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Luttes paysannes dans les années 1970

Ce mois-ci Renversé s’intéresse à la contestation de la « course accélérée vers l’avenir ». Un thème de réflexion proposé tout au long de cette drôle d’année 2020 par les Archives contestataires. Il s’agit de revenir, à l’aide de documents d’époque, sur la période de généralisation de la voiture individuelle, des appareils électroménagers, de l’augmentation des rendements agricoles bruts, etc. pour se demander si ces « progrès » ont vraiment été unanimement acceptés ou s’ils n’auraient pas fait l’objet de certaines contestations.

Suisse |

Au moment où le gouvernement de Macron vient d’autoriser à nouveau l’usage de pesticides interdits sous la pression des riches producteurs de betteraves de l’Est de la France, nous proposons un rapide parcours dans les luttes paysannes en Suisse dans les années 1970. [1]

Nous suivrons les actions relatés par le journal Tout va bien - mensuel suisse de contre-information et de luttes. C’est un journal, publié mensuellement entre 1972 et 1978, puis chaque semaine entre 1980 et 1983. Sans être lié à une organisation politique, Tout va bien relaie les luttes, les questionnements, les débats qui parcourent la gauche issue de 1968 et les mouvements culturels. Une grand-mère de renverse.co en quelque sorte...

Autour de 1974-1974, Tout va bien se penche souvent sur la situation des paysans suisses qui luttent, à cette époque, sur plusieurs fronts.

Course accélérée vers le rendement brut : gagner six mois contre les mauvaises herbes...

Le tableau statistique de la modernisation de l’agriculture en Suisse entre 1950 et 2000 ne diffère pas de celui qu’on peut dresser pour les autres pays européens. L’échelle des modifications structurelles est sans doute différente, mais dans l’ensemble la perte d’emploi agricole et rural, la mécanisation des travaux et l’endettement des agriculteurs peuvent être observés en Suisse comme partout ailleurs en Europe.

Tableau 1 – Actifs agricoles. Nombre de personnes travaillant dans le domaine agricole, quel que soit le statut, sans les activités de transformation et en tenant compte des temps partiels (Dictionnaire historique de la Suisse)

La part des actifs agricoles dans la population active est divisée par cinq entre 1950 et 2000. La même tendance à supprimer du travail spécialisé s’observe à l’aval du système agro-alimentaire. Les artisans (bouchers, boulangers, etc.) voient leur nombre diminuer, tandis que s’affirme la hégémonie des grandes surfaces sur l’approvisionnement alimentaire.

Tableau 2 – Emplois et structures dans la transformation agricole 1955-1995. (Dictionnaire historique de la Suisse)

Alors que le nombre d’actifs agricoles diminue fortement, la surface moyenne travaillée par exploitation est multipliée par trois. Cette augmentation de la productivité du travail est liée à la mécanisation, à la chimie de synthèse et à l’amélioration des plantes. Mais ces trois moyens de modernisation de l’activité agricole nécessitent de forts investissements.

Publicité pour un désherbant dans un journal agricole en 1974. On remarque d’abord la représentation à l’oeuvre dans cette publicité : l’agriculteur est seul au milieu de son champ, aux commandes d’une machine. Ensuite, le slogan est tout à fait conforme à cette période de course accélérée vers l’avenir : il est en effet proposé de « gagner six mois sur les mauvaises herbes ».

Le capital fixe formé dans le secteur agricole est ainsi multiplié par six en moins de cinquante ans, tandis que l’endettement des agriculteurs atteint des proportions problématiques. Selon la brochure de l’initiative Ville-Campagne, « les paysans suisses sont ainsi les plus endettés d’Europe : 50 % du capital […] a été emprunté ! »

Les rendements bruts (production par unité de surface sans les intrants) augmentent de façon spectaculaire. C’est l’élément qui est retenu par le récit historique classique des Trente glorieuses : l’explosion des rendements bruts permet d’assurer l’approvisionnement alimentaire de l’Europe.

Mais les rendements nets (rendement comptable après déduction des frais d’exploitation), après avoir augmenté, vont diminuer et même passer, face à l’explosion des charges d’exploitation, au-dessous du seuil de rentabilité.

