Féminismes - Luttes Queer

À la recherche de l’Alliée Licorne

Je m’intéresse aux questions politiques liées aux oppressions et à la justice sociale depuis un moment, du point de vue d’une personne directement concernée par certaines choses que je souhaite changer dans la société, autant que du point de vue d’une alliée qui tente d’aider d’autres personnes à faire la même chose. Et je suis très reconnaissante que l’activisme contre les oppressions existe et qu’il réalise des choses géniales, ce n’est donc pas une critique du mouvement dans son ensemble. Cependant, en tant que « mouvement » (dans la mesure où il y a quelque chose d’uni ici, sous la forme d’un groupe de personnes avec des valeurs partagées, plutôt que des petites poches de personnes qui agissent de manière isolée), nous projetons certains messages à propos de ce que cela veut dire d’être une bonne alliée, que j’aimerais aborder ici.

Je crois que ces messages sont bien intentionnés et ont une raison sous-jacente, mais je suis arrivée à la conclusion que la combinaison de messages contradictoires que nous utilisons pour scruter nos alliées rend théoriquement impossible le fait d’être une bonne alliée — laissant simplement aux alliées la possibilité d’échouer plus ou moins bien. J’ai l’impression d’avoir fait beaucoup d’effort pour être une bonne alliée pendant un temps relativement long, et que cette bataille a été perpétuellement perdue. Je préfère donc revenir à mes rôles précédents de « fille », de « sœur », d’« amie », « d’être humain ». Ce genre de choses sont des choses que je pense accomplir décemment.

Être une bonne alliée ne devrait pas être « théoriquement impossible ».

La première chose que l’on vous vous dit lorsque vous commencez à aller dans cette direction est qu’« être une alliée est un travail acharné. Tu dois continuellement t’améliorer ». Et je suis d’accord avec ça. Franchement. Je suis satisfaite de passer des heures à lire des blogs, des livres, à remettre en question mes valeurs, à apprendre beaucoup de jargon, à discuter avec des gens, à dénoncer des situations problématiques, à essayer de faire preuve de sensibilité dans les conversations, à faire de mon mieux pour ne pas utiliser les mauvais mots, et encore continuer à lire et à apprendre, et tout cela en permanence, de manière répétée. Cela ne me dérange pas — tout va bien. Mais être une bonne alliée ne devrait pas être « théoriquement impossible ». Si, alors que tu tentes aussi fort que possible d’être une bonne alliée, cela n’est jamais satisfaisant, c’est qu’il y a quelque chose de faux, au niveau du système, dans ce que nous demandons à nos alliées.
L’une des choses que j’entends fréquemment est : « Ce n’est pas le travail de l’opprimée de vous éduquer, allez vous éduquer ». Et je peux totalement voir d’où cela vient, non, ce n’est pas le travail de l’opprimée de faire quoi que ce soit. Et, oui, ce n’est pas le travail de l’opprimée de réparer l’oppression — l’oppression est néfaste en elle-même, et la société dans son ensemble devrait tenter de l’abolir (et cela devrait vraiment être le travail des oppresseurs plutôt que des personnes opprimées). Je sais, je sais, je suis d’accord. Mais, je trouve tout de même cette déclaration globale très problématique pour diverses raisons.
Ma première objection touche au niveau de capacité. Je suis assez éduquée pour comprendre différents niveaux de jargon lourd. Je n’ai aucune condition qui m’empêche de lire pendant des heures. J’ai le luxe d’avoir assez de temps libre pour lire. Donc, c’est ok de me dire d’aller lire quelque chose. Mais tu sais quoi ? La plupart des gens n’ont pas ce luxe. Les gens sont occupés à survivre eux-mêmes. Ils n’ont pas nécessairement des ordinateurs portables, une connexion haut débit et un temps suffisant pour utiliser ces éléments.
Le second problème est l’apparente inconscience de l’effrayante quantité de chose qu’il y a à lire. Je passe beaucoup de temps à lire, et la façon dont je me sens à ce sujet, c’est que j’ai appris quelques questions en profondeur, au prix de passer à côté d’un milliard d’autres questions, ou dont j’ai entendu parler, mais sur lesquelles je n’ai pas le temps de faire une recherche adéquate, parce que, Dieu damné, chacun d’entre eux exige plusieurs vies de lecture pour vraiment les connaître en profondeur. On parle là de multiples carrières académiques d’analyse critique. Si nos exigences étaient simples — du niveau « les plaisanteries sur les grosses sont mauvaises » — je peux me conformer à l’exigence originale. Si nos exigences sont de s’« éduquer sur l’intersection entre l’oppression sexo-spécifique et l’oppression corporelle, comme l’ont discuté un certain nombre d’éminentes auteures féministes », sans même pointer les gens dans la bonne direction, parce que « ce n’est pas le travail d’une personne opprimée », alors nous avons un problème systémique.

