Science - Technologies

Trans ne veut pas dire transhumain

Le texte qui suit est un résumé de la brochure “Trans ne veut pas dire transhumain : une réflexion trans sur les transhumanismes trans-friendly, cyberféminismes queer, écologismes et féminismes transphobes” publié en Italie en 2018 et disponible en version intégrale en italien sur le site https://anarcoqueer.wordpress.com. Ce résumé a été rédigé pour Rhizome par Alex B., auteur de la brochure.

La brochure “Trans ne veut pas dire transhumain” veut s’inscrire dans le débat sur le rôle de la technologie dans la société contemporaine, où le développement industriel, scientifique et technologique toujours plus poussé renforce le pouvoir des gouvernements ainsi que la logique capitaliste du pillage, fondée sur le mythe de la croissance économique infinie. Son impact sur l’existence de tout.e.s les habitant.e.s de la planète est énorme. Aujourd’hui, une perspective critique des systèmes de domination ne peut donc se faire sans aborder la question de la technoscience. Sur ce terrain se confrontent souvent des visions du monde différentes, à l’intérieur des mêmes mouvements de libération. Souvent, les problèmes apparaissent quand le regard posé sur ces questions demeure partiel, sans les prendre en considération dans toute leur complexité.

L’écologisme radical et une bonne partie des tendances anarchistes ont des positions très critiques par rapport à la technoscience, parce que le “progrès” y est vu comme l’une des causes fondamentales de la crise écologique en cours, de l’augmentation du contrôle social, de la perte d’autonomie des individus et des communautés, de l’effacement des modes de vie qui diffèrent du modèle occidental, fils de la révolution industrielle. D’autres mouvements antagonistes s’expriment aussi sur la technologie, mais souvent avec des positions plus nuancées ou hétérogènes : c’est le cas des mouvements féministes/queer, qui ont tendance à aborder le thème de la technologie et de la science seulement en ce qu’elles touchent aux questions de genre, passant ainsi à côté d’une critique plus générale et approfondie de l’idéologie scientifique et du progrès technique.

Si les technologies liées au contrôle des naissances (comme les contraceptifs et l’avortement) et les techniques liées aux transitions de genre des personnes trans sont généralement perçues d’un œil positif par les mouvements féministes/queer, d’autres technologies comme les pratiques de stérilisation forcée et de médicalisation des corps des femmes* sont depuis toujours farouchement critiquées.

En ce qui concerne les technologies reproductives plus récentes comme la procréation médicalement assistée (PMA) ou la gestation pour autrui (GPA), il y a un fort débat interne dans le monde féministe/queer. Certain.e.x.s considèrent ces applications comme un élargissement des libertés et des droits (avec une analyse plutôt superficielle de la question). D’autres les critiquent durement en y voyant de nouvelles formes de contrôle biopolitique sur les corps et les populations, à travers des pratiques eugénistes libérales qui accentuent les hiérarchies sociales, mettent en danger la santé des femmes* et des enfants qui vont naître, exproprient les femmes* de leurs capacités et des connaissances acquises par le passé, et les utilisent comme “cobayes” pour le développement des biotechnologies.

D’un côté, il serait limitant et trompeur de s’en tenir à évaluer le potentiel émancipatoire ou oppressif de ces technologies du point de vue des rôles de genre, étant donné que ces technologies ont beaucoup d’autres implications et qu’elles sont au cœur d’enjeux économiques et de pouvoir de nombreux acteurs (scientifiques, gouvernements, entreprises pharmaceutiques, etc). D’un autre côté, il est fondamental de porter attention à la dimension du genre dans la critique des technologies : cela peut faire la différence d’avec des positions critiques fondées sur de tout autres présupposés, telles que celles du monde catholique ou de groupes politiques de droite. C’est un terrain extrêmement délicat, d’où l’importance d’adopter une approche critique à 360 degrés.

L’auteur de ce texte est un mec trans, blanc, qui vit dans une région du monde privilégiée : je considère important de spécifier ce positionnement, parce que les analyses qui l’on produit ne sont pas neutres, elles ne peuvent faire abstraction de la position sociale de la personne qui écrit, position qui influence de diverses manières notre propre regard sur le monde et sur les autres.