Par ailleurs, comme le relèvent à propos de la France Armel Campagne, Léna Humbert et Christophe Bonneuil :

« entre 1959 et 1979, l’agriculture produit deux fois plus par hectare, mais en consommant trois fois plus d’énergie fossile : son rendement énergétique a donc diminué tandis qu’ont grimpé ses émissions de gaz à effet de serre. »

Celles et ceux qui résistent

Si les effets pervers de la transformation profonde de l’agriculture sont aujourd’hui bien visibles, dans les années 1970, la focalisation sur l’augmentation des rendements bruts dissimule les risques et les conflits autour de cette transformation. L’Union suisse des paysans (USP), syndicat agricole majoritaire et tout puissant, adhère à cette vision : ceux qui tireront leur épingle du jeu de l’industrialisation verront leur situation s’améliorer, les autres quitteront la terre et iront grossir les rangs des travailleurs industriels et du tertiaire.

Dès la fin des années 1950, cette ligne syndicale hégémonique est contestée par l’Union des producteurs suisses (UPS), l’ancêtre de l’actuel Uniterre, qui organise de nombreuses actions spectaculaires.

Comme dans le mouvement ouvrier, une lutte pour la légitimité de la représentation paysanne sur le plan politique et social s'ouvre dans les années 1960.

Cette division du front syndical provoque une double marginalisation. D’une part le discours des contestataires est marginalisé, jugé extrémiste et illégitime du fait de sa base restreinte. D’autre part, le syndicat hégémonique perd lui aussi de sa force de représentation : la diminution du nombre des actifs agricoles fait perdre aux paysans leur statut de clientèle politique.

On verra dans la chronologie reproduite ci-dessous que les luttes paysannes des années 1970 s’orientent autour de trois axes :

  • lutte contre l’emprise de la grande distribution : les projets d’élevage industriel de Migros sont vivement attaqués, de même que la politique de prix de Denner ;
  • lutte contre les normes sanitaires (contrôle laitier) qui sont des prétextes à une politique de prix défavorable aux éleveurs ;
  • tentatives de rencontrer la population urbaine au travers des marchés libres.

A la lecture de cette chronologie, il est facile de ce convaincre que la modernisation de l’agriculture suisse ne s’est pas faite sans résistances.

Nous reproduisons ci-dessous une chronologie des différents fronts de luttes paysannes dans la première moitié des années 1970. Elle est tirée d’un dossier de Tout va bien mensuel (juillet 1974, n°13) qui peut être téléchargé ici : PDF basse définition, PDF haute définition.

Une chronologie des résistances 1965-1974

1965, Suisse alémanique Création du Comité d’action paysan à Sempach

1er mai 1968, Yverdon 2000 personnes manifestent pour protester contre la baisse du revenu paysan.

Mars 1972, Fribourg Manifestation à Belfaux

1er mai 1972 Des « feux de la colère » s’allument en Suisse romande, notamment en Valais, pour affirmer le mécontentement paysan.

25 janvier 1973 Denner baisse les prix de certains produits agricoles indigènes de 30%, donc vend à perte (par exemple : 85 centimes le litre de lait). L’UPS proteste contre le mépris du travail paysan et contre la duperie que cette baisse cache. « Les consommateurs paient eux-mêmes par des prix surfaits sur d’autres marchandises des actions malfaisantes qui obligent les jeunes paysans à déserter la terre » explique un tract de l’UPS.

150 paysans à Fribourg, 200 à Moutier et 300 à Yverdon protestent devant ou dans les magasins Denner. « Aujourd’hui c’est l’avertissement ! Si vous continuez, nous serons violents ! »

7 août 1973, Saxon Environ 1000 paysans, dont des délégués de Berne, de Vaud, Fribourg commémorent le vingtième anniversaire de l’occupation de la gare. Le soir, des feux s’allument sur les collines autour de Saxon.

15 novembre 1973, Berne Des milliers de paysans (12’000 20’000 ?) marchent sur la Ville fédérale à l’appel de l’UPS et du Comité national de défense paysanne. On peut lire des slogans aussi contradictoires que « Pas ouvriers, entrepreneurs » et « Vive l’alliance du marteau et de la faucille » ou « Ouvriers, paysans, solidarité ».

17 décembre 1973 Les nouveaux arrêtés du Conseil fédéral sur les prix agricoles, qui ne répondent pas aux revendications paysannes, provoquent une colère généralisée et vont être à l’origine de toute une série d’actions directes.

Début 1974 : la guerre du lait

L’introduction progressive depuis le 1er mai 1973 d’un nouveau système de contrôle et de payement du lait selon le nombre de germes qu’il contient (voir encadré) soulève la colère des paysans. L’UPS appelle au boycott des analyses, qui s’étend dans tout le pays.

4 janvier 1974, Fribourg et Moudon Séquestre d’échantillons par des commandos motorisés.

7 janvier, Neuchâtel Manifestation pacifique, refus des contrôles.

7 janvier, Spiez et Bienne Boycott des contrôles, échantillons séquestrés et détruits.

