusement, cela ne correspond pas du tout à l’histoire de l’Inde et des États-Unis, où il y avait des éléments beaucoup plus violents que ce qu’on a aujourd’hui. En Inde, en parallèle au mouvement de désobéissance civile, la lutte était aussi armée, avec des attaques à la mitraillette ou avec des bombes contre des casernes de l’armée britannique ou des postes de police. Pour Luther King, pendant qu’il organisait ses marches non-violentes, il y avait des afro-américains qui se défendaient et luttaient avec des armes à feu, et les années 1960 ont été marquées par des centaines d’émeutes dans des dizaines de villes des États-Unis, qui duraient parfois plusieurs jours et se soldaient par des dizaines de morts, des centaines de blessé.e.s et d’arrestations. Dans un de ses discours célèbres — qui n’est pas « I have a dream… », que trop de monde croit être son seul discours — il explique qu’il ne faut pas dénoncer ni condamner les nombreuses émeutes car c’est la voix des sans-voix, la seule voix de ces populations totalement marginalisées. Avant de dénoncer ces émeutes, il faut dénoncer les inégalités socio-économiques que ces populations subissent.
Et je voudrais demander aux personnes qui prennent Gandhi et Luther King comme modèles de non-violence si elles sont prêtes à adopter les mêmes méthodes de lutte. Leur tactique non-violente consistait à réunir des centaines de personnes, à disposer les plus courageux devant et à avancer vers la police et l’armée . Pourquoi ? Parce que l’objectif était de provoquer la violence et de se faire taper dessus, et qu’il y ait des blessé.e.s, car c’était leur manière de révéler le caractère raciste ou violent du système. Luther King choisissait la ville où le shérif était le plus raciste parce qu’il savait très bien qu’en allant manifester dans cette ville-là, ils se feraient tabasser, mettre en prison, iraient à l’hôpital. Ils étaient non-violents, mais devaient provoquer la violence de l’autre. Une manifestation où la police n’attaquait pas la foule était un échec. La rhétorique de la non-violence utilisée aujourd’hui pour dénigrer les black blocs oublie toujours ce qu’a réellement été la tactique de la non-violence.
Peut-on parler de différentes formes de violences ? Sous quelles formes se manifestent-elles ?
Il y a une violence systémique, qui provient à la fois de l’État et du capitalisme. Elle peut être intériorisée, au niveau psychologique, moral, mais elle est aussi très concrète et s’incarne dans les prisons, la pauvreté, les licenciements d’industries qui font des profits, l’exploitation humaine dans les pays à bas coûts et le pillage destructeur de l’environnement. Un système pitoyablement absurde et violent. Il y a des employé.e.s qui se font licencier même si leur compagnie fait des profits. Il y a aussi la violence du langage, tout le mépris, l’arrogance des élites, y compris médiatique, l’exclusion de l’espace public des sans-voix. La violence est donc vraiment multiforme. Et si l’on pense aux armées occidentales, on voit qu’on vit actuellement dans des sociétés qui sont en guerre permanente contre le monde musulman, mais on ne s’en rend pas compte puisque cela ne se passe pas sur notre territoire.
N’est-ce pas normal que les mouvements sociaux répondent à ces violences en devenant eux-mêmes « violents » ?
J’ai souvent tendance à dire que ce qui me surprend beaucoup, ce n’est pas qu’il y ait des émeutes liées aux mouvements sociaux, mais c’est qu’il n’y ait pas plus d’émeutes. La situation va tellement mal qu’il devrait y avoir plus d’émeutes, par exemple en réaction à la destruction de la planète, aux inégalités économiques qui se creusent, à la dégradation intergénérationnelle des conditions de vie par rapport à nos parents et à nos grands-parents, aux politiques d’austérité, et je ne parle même pas des féminicides. Il y a des femmes tuées toutes les semaines par des hommes, mais il n’y a jamais en réaction d’émeute féminine ou féministe !
Et puis, il y a tout le mouvement des jeunes qui se mobilisent pour le climat. Je vois des lettres ouvertes qui disent « espérons qu’ils vont rester non-violents, etc ». Mais ces jeunes sont persuadé-e-s que la planète est foutue d’ici 10 ou 15 ans. Je ne dis pas qu’il faut nécessairement être violent, mais je ne comprends pas pourquoi il faudrait se limiter par principe à une forme d’action si l’objectif est de sauver la planète elle-même. N’importe quelle violence qui permettrait d’éviter sa destruction devrait être légitime si elle est efficace, parce qu’il n’y a pas plus grande violence que la destruction de la planète elle-même. Au final, le niveau de violence des mouvements est étonnement bas face à la violence du système actuel : violences structurelles, institutionnelles, ponctuelles, économiques, culturelles, policières, sociales, psychologiques et internationales, et violences écologiques.
