A propos du journal Moins
- Confronté∙e∙s à la banalisation des questions écologiques et à une cruelle absence de voix critiques vis-à-vis du productivisme et du progrès, Moins ! aspire à promouvoir et diffuser les idées de la décroissance. Ce mot-obus, qui s’attaque à la religion de la croissance économique, ne trouve guère de visibilité dans les médias dominants. Quand il y figure, il l’est souvent à mauvais escient (en synonyme de récession) ou de façon caricaturale (cavernes, bougies et calèches !). Il s’agit pourtant d’un courant de pensée qui connait un succès grandissant, en Europe aussi bien qu’en Amérique Latine, au moment même où convergent des crises diverses et profondes – écologique, sociale, économique et morale.
- Pour pallier ce manque, Moins ! se propose d’être un cri de contestation et de résistance, mais aussi un espace ouvert à des voix dissidentes, à des sujets et des questions tabous, afin de révéler l’existence de pistes alternatives et devenir un lieu de réflexion (et d’action !) pour construire une façon de vivre ensemble plus égalitaire et solidaire. 5 ans d’existence, mais aucune sur internet, la rédaction du journal a décidé de remédier à cela en publiant, chaque semaine, un article d’un numéro récent ou ancien, pour vous permettre de (re)découvrir le contenu de cette publication.
- Alliant articles d’actualité, témoignages locaux et textes de fond, chaque numéro peut compter sur la collaboration d’une équipe de rédacteur∙trice∙s et de dessinateur∙trice∙s, entièrement bénévoles et réuni∙e∙s par un vif esprit « éconoclaste ». Sans publicité, libre de toute attache politicienne, notre journal de 32 pages de qualité est vendu selon le principe du prix libre, tant au numéro qu’à l’abonnement. Il est également disponible en kiosque, au prix de 5 francs. Le premier numéro d’il y a 5 ans avait pour thème "La décroissance". En voici un article.
« Chaque ville prend forme du désert auquel elle s’oppose », écrivait Italo Calvino au sujet de Despina, l’une de ses célèbres villes invisibles. Bien que la décroissance s’apparente davantage à une série de chantiers qu’à une cité, une excursion dans l’aridité intellectuelle qui caractérise bon nombre des clichés que l’on rencontre fréquemment dans les médias dominants va nous permettre de mieux en cerner les contours. Rares sont les concepts qui ont le don de susciter des attaques si virulentes, souvent basées sur des stéréotypes (qui prêteraient presque à sourire s’ils n’étaient pas incessamment ressassés) ou sur des amalgames dont il convient de se distancer rapidement. Voici donc une liste non exhaustive d’idées arbitrairement attribuées aux objecteurs et objectrices de croissance, que nous aurons l’occasion de développer dans les numéros à venir.
La décroissance, c’est le retour à l’âge de pierre
Connue aussi dans ses variantes ayant trait aux cavernes, aux bougies et aux calèches, c’est probablement l’accusation la plus commune à laquelle s’expose quiconque aurait le culot blasphématoire de ne pas s’agenouiller devant le Très Saint autel du Progrès. Tout soupçon d’attitude critique à l’égard de la nouvelle percée technologique vous vaudra l’étiquette d’obscurantiste. Toute perplexité que vous pourriez nourrir vis-à-vis des formidables améliorations de la qualité de vie et du confort générés par la technoscience fera de vous un réactionnaire. Il faut apprendre à vivre avec son temps, pour mortifère et destructeur que celui-ci puisse être.