7 janvier, Fribourg Plusieurs centaines de paysans manifestent après avoir constaté la non application de l’augmentation des prix sur les places de réception du bétail de boucherie, et refusent énergiquement le contrôle du lait en manifestant le même jour devant l’école d’agriculture à Grangeneuve.

8 janvier Les contrôles sont suspendus dans les cantons de Fribourg et Vaud.

8 janvier, région de Spiez Les paysans de Seftigen, Wimmis et des environs de Thoune se regroupent au laboratoire d’analyse pour boycotter les contrôles.

9 janvier, Oberthal (Berne) 1500 agriculteurs protestent contre les prix et le contrôle du lait. Ils décident le boycott des contrôles.

15 janvier, Emmen (Lucerne) Le Comité d’action Sempach demande la suspension du contrôle du lait, faute de quoi ses membres s’empareront des échantillons.

21 janvier, Bâle-Campagne Une vingtaine d’agriculteurs s’emparent d’échantillons de lait.

24 janvier, Rothenthum Plus de 150 agriculteurs du canton de Schwytz décident de refuser le prélèvement des échantillons.

Fin janvier : les analyses sont suspendues en Suisse romande et à Berne.

28 janvier Le Conseil fédéral exige que le contrôle et le paiement du lait « selon ses qualités » reprenne partout à partir du premier février.

2 février, Anet (Berne) Le Comité national de défense paysanne, dont l’UPS fait partie, conclut une trêve momentanée et accepte d’entrer en pourparlers.

Dès le 10 janvier 1974 : la guerre du purin.

La pieuvre Migros. Caricature dénonçant l’emprise de la Migros sur les campagnes et en particulier le cas de l’usine de sélection de porcs Optiporcs à Chesalles-sur-Moudon (Vaud). Extrait de Tout va bien Mensuel, n°13 (1974)

A la suite d’un article de Pierre Arnold dans Construire, le journal de la Migros, attaquant les revendications paysannes, les sections vaudoise et fribourgeoise de l’UPS décident, pour protester, de refuser le purin produit par l’élevage industriel de porcs de Chesalles-sur-Moudon (Optiporc, propriété de Migros, 7000 porcs « produisant » de 30 à 50’000 litres de lisier par jour, lisier accepté auparavant par les paysans des environs sur leurs champs).

Un « Appel aux paysans » est placardé dans la région de Moudon-Romont pour leur demander de refuser l’épandage du lisier. Les fosses d’Optiporc (qui peuvent contenir 40’000 litres de purin au lieu des 6 millions de litres prévus par les normes légales) menacent bientôt de déborder.

16 janvier, Guin la porcherie livre du purin à un paysan singinois. Des militants de l’UPS interviennent, empêchent d’autres livraisons et convainquent leur confrère de refuser ce purin.

17 janvier, Chesalles-sur-Moudon 300 à 400 agriculteurs demandent à Pierre Arnold de se rétracter publiquement... Une surveillance du niveau des fosses s’établit. Les paysans admettent qu’on enlève le trop-plein pour éviter de polluer l’eau de la région, ce surplus sera épandu sur les propriétés de la Migros.

18 janvier, Lausanne rencontre entre le Comité directeur de l’UPS et la direction d’Optiporc.

21 janvier le comité vaudois de l’UPS rencontre Pierre Arnold.

6 février en première page de Construire, Arnold dit « Oui au dialogue » et fournit d’autres données (celles concernant les paysans de montagne) que dans son premier article.

21 février, Lucens la commune de Lucens porte plainte, Optiporc venant épandre son purin dans une gravière, ce qui est interdit par la loi sur la protection des eaux. La gendarmerie reçoit l’ordre de faire cesser l’épandage. Migros estimait que le transport de son purin au Signal de Bougy ou en Suisse allemande coûtait trop cher.

20 mars, Chesalles-sur-Moudon un agriculteur qui avait installé une conduite de purin entre Optiporc et son domaine est victime d’un sabotage. Les tuyaux sont arrachés et rendus inutilisables, Les sections vaudoise et fribourgeoise de l’Union des producteurs de désolidarisent de cette action.

Début 1974 : Mouvement des marchés libres

Marché libre. Marché libre à Villars Vert, dans le canton de Fribourg, en 1974. Fotolib, Armand Dériaz.

Pour montrer la réalité des prix, viande, pommes de terre, oeufs, légumes sont vendus aux prix payés aux paysans, sans que les intermédiaires faussent le marché, pour dénoncer les marges que prennent les trusts. Le lait est distribué gratuitement. Rencontre des travailleurs de la terre et des travailleurs salariés, réflexion entamée sur les conditions du marché de l’alimentation, voilà les buts et les résultats.