Lorsqu’on écoute les médias et les politicien.ne.s, on entend souvent parler « d’ultra-violence », de « guerre civile », de « scène de chaos ». Ces mots-là ne cherchent-ils pas à ôter toute légitimité aux mouvements sociaux ?
Oui en effet, ça brouille complètement la compréhension de la situation. J’ai souvent vu le terme « ultra violence » utilisé pour parler des black blocs, mais quel mot utiliser pour parler d’un drone qui lance des missiles pour tuer quelqu’un ? C’est simplement un jeu de mots sensationnaliste de disqualification. C’est toujours plus facile que d’essayer de comprendre réellement ce qui est en jeu en termes de revendications, de causes politiques.
Ça confirme aussi que la classe médiatique est conservatrice, contrairement à ce que dénoncent perpétuellement les partis de droite. Elle se retrouve face à gens qui se considèrent souvent comme dépossédés de toute prise sur le réel et sur leur situation, qui se considèrent sans-voix, et qui utilisent cette force là pour attirer l’attention. Les médias se permettent d’affirmer que ces gens utilisent les mauvais moyens pour se faire voir et entendre, et les journalistes de terrain vont proposer des analyses du type : « ça nuit à leur cause et ils devraient faire autrement car ça détourne l’attention de leur message », alors qu’en vrai ces journalistes couvrent l’évènement en espérant qu’il y ait de la « casse », et qu’ils parlent de l’événement parce qu’il y a de la « casse »...
C’est vraiment une course à l’audimat par l’image spectaculaire ?
… mais les journalistes, eux, sont en train d’observer la « violence » du mouvement tout en affirmant que cette « violence » est ce qui détourne l’attention des médias par rapport au message du mouvement. C’est absurde. Surtout que des études en sociologie des médias ont démontré qu’en général, les mouvements sociaux qui restent dans la légalité et dont les manifestations sont tranquilles ont généralement beaucoup moins de couvertures médiatiques. Par exemple, une manifestation du premier mai paisible sera traitée ainsi dans les médias : une photo, souvent de parents avec un enfant ou un syndicaliste avec une bannière et, en dessous, une légende qui dit « manifestation bon enfant, l’ambiance était bonne pour la journée internationale des travailleurs ». Point. Alors que tous les médias ont reçu le communiqué exprimant un ensemble de revendications.
Et là du coup les gilets jaunes et les « blacks blocs » sont des bons exemples. Si le recours à la force est assez important ou s’inscrit dans la durée, il va y avoir assez rapidement des « vox pop » où on va essayer d’aller chercher Nathalie et Robert qui étaient dans la rue pour connaître leurs revendications. Puis, on va faire un petit topo, souvent avec un ou deux spécialistes, et on va diffuser une petite vidéo. Et au fil du temps, le recours à la force par le mouvement a parfois pour effet de permettre à la voix des fameux casseurs de percer, même dans les mouvements de masse.
Ce qui a aussi été constaté à l’époque du mouvement altermondialiste dans les années 2000, c’est que les actions des blacks blocs étaient tellement couvertes par les médias de masse que ça attirait les gens vers des sites internet particuliers, tels qu’Indymédia ou Infoshop. Le nombre de visites explosait. Et pas seulement sur l’entrée « black bloc », mais aussi sur « What is anarchism », ou « History of Anarchism ». Des dizaines de milliers de personnes se disaient « c’est quoi ce truc ? ». C’est l’avantage aujourd’hui d’avoir des médias alternatifs accessibles. Mais ce sont aussi les médias de masse qui ont favorisé une certaine popularité ou une certaine curiosité envers ces mouvements.