Derrière ces injonctions se cache une équation dont la simplicité n’a d’égale que l’absurdité : nouveau = mieux. Économiquement parlant, la logique ne fait pas un pli, et constitue d’ailleurs l’un des principaux ressorts du système productiviste. Mais puisque la vie ne saurait se résumer aux formules des économistes, interrogeons-nous plutôt sur l’explosion des inégalités sociales, les dégâts à l’écosystème et le vide existentiel engendrés par la course effrénée à la croissance. On sait que c’est seulement à partir des années septante que, dans la plupart des pays occidentaux, l’empreinte écologique a commencé à devenir insoutenable ; on sait aussi que, à cette même époque, l’écart entre les revenus était bien plus limité que celui qu’on connaît aujourd’hui (d’après une étude de l’INSEE, 2009). Nos parents étaient-ils donc des hommes et des femmes des cavernes, ayant vécu une existence faite de privations et de malheur ? Qu’il s’agisse de l’avenir ou du passé, l’idéalisation demeure un processus stérile que les objecteurs et objectrices de croissance n’ont pas envie partager. Nous préférons nous questionner sur les conséquences qu’entraîne toute innovation technique et (re-)découvrir des pratiques de convivialité, en nous inspirant - parfois ! - du passé pour un futur meilleur.
La décroissance, c’est la récession
Il s’agit d’un raccourci tentateur auquel cèdent régulièrement les journalistes, qui emploient les deux termes de manière synonymique. Mais si tel était le cas, à quoi bon créer un journal pour promouvoir une réalité qui, qu’on le veuille ou non, va s’imposer à tous, comme l’indiquent les crises actuelles ? Or, une différence fondamentale sépare récession et décroissance : la première n’est que le résultat (inéluctable) d’une conjoncture économique ; la deuxième constitue en revanche un projet politique, reposant sur des valeurs sociétales radicalement différentes. Il ne suffit pas, en effet, d’ajouter un signe négatif devant le taux de variation annuel du PIB pour changer en profondeur une société. La misère et le chômage qui découleraient d’une société travailliste soudainement privée de travail sont incompatibles avec les modes de vie que défendent les objecteurs et objectrices de croissance. La sobriété et le partage auxquels nous souhaitons parvenir nécessitent une remise en question tant quantitative que qualitative. Moins ne suffit pas ; il faut aussi agir, et penser, différemment. Cela commence par la nécessité de réintroduire une distinction entre biens et marchandises, nuance délibérément ignorée par l’ensemble des économistes orthodoxes, qui se bornent à additionner les transactions monétaires sans prendre en compte leur contenu : nous savons toutes et tous qu’un accident routier est bien plus rentable qu’une balade en forêt. On serait alors tenté∙e∙s de croire qu’il suffit de changer d’indicateur pour changer de système : fini le PIB, vive l’index du progrès authentique, l’index de développement humain ou même le PID (le Produit Interne Doux des ami∙e∙s québécois∙e∙s). Ces barèmes permettent certes de prendre en compte des dimensions jusqu’à présent occultées, mais ils ne nous semblent pas immunisés contre l’un des virus les plus agressifs de nos sociétés, qui attribue une valeur économique, un prix à tout, contribuant ainsi à l’omnimarchandisation du réel. Peut-on vraiment sortir de l’économicisme grâce à de nouveaux paramètres… économiques ? S’il est vrai que ce qui a de la valeur n’a pas de prix, il est urgent de s’attaquer plutôt au moteur du système productiviste : le monde du travail. Diminuer l’emprise de la sphère marchande sur notre quotidien, c’est revendiquer ensemble plus de temps libre pour s’adonner à des activités qui ne réduisent pas l’humain au binôme consommateur-producteur, mais qui lui permettent de renouer avec d’autres dimensions essentielles de la vie (culturelles, artistiques, spirituelles…). Pour André Gorz, l’aliénation contemporaine résulte du fait que « nous ne produisons rien de ce que nous consommons et ne consommons rien de ce que nous produisons ». Quand nous nous serons réapproprié le sens de notre travail, aurons réduit sa durée et élargi la sphère de l’autonomie, chaque point de PIB perdu sera un point de bonheur gagné, et le pouvoir d’achat fera place au pouvoir de vivre.
La décroissance, c’est un projet malthusien 1
La question démographique a beau être régulièrement débattue parmi les objecteur∙trice∙s de croissance, il se trouve toujours quelqu’un pour affirmer qu’il s’agit d’un thème tabou. C’est pourquoi nous avons décidé de nous y attaquer tout de suite, dès le premier numéro, en exposant brièvement notre point de vue (qui est aussi celui d’une large majorité des partisans de la décroissance).