La première partie de la brochure est une critique des courants féministes et/ou queer optimistes vis-à-vis de la technoscience. Des autrices et auteurs comme Donna Haraway (fondatrice du courant cyberféministe), Rosi Braidotti (l’une des principales représentantes du post-humanisme), Paul B. Preciado, les autrices du “Manifeste xenoféministe”, parmi d’autres, promeuvent le développement de sciences telles que la biotechnologie, la nanotechnologie, l’intelligence artificielle, la robotique, parce qu’iels voient du bon dans la fusion toujours plus prononcée entre l’humain et la machine, ainsi que dans la métaphore du cyborg. Iels perçoivent dans ces sciences et dans la figure de l’être humain 2.0 hybridé avec le non-humain (tant sous forme de matière organique qu’inorganique), une dissolution des dualismes sur lesquels se fonde la culture occidentale : humain/non humain, humain/machine, homme/femme, nature/culture, et d’autres encore.

Ces courants ne tiennent compte que du facteur perturbateur des technologies vis-à-vis de l’essentialisme, c’est-à-dire d’une vision qui “naturalise” des catégories sociales telles que “le genre”, “la race”, “la sexualité”, etc. Le présupposé essentialiste nie l’influence du contexte culturel et historique dans la construction de ces catégories, pour affirmer qu’elles seraient le produit d’un ordre naturel/moral, prenant tantôt le nom de Dieu, tantôt de Nature. Cette vision, qui oppose ce qui est considéré comme “naturel” (et donc juste moralement) de ce qui serait “contre-nature” (et donc moralement faux, non légitime), fait souvent partie du fondement idéologique de systèmes oppressifs tels que le patriarcat, l’homophobie, la transphobie, ou le racisme.

L’erreur logique, toutefois, soutenue par les courants cyberféministes et post-humanistes, est de croire que l’essentialisme, qui est une idéologie (et donc un processus culturel), puisse être démantelé à travers une résolution technologique (l’utilisation de la technologie, la fusion avec les machines).
S’en convaincre équivaut à plonger entièrement dans une logique scientiste, qui veut que la résolution à tous les problèmes, y compris politiques et sociaux, ne peut être que technique. La vision pro-technologie qui en ressort s’aligne parfaitement sur l’idéologie dominante et sur la trajectoire du techno-capitalisme contemporain. Elle se fait passer pour alternative mais elle est en réalité contre-révolutionnaire, parce qu’elle pousse à s’adapter à la réalité où l’on vit au lieu de la remettre en cause. Elle propose d’en réformer quelques fragments ou d’y découper de maigres espaces de résistance absolument inoffensifs pour le système, qu’il intègre pour mieux se renforcer.

La brochure met l’accent sur la façon dont la figure de la personne trans est érigée en exemple tant par les mouvements pro- qu’anti-technologie pour illustrer leurs thèses respectives. Dans certains textes des courants cyberféministes et post-humanistes, la personne trans est censée montrer la façon dont la technologie viendrait ouvrir la voie vers la liberté. Le fait qu’une partie des personnes trans ait recours à des interventions médicales pour faire leur transition de genre et pour améliorer leur qualité de vie, tout en déstabilisant le binarisme de genre à la base des discriminations hétérosexistes, démontrerait, selon ces théoriciennes cyberféministes, que la technologie est en soi toujours quelque chose de positif et surtout, que “nous sommes déjà des cyborgs” - les personnes trans en seraient un exemple.

D’un autre côté, certains groupes écologistes ont une approche très sectorielle de la critique de la technologie, qui ne tient pas compte de l’analyse d’autres oppressions sociales combattues par d’autres mouvements de libération. Ce genre de critiques passe sous silence ou simplifie à l’excès des points importants, dans des discours parfois réactionnaires. Certains collectifs, en concentrant leur critique sur les technologies de reproduction artificielle ou sur l’idéologie transhumaniste, se sont positionnés contre les mouvements féministes et LGBTQ qu’ils décrivent comme pro-technologie, les discréditant par là en bloc. Seule une minorité de courants queer et féministe se positionne pourtant ainsi.

