Article initialement paru sur Technopolice
On a beaucoup parlé ici ces derniers mois de surveillance des manifestations ou de surveillance de l’espace public dans nos villes, mais la technopolice est avant tout déployée aux frontières – et notamment chez nous, aux frontières de la « forteresse Europe ». Ces dispositifs technopoliciers sont financés, soutenus et expérimentés par l’Union européenne pour les frontières de l’UE d’abord, et ensuite vendus. Cette surveillance des frontières représente un marché colossal et profite grandement de l’échelle communautaire et de ses programmes de recherche et développement (R&D) comme Horizon 2020.
Roborder – des essaims de drones autonomes aux frontières
C’est le cas du projet Roborder – un « jeu de mots » entre robot et border, frontière en anglais. Débuté en 2017, il prévoit de surveiller les frontières par des essaims de drones autonomes, fonctionnant et patrouillant ensemble. L’intelligence artificielle de ces drones leur permettrait de reconnaître les humains et de distinguer si ces derniers commettent des infractions (comme celle de passer une frontière ?) et leur dangerosité pour ensuite prévenir la police aux frontières. Ces drones peuvent se mouvoir dans les airs, sous l’eau, sur l’eau et dans des engins au sol. Dotés de multiples capteurs, en plus de la détection d’activités criminelles, ces drones seraient destinés à repérer des “radio-fréquences non fiables”, c’est-à-dire à écouter les communications et également à mesurer la pollution marine.
Pour l’instant, ces essaims de drones autonomes ne seraient pas pourvus d’armes. Roborder est actuellement expérimenté en Grèce, au Portugal et en Hongrie.
Un financement européen pour des usages « civils »
Ce projet est financé à hauteur de 8 millions d’euros par le programme Horizon 2020 (subventionné lui-même par la Cordis, organe de R&D de la Commission européenne). Horizon 2020 représente 50% du financement public total pour la recherche en sécurité de l’UE. Roborder est coordonné par le centre de recherches et technologie de Hellas (le CERTH), en Grèce et comme le montre l’association Homo Digitalis le nombre de projets Horizon 2020 ne fait qu’augmenter en Grèce. En plus du CERTH grec s’ajoutent environ 25 participants venus de tous les pays de l’UE (où on retrouve les services de police d’Irlande du Nord, le ministère de la défense grecque, ou encore des entreprises de drones allemandes, etc.).
L’une des conditions pour le financement de projets de ce genre par Horizon 2020 est que les technologies développées restent dans l’utilisation civile, et ne puissent pas servir à des fins militaires. Cette affirmation pourrait ressembler à un garde-fou, mais en réalité la distinction entre usage civil et militaire est loin d’être clairement établie. Comme le montre Stephen Graham, très souvent les technologies, à la base militaires, sont réinjectées dans la sécurité, particulièrement aux frontières où la migration est criminalisée. Et cette porosité entre la sécurité et le militaire est induite par la nécessité de trouver des débouchés pour rentabiliser la recherche militaire. C’est ce qu’on peut observer avec les drones ou bien le gaz lacrymogène. Ici, il est plutôt question d’une logique inverse : potentiellement le passage d’un usage dit “civil” de la sécurité intérieure à une application militaire, à travers des ventes futures de ces dispositifs. Mais on peut aussi considérer la surveillance, la détection de personnes et la répression aux frontières comme une matérialisation de la militarisation de l’Europe à ses frontières. Dans ce cas-là, Roborder serait un projet à fins militaires.
De plus, dans les faits, comme le montre The Intercept, une fois le projet terminé celui-ci est vendu. Sans qu’on sache trop à qui. Et, toujours selon le journal, beaucoup sont déjà intéressés par Roborder.
IborderCtrl – détection d’émotions aux frontières
Si les essaims de drones sont impressionnants, il existe d’autres projets dans la même veine. On peut citer notamment le projet qui a pour nom IborderCtrl, testé en Grèce, Hongrie et Lettonie.
Il consiste notamment en de l’analyse d’émotions (à côté d’autres projets de reconnaissances biométriques) : les personnes désirant passer une frontière doivent se soumettre à des questions et voient leur visage passer au crible d’un algorithme qui déterminera si elles mentent ou non. Le projet prétend « accélérer le contrôle aux frontières » : si le détecteur de mensonges estime qu’une personne dit la vérité, un code lui est donné pour passer le contrôle facilement ; si l’algorithme considère qu’une personne ment, elle est envoyée dans une seconde file, vers des gardes-frontières qui lui feront passer un interrogatoire. L’analyse d’émotions prétend reposer sur un examen de « 38 micro-mouvements du visage » comme l’angle de la tête ou le mouvement des yeux. Un spectacle de gadgets pseudoscientifiques qui permet surtout de donner l’apparence de la neutralité technologique à des politiques d’exclusion et de déshumanisation.
Ce projet a également été financé par Horizon 2020 à hauteur de 4,5 millions d’euros. S’il semble aujourd’hui avoir été arrêté, l’eurodéputé allemand Patrick Breyer a saisi la Cour de justice de l’Union Européenne pour obtenir plus d’informations sur ce projet, ce qui lui a été refusé pour… atteinte au secret commercial. Ici encore, on voit que le champ “civil” et non “militaire” du projet est loin de représenter un garde-fou.
Conclusion
Ainsi, l’Union européenne participe activement au puissant marché de la surveillance et de la répression. Ici, les frontières et les personnes exilées sont utilisées comme des ressources de laboratoire. Dans une optique de militarisation toujours plus forte des frontières de la forteresse Europe et d’une recherche de profit et de développement des entreprises et centres de recherche européens. Les frontières constituent un nouveau marché et une nouvelle manne financière de la technopolice.
Les chiffres montrent par ailleurs l’explosion du budget de l’agence européenne Frontex (de 137 millions d’euros en 2015 à 322 millions d’euros en 2020, chiffres de la Cour des comptes européenne) et une automatisation toujours plus grande de la surveillance des frontières. Et parallèlement, le ratio entre le nombre de personnes qui tentent de franchir la Méditerranée et le nombre de celles qui y laissent la vie ne fait qu’augmenter. Cette automatisation de la surveillance aux frontières n’est donc qu’une nouvelle façon pour les autorités européennes d’accentuer le drame qui continue de se jouer en Méditerranée, pour une “efficacité” qui finalement ne profite qu’aux industries de la surveillance.
Dans nos rues comme à nos frontières nous devons refuser la Technopolice et la combattre pied à pied !