Si vous feuilletez ce journal, c’est que vous savez probablement déjà que, sans vous assommer de chiffres, 20% de l’humanité s’approprie 86% des ressources. Si cela paraît encore abstrait, imaginons un gâteau partagé en cinq parts : vous en prenez quatre et vous laissez la dernière à vos invité∙e∙s, sans oublier d’en prendre encore une bouchée (6%). Cette situation, qui se produit non pas à votre table mais à l’échelle mondiale, crée un malaise compréhensible par rapport à nos belles valeurs occidentales et aux droits de l’homme. Pour y remédier, on s’accorde, à gauche comme à droite, sur la même solution : agrandissons le gâteau ! Mais puisque l’absurdité d’une croissance infinie sur une planète finie commence gentiment à devenir évidente, même dans les esprits des économistes, de nouvelles idées fleurissent, comme celle de réduire le nombre des convives autour de la table. Un raisonnement cartésien dont nous souhaitons nous distancer résolument.
Avant de nous poser la question de savoir si nous sommes trop nombreux, questionnons la prétendue unité de ce « nous » : est-ce qu’on parle de riches habitant∙e∙s de l’Occident, dont l’empreinte écologique exigerait 3 à 7 planètes supplémentaires, selon que l’on se situe en Europe ou aux Etats-Unis, ou est-ce qu’on songe aux paysan∙ne∙s burkinabé∙e∙s, pour qui une suffit, ou encore aux Afghan∙e∙s, qui se situent au bas du classement avec 0,1 planète ? Face à ces inégalités, force est de constater que ce ne sont peut-être pas les êtres humains qui sont trop nombreux, mais – pour reprendre les mots de Serge Latouche – les automobilistes. Mais aussi les touristes, les « geek », les « fashionistas », les mangeurs et mangeuses de viande, etc. Une autre interrogation fertile, si les antinatalistes nous permettent l’usage de cet adjectif, concerne l’identité du convive sacrifié. Dans les pays occidentaux, le taux de natalité est stabilisé depuis plusieurs décennies et rares sont les familles qui ont plus de deux enfants ; dans les pays du Sud, ce même taux est beaucoup plus élevé. Pas difficile, dès lors, de comprendre à qui s’adressent les discours de limitation démographique… Une fois de plus dans l’Histoire, après avoir imposé son mode de vie, l’hémisphère riche viendrait dicter sa loi à des populations qu’il a expropriées de tout autre bien (d’où la racine étymologique du terme prolétaire, « qui n’a rien d’autre que sa prole, sa progéniture »). Sans nous étendre davantage sur les moyens de parvenir à une baisse de la population (politiques antinatalistes autoritaires, eugénisme, guerres, famines, épidémies...), les considérations que nous venons de formuler n’ont pas pour but d’occulter l’importance d’une réflexion sur l’enjeu démographique, mais d’en relativiser l’importance par rapport à d’autres luttes. À commencer par celle contre les inégalités sociales : aussi longtemps que le fossé Nord-Sud ne sera pas réduit, tout propos centré sur l’aspect démographique ne sera qu’une variante du célèbre « notre mode de vie n’est pas négociable » ; aussi longtemps qu’un animal de compagnie ou son avatar auront une empreinte écologique plus lourde que celle d’un être humain, tout propos antinataliste sera indécent. Si l’élimination de la misère a, par le passé, contribué à réduire la pression démographique, nous engageons le pari qu’à l’avenir ce seront la redécouverte et la revalorisation de pratiques « pauvres » mais conviviales qui permettront à l’humanité de ne pas avoir à sacrifier ce qu’il y a d’humain en elle pour se sauver.
