Logement - Squat

Genève : une guerre en soi

La Tribune de Genève a récemment publié un article sur le plan de développement urbain présenté par l’Etat de Genève. Pour répondre à la croissance démographique prévue pour 2030 de 100 000 habitants (un chiffre sorti d’on ne sait où), l’Etat de Genève prévoit de construire 50 000 logements supplémentaires. En analysant les constructions à Genève ces dernières années, on se rend pourtant vite compte que la majorité de ces logements ne seront pas pour nous. Ils serviront à accueillir les banquiers, les traders, les stagiaires de l’ONU et tous les autres résidents rentables. On peut en effet soupçonner que les menteurs prétendant être nos « dirigeants » sont justement inquiétés de la crise du logement à Genève parce qu’ils commencent à la sentir eux aussi. Car nous savons qu’il n’y a plus de place en ville pour nous, mais les stagiaires de l’ONU, jusqu’à-là, se croyaient utiles à la bourgeoisie. Et, étant des gens intelligents, ils n’ont pas tort : la bourgeoisie semble effectivement s’inquièter que le manque de logements ne touche désormais plus que les gens qu’elle préfère de toute manière ne pas voir en ville.

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Depuis 1985, le taux de logements vacants se situe en effet presque constamment en-dessous de 1%. Entre 1993 et 1998 seulement, il a franchi la barre des 1% pour osciller entre 1.33 et 1.44%. Selon le Règlement relatif à la pénurie en matière d’habitations et de locaux commerciaux (RPHLC), une pénurie de logements est donnée lorsque ce taux se situe en-dessous des 2%. Genève subit donc une grave pénurie de logements depuis au moins 1985. En même temps, les politicards ne cessent de nous répéter qu’ils allaient « résoudre le problème » – des promesses vides tout aussi persévérantes que la crise elle-même.

Personne n’est pourtant dupe. Nous savons tous très bien que, dans le capitalisme, la crise du logement est forcément chronique, artificiellement atténuée dans la période de l’après-guerre par l’intervention de l’"Etat-providence". Celui-ci a entre-temps fini dans les poubelles de l’histoire et la crise est renforcée par la "spéculation foncière [qui] provient, essentiellement, de la pénurie de logements, qu’elle contribue à renforcer" [1]. Le boom économique, dont « on bénéficie » dans le bassin lémanique, aggrave la situation puisqu’il contribue à la fois à augmenter les valeurs des terrains par une hausse de la demande due au « progrès » envisagé de la région et à augmenter les loyers par une hausse de la demande d’appartements « de standing ».

Comme toute crise dans le capitalisme, la crise du logement génère bien évidemment aussi des gagnants. Dans le cas genevois, les « loyers abusifs » (tout loyer est abusif !) pratiqués par les régies leur permettent de bien se remplir les poches, comme le souligne l’appel au rassemblement pour le droit au logement du 14 mai : « La pénurie profite aux propriétaires et aux régies qui fixent les loyers à des prix abusifs selon la jurisprudence du Tribunal des baux et loyers de Genève. En clair, un 4 pièces qui devrait être loué aux alentours de 1000 ou 1200 francs par mois est généralement loué à 2000 ou 2500 francs. Le taux de rendement d’un appartement passe ainsi d’une moyenne de 5 à 6% à bien souvent 13% par année ! Sans compter le profit réalisé si l’on revend l’immeuble plus du double qu’on l’a payé ! Quand on sait qu’en moyenne seul 30% du loyer sert à la construction et à l’entretien de l’immeuble, le reste allant aux intérêts payés aux banques et aux propriétaires, on réalise l’ampleur de l’exploitation dont les locataires font l’objet. »