L’effet de ces demandes, sur moi au moins, est de me rendre moins susceptible de dire beaucoup de choses, sauf a) de corriger d’autres personnes qui sont nettement plus fausses que moi, ou b) de parler de problèmes où j’ai une expérience directe de l’oppression.

Mon troisième problème, c’est qu’il y a des contradictions dans nos propres mouvements. Donc, même si vous sautez à travers les cerceaux de la lecture des « bons » livres et blogs, etc., il existe des désaccords entre les militantes sur les termes qui sont et ne sont pas appropriés. Or, les gens sont assez rigides quant à leurs préférences pour que si j’utilise un terme qui existe dans le mouvement devant une activiste qui préfère un terme différent, elle va me prendre la tête. La seule façon de gagner est alors de ne pas jouer.
Voici donc les contradictions telles que je les vois. En tant qu’alliée, mon travail est de ne pas imposer mes propres croyances de ce qui est « juste », mais plutôt d’amplifier les voix des personnes opprimées pour lesquelles j’essaie d’être une alliée. Sauf que je ne dois pas leur imposer le fardeau de m’éduquer, parce que ce n’est pas ce pour quoi ils sont là. Et il est de mon devoir de parler de la question de l’oppression en question, car sa résolution passe par un effort commun, plutôt que par le seul travail des personnes opprimées. Sauf que, lorsque j’en parle, je ne dois pas utiliser mon privilège pour étouffer les voix des personnes opprimées. De plus, je devrais être correct, 100 % du temps. Y compris au niveau de la terminologie sur laquelle les personnes opprimées en question ne sont elles-mêmes pas d’accord. C’est ce que je considère comme le phénomène de l’Alliée Licorne.
L’effet de ces demandes, sur moi au moins, est de me rendre moins susceptible de dire beaucoup de choses, sauf a) de corriger d’autres personnes qui sont nettement plus fausses que moi, ou b) de parler de problèmes où j’ai une expérience directe de l’oppression. Ce dernier processus s’appuie sur un principe que je considère comme « La Plus Opprimée Gagne ». Les militantes de l’oppression ont tendance à s’accorder sur le principe de donner le plus d’attention aux personnes ayant le plus d’expérience dans un axe d’oppression particulier, et je pense que cela a tout à fait du sens et que c’est vraiment génial. Il faudrait que les femmes parlent de leur libération, etc. plutôt que d’autres personnes mettent des mots dans leur bouche. Donc, pour éviter qu’on me prenne la tête, le premier processus dans lequel je m’engage, pour prendre la parole, est de justifier la façon dont le problème X est quelque chose qui m’affecte personnellement — pour gagner au jeu de la « Plus Opprimée » — qui me permet alors de choisir les mots que j’utilise sans personne pour me dire qu’ils sont faux. En fait, après avoir gagné à la « Plus Opprimée » sur le problème X, j’ai alors le droit de corriger les mots d’autrui sur cette base. En général, je n’écris pas sur des problèmes d’oppression où je ne suis pas gagnante de la « Plus Opprimée », car même si je m’en soucie ou que je les ai beaucoup étudiés, etc., je serai dans l’erreur selon les définitions de quelqu’un d’autre. En fait, la seule façon de dire quelque chose de juste, c’est d’être assez opprimée pour que mes idées ne soient pas remises en question.
De plus (et ce n’est pas de la satire, je remarque vraiment cela chez moi), il n’y a qu’une sélection de personnes opprimées auxquelles je m’autorise de parler, et ce sont celles au sujet desquelles j’ai fait plus d’une semaine de lecture sur leur problème d’oppression. Ce sont celles que j’offenserai probablement en utilisant une terminologie incorrecte, mais je ne les offenserai pas aussi horriblement que celles au sujet desquelles je n’ai fait aucune lecture et dont je connais seulement mon ignorance, et donc la possibilité que je dise des choses horribles, mais dont je ne suis pas assez formée pour identifier ces choses horribles... Donc, je ne peux rien leur dire. Ou, alors je leur parle de chatons. Même si le sujet des chatons fait probablement l’objet d’un débat enflammé quelque part, cela semble être un sujet assez neutre dans la plupart des milieux sociaux. Hé ouais. Je ne blague pas.