Certains de ces groupes écologistes ont aussi soutenu que les théories queers vont de pair avec le transhumanisme ; que l’objectif des groupes trans et queer est de détruire la différence entre les sexes, la reproduction naturelle, la femme en tant que mère ; que l’on nie la matérialité des corps et qu’on veut créer un monde technologique où règne une fausse liberté, dictée par le marché, la liberté de modifier les corps suivant n’importe quel caprice. La théorie queer est donc déformée et décrite comme un éloge de la technologie, quand en réalité elle parle de toute autre chose : elle se préoccupe d’analyser et de déconstruire l’origine culturelle des modèles stéréotypés homme/femme et de l’hétérosexualité obligatoire qui caractérise leur rapport. Ces modèles, qui nous sont donnés comme “naturels”, sont la norme par rapport à laquelle se construit l’oppression sexiste/homophobe/transphobe pour les individus qui ne peuvent ou ne veulent pas entrer dans ces rôles/catégories/désirs. Répandre des discours alarmistes prétendant que le queer détruirait la différence entre les sexes ainsi que l’ordre social revient à adopter la même position que le Vatican quand il se dresse contre la prétendue “théorie du genre”.

Dans certaines de ces attaques se cache de manière évidente un préjugé général envers le féminisme, l’homosexualité et la transsexualité, masqué derrière une critique de la technologie. Le cas le plus éclatant est celui du collectif français “Pièces et Main d’Œuvre”. Au fur et à mesure de son travail critique des technologies, et à plusieurs reprises, il a exprimé des positions misogynes, homophobes et transphobes, ainsi que racistes, plus proches de l’écofascisme que d’une pensée libertaire. Pourtant, leurs textes continuent à être traduits et diffusés, y compris dans des milieux anarchistes. Ce genre de groupe considère les personnes trans comme une aberration suprême, et l’expérience trans est décrite comme le fruit d’une pensée post-moderne, typique de la société marchande capitaliste, qui pousse à haïr la nature, les corps et tout ce qu’il y a de biologique et de “naturel”. Selon cette conception, les personnes trans seraient déviantes, convaincues que n’importe quel désir est réalisable dès lors que le marché (et la technologie) nous en offrent la possibilité. Il s’agit d’une analyse instrumentale et fausse de l’expérience trans, une analyse anhistorique qui ignore le fait que les personnes trans ont existé à toutes les époques et dans toutes les cultures, avant et en dehors de la société moderne et hyper-technologique dans laquelle nous vivons. Bien avant que ne soient rendues possibles certaines formes de transition de genre. Derrière la critique de la pensée queer et des personnes trans déguisée en critique de la technologie se cache une défense de l’hétéropatriarcat et des rôles de genre traditionnels, la négation des identités non binaires et trans, la volonté d’effacer ce qui est différent de soi-même. Une vision du monde qui voit la Nature (à la place de Dieu) comme garante d’un ordre moral, où le sexe biologique vient, comme le destin, décider surtout de notre rôle social.

De manière générale, je vois dans les deux positions que j’ai décrites une instrumentalisation, une déformation et une suppression des voix des personnes trans, de leurs vécus et de leurs expériences réelles. Pourquoi prendre comme symbole spécifiquement les personnes trans, s’agissant de parler de l’utilisation de la technologie, quand en réalité dans les sociétés occidentales, quasi chacun.e.x - y compris ceux/celles qui critiquent de manière radicale la technologie - utilise tout type d’application scientifique et technique dans sa vie quotidienne ? Les personnes trans ne font pas plus usage de technologie ou de médecine que la plupart des gens, et elles n’en font pas non plus particulièrement la défense ou l’éloge.

Montrer du doigt les identités queer et trans à partir d’une position privilégiée, en les accusant de complicité avec la domination, en diffusant des discours offensifs à leur égard ou déformant leurs réalités vécues et leurs pensées, a pour effet de renforcer l’oppression subie par des personnes déjà fortement discriminées dans la société. Si une analyse, un discours ou une lutte, censées contester un système de domination renforce au contraire la discrimination d’un groupe opprimé, cela devrait enclencher la sonnette d’alarme : ce qui naissait comme une idée de libération est en train de se transformer en une idéologie réactionnaire. C’est pourtant la chose la plus contradictoire à une approche anarchiste. Il est ainsi fondamental que notre critique de l’existant soit intersectionnelle et qu’elle embrasse l’horizon le plus large possible, pour construire une lutte qui ne renforce pas les inégalités sociales existantes mais qui vise, au contraire, à une libération totale.

Alex B.

Notes

DANS LA MÊME THÉMATIQUE

À L'ACTUALITÉ

Publiez !

Comment publier sur Renversé?

Renversé est ouvert à la publication. La proposition d'article se fait à travers l’interface privée du site. Si vous rencontrez le moindre problème ou que vous avez des questions, n’hésitez pas à nous le faire savoir
par e-mail: contact@renverse.co