Surtout le centre-ville de Genève est peu à peu transformé en centre commercial à l’air libre où les logements sont réservés à ceux qui ont les moyens de garantir des bons chiffres d’affaire à tous les magasins et restaurants de luxe les entourant. L’exemple du cerisier est bien parlant à cet égard-là : « Dans les Rues Basses le terrain se vend dans les 80.000 francs le m2. Voila pourquoi il n’y a pas de cerisiers dans le centre ville ! En effet, un cerisier occupe, disons, au minimum 10m X 10m : 100m2. Le terrain dont il a besoin coûte donc 8 millions. Placés à un taux de 5% (ce qui est largement inférieur à la réalité) ces 8 millions doivent rapporter 8 x 50.000 francs = 400.000 francs. Question pour gagner la montre en bois : Combien faut-il vendre le kilo de cerises lors de chaque récolte annuelle pour payer ces 400.000 francs dus chaque année ? » (Site de l’assemblée des mal-logés)

On peut donc aussi facilement comprendre qu’il n’y a plus de place pour les squats au centre-ville. A une époque où le taux directeur se situe au-dessous de 1% et où la flambée du prix de l’or démontre que les spéculateurs ne sont pas très optimistes quant à l’inflation encore à venir, il est évident que la spéculation immobilière est une activité encore bien plus lucrative qu’en temps « normaux ». Il n’y a donc plus de place pour des squats ou des logements trop bon marché, voire sociaux, puisqu’il y a moyen de tirer bien plus de profit de son porte-feuille immobilier. Et il ne faut pas oublier que la pénurie de logements n’est pas la seule pénurie qui hante Genève : le taux de bureaux vacants y est le deuxième plus bas après Rio de Janeiro (torchons bourgeois, décembre 2010). Pas besoin d’être un économiste pour prédire que les requins s’appelant « nos représentants » feront bien plus d’efforts pour garantir à leurs potes bourgeois des bureaux que pour nous garantir des logements au centre-ville.

Alors, les logements, ils les mettront où ? « Un peu » en dehors, histoire de créer de nouveaux « pôles d’attraction ». Aux Cherpines par exemple. La démarche est simple : on prend un terrain en zone agricole et on le déclasse. Ensuite, on trouve une astuce pour faire appel à la bonne conscience. Par exemple, appeler le bétonnage "éco-quartier". Petit sacrifice pour le bien des citoyens ? Loin de là, le déclassement de la zone introduira surtout de nouveaux terrains dans le circuit de la spéculation parce que leur prix, étant de 8 frs/m2 en tant que zone agricole, grimpera à plusieurs centaines de frs/m2 une fois transformée en zone industrielle. Sur les 3000 logements, les 750 en loyer libre et les 750 en copropriété seront de toute façon hors de portée pour la plupart d’entre nous. Les profiteurs seront les mêmes que ceux qui profitent de la crise du logement : les spéculateurs et les constructeurs.

Mais qu’avons-nous à proposer d’autres que ces plans stratégiques de gestionnaires de la misère quotidienne ? Un coup d’œil en arrière permet vite de saisir ce qui a été possible mais a été perdu. Jusqu’au début des années 2000, Genève était "l’eldorado des squatters" (selon la WOZ du 16 juillet 1998). En 1998, on comptait 425 maisons ou logements occupés. Depuis la réélection Gérard Ramseyer (PRD) au poste de chef cantonal de la police, la situation a gentiment commencé à tourner. Déjà en 2001, lors de l’entrée en fonction de Daniel Zappelli, il n’y avait plus qu’une septantaine de maisons occupées. Contrairerement au mythe de Daniel "le fossoyeur des squats" Zappelli, celui-ci n’a fait que poursuivre le boulot que son prédécesseur, le preux chevalier de la finance Bernard Bertossa, avait entamé avant lui. Aujourd’hui, selon un récent article dans le torchon de Genève, il n’y aurait plus que sept squats dans tout le canton.