Au final, tout ça s’inscrit dans le débat au sein des mouvements sur l’efficacité de la violence. Les non-violents dogmatiques prétendent que ce n’est jamais efficace parce que cela attire une mauvaise presse. Mais on peut leur répondre que cela permet au moins d’avoir une couverture dans des médias qui se désintéressent de nous si on ne trouble pas un peu l’ordre des choses. Et ensuite que cela attire l’attention et que des gens vont s’intéresser à notre mouvement. En termes d’efficacité médiatique, il faut donc aller au-delà de premier coup d’œil qui est effectivement péjoratif et dénigrant. Mais on peut aussi débattre de la nécessité ou non de tenir compte des médias dominants...
En quoi l’action directe constitue-t-elle un moyen de se réapproprier la politique, de repenser la démocratie ?
Pour que la politique ait du sens, il faut qu’il y ait un rapport direct avec les autres personnes qui sont interpellé-e-s par le problème qu’on soulève. On pense, on parle et on agit ensemble, c’est ça pour moi l’action directe : une assemblée, une occupation d’un rond-point ou d’un bâtiment, une manifestation. Tout ça c’est de l’action directe, même si on pense plus souvent à des actes de sabotage ou d’affrontement. L’action indirecte, c’est tout ce qui passe par la représentation, ou par le fait de se mettre au service de quelqu’un d’autre. Par exemple, quand on est militant dans un parti politique, notre effort est surdéterminé par les règles du jeu électoral, sans compter qu’il faut être au service de quelques individus qui veulent être élus et qui calculent le succès de l’action au nombre de voix et au nombre d’élus. Tout notre effort est consacré à des individus qui veulent accéder au pouvoir. Ce n’est pas politique au sens où je l’entends : ni autonome, ni émancipateur.
La Suisse semble être un cas particulier où la paix sociale et les instruments d’interventions semi-directes semblent avoir pacifié les mouvements sociaux, sans autre action que la manifestation pacifiste, calme et déclarée...
Par rapport à la question des initiatives et des référendums, j’avais lu un texte de Hanspeter Kriesi, spécialiste des mouvements sociaux en Suisse dans les années 90, qui disait que les manifestations sont moins bien vues en Suisse qu’ailleurs, parce que le nombre de référendums et d’initiatives donne l’impression aux suisses qu’il y a réellement des moyens de s’exprimer sur tout, et soi-disant de façon « directe »3. Vous avez tellement l’impression d’avoir prise sur la politique par les canaux officiels que ça diminue d’autant plus la possibilité de voir émerger d’autres formes d’actions directes.
Face aux urgences environnementales et sociales, où se trouvent les moyens de notre radicalité ?
Pour moi, la radicalité est dans l’autonomie, l’autodétermination politique et l’autogestion. C’est un cadre, mais ça n’implique pas forcément que je ne me retrouve qu’avec des gens avec lesquels je m’entends bien, ou avec lesquels je suis d’accord, ou que le résultat soit à la hauteur de ce que j’espère. Et souvent, ça ne fonctionne pas… mais ce qui est sûr, c’est que quand je regarde mes ami.e.s progressistes qui misent plutôt sur les politiques électorales, ils et elles perdent tout le temps. J’ai donc connu plus de victoires, même si ce ne sont pas des victoires globales et que le capitalisme, le racisme, le patriarcat et l’État ne sont pas abolis...
Les partis de gauche ne réalisent rien, mettent tellement d’énergie et d’argent dans les campagnes électorales, avec des calendriers sur des années, des vedettes, des luttes internes… Il y a des gens qui consacrent leur vie à maintenir ces structures partisanes et leurs luttes de pouvoir. Et une fois qu’ils sont élus, ils ont leur équipe, ils dépensent leur argent... Imaginons ce que les mouvements autonomes pourraient faire avec tout cet argent ? C’est hallucinant tout ce qui est investi ou plutôt gaspillé lors des campagnes électorales, pour payer le personnel étatique, les firmes de marketing et de publicité, les personnes salariées par les partis, les compagnies de transport, etc.. C’est une catastrophe. Et les progressistes électoralistes nous disent qu’on est des idéalistes utopistes et qu’on devrait voter pour eux, se joindre à eux, alors qu’on ne représente rien en termes d’électorat et que c’est pas nous qui allons les faire gagner. Or, si eux faisaient le chemin inverse, nous pourrions réaliser ensemble des choses extraordinaires, en toute autonomie, donc en toute liberté, égalité, solidarité et sécurité. C’est ce qu’on propose, et c’est beaucoup plus intéressant que de voter.
[Article paru dans la revue Moins ! n°43, octobre-novembre 2019. http://www.achetezmoins.ch/]