25 janvier première vente sauvage de viande, Le Locle ; 9 février : Fribourg, quartier populaire de Villars-Vert ; 22 févnier : Cossonay et Payerne ; 23 fevrier : Penthalaz, Delémont, Romont, Moudon ; 2 mars : Bulle ; 9 mars : Renens et Châtel-St-Denis.

16 mars, Montelly (Lausanne) le marché libre est interdit par la Municipalité, qui invoque l’ordonnance fédérale sur le contrôle des viandes. Les autorités ont mis du temps pour s’apercevoir du « danger » !

Nuit du 4 au 5 janvier 1974 Plasticage du centre commercial Migros d’Avry-sur-Matran (50.000 france de dégâts) et tentative d’incendier une pompe à essence Migrol à Villars-sur-Glâne. Ces actes sont attribués aux paysans, et même par certains à l’UPS. Celle-ci s’en désolidarise et le juge d’instruction de La Sarine indique que l’enquête n’a pas fourni de preuves allant dans ce sens.

13 janvier, Romont Le docteur Lang, président de la paroisse, interrompt le sermon d’un frère Capucin à la Collégiale. Ce dernier évoquait le malaise paysan. Réaction de tous les paysans de la région, qui sabotent le commerce de tissus de Jean-Louis Pache, qui accompagnait le Dr Lang, et prennent parti pour les Capucins contre la bourgeoisie de Romont.

15 janvier, Neuchâtel « Créez la pénurie sur le marché » demande un avis envoyé aux paysans neuchâtelois par la Fédération laitière neuchâteloise et par la Société cantonale d’agriculture de Neuchâtel. Ces sociétés conseillent à leurs membres et aux autres paysans suisses de lutter sur le plan économique en réduisant leurs achats de fourrages, de machines agricoles, d’engrais et de produits antiparasitaires.

18 janvier Le Comité directeur de l’UPS décide le blocage des contrats de culture de betteraves sucrières (la production étant contingentée en fonction de la capacité de production des deux sucreries suisses, le paysan doit conclure un contrat avec la Confédération pour les surfaces qu’il a l’intention de cultiver en betteraves), tant que les prix minimum et l’extension de la superficie des plantations ne sont pas acceptées par le Conseil fédéral. A Anet, 300 paysans se déclarent d’accord avec cette action. Elle se termine le 5 février.

21 janvier, Wichtrach (Berne) manifestation de 300 paysans contre les prix, notamment des céréales.

8 février, Lucerne 4000 paysans de Suisse centrale manifestent au stade de l’Allmend contre la politique agricole de Beme, dont le représentant est copieusement sifflé par l’assemblée.

25 avril le Conseil fédéral relève les prix des produits agricoles de à 7,5% en moyenne. L’USP s’estime satisfaite, pour autant que l’importation de viande cesse tant que la production indigène n’est pas écoulée. L’UPS, elle, constate que le Conseil fédéral a cédé sur les produits dont on manque déjà, alors que le prix du lait continue à ne pas couvrir les frais de production (hausse de 5 centimes par litre, alors que l’USP en demandait 6 et l’UPS 10).

Le Comité national de défense paysanne demande au Conseil fédéral, après ce premier pas, de réviser l’ordonnance sur l’agriculture, de combler le retard sur les salaires paritaires et d’indexer les frais de production agricole. L’annonce des mesures fédérales a fait tomber une partie de la tension, mais de nombreux paysans se demandent si elles ne sont pas qu’une manoeuvre destinée à calmer leur colère. Ils sont prêts à reprendre la lutte si elles ne sont pas tenues.

P.S.

Depuis sa fondation en 2007, l’association Archives contestataires collecte, décrit et valorise des archives issues de nombreux mouvements sociaux de la deuxième moitié du XXe siècle : contre-culture, anti-militarisme, droits des patients, lutte contre le nucléaire, luttes sociales, contre-information, anti-impérialisme, luttes étudiantes, etc.

Les archives collectées auprès de militant·es, ou de groupes encore existants, sont stockées dans des conditions adaptées à une longue conservation. Elles font l’objet de descriptions accessibles en ligne par le biais d’inventaires et d’un catalogue de bibliothèque.

L’association anime des rencontres autour de ses archives, participe au commissariat d’expositions, édite des ouvrages et organise des journées d’études.

La consultation des archives est ouverte à toutes et à tous, sur rendez-vous (voir les modalités sur site archivescontestataires.ch).

Notes

[1Sur cette question, on peut également lire notre article paru dans le journal Moins ! du mois d’août.

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