La décroissance, c’est égoïste et indécent
Ils ont beau avoir détruit des cultures entières, contraint à la misère et à la faim des milliards d’êtres humains, provoqué des dégâts irréversibles aux écosystèmes de la planète : tout cela, et bien d’autres exploits encore que l’on ne saurait nommer de façon exhaustive, ne suffit pas pour que les tenants de la croissance économique remettent en cause leur credo. Bien au contraire : mentionnez la possibilité d’une politique à l’enseigne de la sobriété et du partage et, telles des vierges effarouchées, les têtes pensantes du néolibéralisme fronceront les sourcils pour afficher haut et fort tout leur mépris face à une proposition « égoïste, immorale et indécente », qui priverait les « pays en voie de développement » de toute ambition à atteindre notre niveau de vie et, donc, le bonheur. Sans nous attarder davantage sur le fait que les objecteurs et les objectrices de croissance ne prêchent pas leurs idées dans les favelas brésiliennes, dans les rizières du Bangladesh ou auprès de victimes de la famine au Darfour, mais bel et bien dans des pays occidentaux largement en surpoids, au sens propre comme au figuré, analysons de plus près la litanie « pas de salut en dehors de la croissance ».
Comment ne pas relever, pour commencer, que les scénarios catastrophistes associés aux idées décroissantes correspondent, en tout et pour tout, aux résultats de deux siècles de poursuite de la croissance, d’abord avec les habits de la colonisation et, plus récemment, avec ceux de la globalisation ? En dépit de l’évidence, on s’obstine à proposer comme unique solution la cause même du problème. Laissons ensuite de côté tout souci de réalisme et efforçons-nous d’imaginer que, malgré un stock de ressources non renouvelables dangereusement proche de l’épuisement, quelques improbables prodiges technologiques rendent possible l’accès de l’ensemble de la planète à notre mode de vie consumériste : est-ce vraiment ce que souhaitent les pays du Sud ? Il y a de quoi en douter, comme l’attestent tant les récents débats en Amérique Latine sur le buen vivir que nombre d’ouvrages d’auteur∙e∙s, issu∙e∙s de différentes disciplines, qui s’attaquent au mythe du développement et de ses prétendus bienfaits. Parmi celles et ceux-ci, contentons-nous de citer Majid Rahmena (cf. p.27) et Gilbert Rist, pour qui « imaginer un « développement » qui serait en quelque sorte « découplé » de la croissance n’est qu’une vue de l’esprit. Il est en effet totalement illusoire d’espérer que le « développement » puisse advenir sans que ne se fassent sentir tous les effets contre-productifs de la croissance économique. Faut-il alors abandonner les pays du Sud à leur misère ? Certainement pas. D’abord, ils vont continuer de produire (comme ils l’ont toujours fait !) mais ils pourraient le faire pour eux-mêmes et assurer leur autonomie et leur souveraineté alimentaires au lieu d’être entraînés dans une course aux exportations (non seulement de matières premières mais de fleurs, de fruits, de légumes, de coton, de bois ou de soja destiné à nourrir les animaux des pays riches) dictée par les grandes organisations internationales ; ils pourraient aussi redistribuer les revenus considérables qui sont extorqués par une minorité, ou cesser d’entretenir le commerce international des armements pour faire la guerre à leur propre population. En d’autres termes, les solutions existent qui permettraient aux pays du Sud de quitter le cercle infernal de la croissance économique dans lequel le « développement » les a enfermés et les a appauvris tout en prétendant faire leur bonheur. Finalement, c’est dans les pays du Sud que les conséquences néfastes de la croissance économique se révèlent le plus clairement car elle a pu s’y déployer plus librement qu’au Nord, à la faveur de pouvoirs faibles ou corrompus et sous l’effet de politiques économiques imposées par les anciens colonisateurs ou par les institutions financières internationales. Avec les résultats que l’on sait. Il faut donc beaucoup de naïveté – et d’aveuglement – pour penser qu’il est nécessaire de continuer à l’entretenir, même au nom du « développement ». Aux lecteurs et lectrices, enfin, l’invitation à vérifier la pertinence de l’association entre niveau de vie et bonheur. Si évidente aux yeux des économistes, cette idée est pourtant réfutée par nombre de recherches, parmi lesquelles figure aussi le célèbre paradoxe d’Easterlin (économiste lui aussi !) : au-delà d’un certain seuil, la hausse du revenu ne se traduit pas nécessairement par une hausse du niveau de bien-être ressenti par les individus. Mais l’on sait bien que le propre d’une pensée magique – et la croissance en est une – est de rester imperméable à l’expérience…