En fait, la seule façon de dire quelque chose de juste, c’est d’être assez opprimée pour que mes idées ne soient pas remises en question.

Alors. Chers activistes de l’oppression. Arrêtez de rabattre le caquet de vos alliées à chaque occasion possible. Les seules personnes sur lesquelles cela aura une incidence négative sont précisément les personnes qui écoutent, et j’aurais tendance à dire, avec des pincettes, qu’elles ne sont pas le problème en premier lieu.
Du point de vue d’une opprimée qui a des alliées, voici ce que j’essaierai de faire :
Je ferai de mon mieux pour éduquer mes alliées. Ce ne sont pas des gens au hasard dans la rue — ce sont des gens qui prennent beaucoup de temps pour apprendre des choses spécifiques qui me touchent. Et puis ils sortent pour faire des choses formidables, comme me soutenir et me défendre. Donc, non, je ne pense pas que c’est leur travail de s’instruire. Je pense que c’est mon travail de les former. Cela me semble juste.
Je vais distribuer des cookies à mes alliées. Sérieusement — je n’aime pas tout le « bah, tu fais juste le minimum, tu ne devrais pas recevoir des cookies pour ça ». Oui, l’oppression, c’est mal. Cela ne signifie pas que c’est le travail de mon ami d’apprendre tout ce qu’il peut sur mon oppression particulière, les problèmes qui y sont liés et d’essayer de faire des choses pour changer cela. Faire ça, ce n’est pas le minimum — cela les rend merveilleux.
J’accepte que personne n’arrive à être juste du premier coup. Mes alliées apprennent encore. Je continue d’apprendre. Il est bon de parler. C’est normal de foirer. Elles sont mes alliées — je crois qu’elles ne le font pas à mal. Ce n’est pas grave de me blesser, mais je vais signaler les choses quand elles se présentent, et je leur fais confiance pour respecter mes sentiments. Il est également acceptable de poser des questions, car c’est ainsi que les gens apprennent à ce sujet.

J’accepte que personne n’arrive à être juste du premier coup. Mes alliées apprennent encore. Je continue d’apprendre. Il est bon de parler. C’est normal de foirer.

Je ne suggère pas cela comme une liste universelle. Les gens sont issus de toutes sortes de situations, et la défensive et la rage peuvent être des réponses parfaitement naturelles, même pour des personnes bien intentionnées. Cependant, ce que j’aimerais vraiment, c’est — en tant que mouvement — de cesser de chercher des licornes. Parce que tu sais quoi ? Mes alliées sont incroyables, et je les aime. Et certaines fois elles font des erreurs, mais elles essayent très fort, et je pense que cela devrait être apprécié.
Et l’étiquette d’« alliée » ? Je ne suis pas sûr de la vouloir. Il y a des choses que, comme une « alliée », je trouve difficile à faire — comme simplement parler aux gens — qui, en tant qu’ami ou en tant qu’être humain, ne me posent pas de problème. Il y a aussi des choses que, en tant qu’« alliée », je dois tolérer, mais que je ne tolérerais pas si j’étais moi-même. Je pense donc que je peux personnellement ignorer l’étiquette pour le moment, jusqu’à ce que les exigences changent, ou que je retrouve à nouveau de la valeur à être alliée. Donc je ne suis pas votre alliée, je suis simplement votre sœur ou votre amie.

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