Et les perspectives d’inverser la tendance sont peu reluisantes. C’est la tolérance zéro qui règne. En ville de Genève, la durée de vie record d’un squat ces derniers temps a probablement été la trentaine d’heures qu’a tenu l’occupation à la rue Goetz-Monin. Et le "camarade" Pagani n’a rien pu faire pour les occupants. Lui, qui, en 1998, déplorait que la ville tolère les squats dans des maisons appartenant à des petits proprios, mais pas dans celles appartenant aux banques ou autres grands proprios, ne s’est pas montré particulièrement enthousiaste par les occupations récentes. Dans le cas des deux arcades en 2011, on ne peut pourtant pas parler de "petits proprios", un propriétaire véreux notoire dans un cas et une société anonyme opaque qui avait racheté l’ensemble des immeubles de la BNP Paribas du quai des Bergues pour 91 millions de francs pour les laisser vide.

Face à cette situation, la réaction semble se limiter pour l’instant au cri nostalgique "Genève, c’était mieux avant". Cet autocollant est l’expression frappante de l’illusion politique héritée des Trente Glorieuses qu’il serait possible de "faire avec". L’illusion que les assassins qui nous gouvernent seraient suffisamment "raisonnables" et "philanthropes" pour tolérer quelques "milieux subculturels" et "espaces autogérés" dans leur royaume. C’est oublier que nous sommes entrés dans l’ère du Spectacle intégré et que la logique de la gestion capitaliste a profondément changé depuis la chute du mur. La bourgeoisie n’a pas donné autant de miettes aux exploités par bienfaisance, mais pour mieux les contrôler. Et aussi parce que, pendant la guerre froide, la politique sociale des États occidentaux faisait en principe partie de la guerre impérialiste contre la bourgeoisie du Spectacle concentré. Tout autant qu’une partie non négligeable de notre résistance et de nos luttes étaient manipulées par celle-ci.

En même temps, la bourgeoisie occidentale se trouve face à une crise d’une envergure dont elle n’a plus tellement l’habitude. Ce n’est pas une "crise du capitalisme", comme certains marxistes attachés aux dogmes voudraient nous faire croire, car le capitalisme en soi va très bien. La crise se limite à la chimère idéologique de la bourgeoisie occidentale du "capitalisme démocratique". En vrai, celle-ci est tellement inquiète parce que les bourgeoisies des pays "émergents", notamment de la Chine, sont en train de la dépasser, et ce, surtout grâce à un système politique garantissant de contrôler la subversion et une économie basée sur l’exploitation sans merci des salariés. Il est évident que la réaction de "notre" bourgeoisie à sa crise ne peut que être un contrôle accru de la subversion (qu’elle croyait jusqu’à maintenant infiniment récupérable) et une exploitation plus rentable des ressources dans tous les sens du terme.

Dans ce contexte de crise, le secteur immobilier joue un rôle central. Selon Henri Lefebvre, celui-ci "garde une fonction essentielle : la lutte contre la tendance à la baisse du taux de profit moyen. La construction (privée ou publique) a rapporté et rapporte encore, sauf cas exceptionnels, des profits supérieurs à la moyenne." [2] Quel meilleur exemple pour illustrer cette thèse que Calvingrad, chantier permanent et haut-lieu de la spéculation immobilière ? Mais cette évolution ne se limite bien évidemment pas à Genève : dans toutes les grandes villes européennes, les loyers explosent et les squats sont de plus en plus sous attaque. Au Pays-Bas, ces derniers sont désormais même tout simplement interdits, en Allemagne, des squats historiques, comme par exemple le Liebig14 à Berlin (déjà évacué) ou la Rote Flora (menacée d’évacuation), subissent de plus en plus de pressions. La bourgeoisie nous a ouvertement déclaré la guerre et, ayant oublié que nous aussi, jadis, on leur avait déclaré la guerre, on ne s’en est même pas rendu compte. Il n’y a pourtant qu’à demander à ceux qui ont habité dans le quartier des Grottes dans les années 1970. Historiquement le quartier le plus pauvre du centre-ville genevois, il était voué à la démolition quasi-totale pour faire place à des banques et à des magasins de luxe. Le projet a été avorté car les pertes dues aux nombreux actes de sabotage sur les chantiers sont devenues trop importantes. La dégentrification, c’est à nous de la faire.

Notes

[1Castells, La question urbaine, p. 198

[2Lefebvre, Production de l’espace, p. 387

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