Histoire - Mémoire

Mise au point d’un·e lecteur·ice au sujet de l’article sur Tronchet

Ce mois-ci Renversé se souvient de la guerre froide et de ses répercutions en Suisse. La semaine passée, nous avons republié un article sur une personnalité emblématique du syndicalisme genevois, Lucien Tronchet [1]. Il y a peu, un·e lecteur·ice nous a envoyé une critique très intéressante à ce sujet. Nous lui avons instamment demandé si nous pouvions publier cette dernière.

Suisse |

Chère renverse.co,

Ce mois-ci, tu t’intéresses à la guerre froide. Tu as choisi de recopier, en ajoutant pas mal de fautes d’orthographe, un papier de Luc van Dongen sur la période après-guerre de Tronchet. C’est très bien de déboulonner la statue de Tronchet. Il me semble que sur ce chapitre, on pourrait être plus offensif en rappelant le mal que son accès d’anticommunisme a fait à la FOBB dans les années 1960-1970. Lorsqu’on évoque la xénophobie du secrétariat genevois du syndicat pendant les années Schwarzenbach, on oublie en effet de préciser qu’Albert Luginbuhl et René Carron, les deux secrétaires, avaient été choisis par Tronchet, plutôt en raison de leurs positions droitières (et donc anticommunistes) que pour leur passion pour l’émancipation des travailleurs.

Pourtant, en publiant ce papier tel quel (en fait, avec quelques coupes et sans les notes), il me semble que tu fais une grande confiance à tes lectrices. Tu supposes qu’elles pourront reconstruire le contexte que van Dongen ne donne pas, parce qu’il écrit pour un ouvrage collectif ultra-spécialisé. En particulier, il aurait peut-être été bon de rappeler que l’anticommunisme borné de Tronchet était fortement lié au fait qu’il avait du s’appuyer Léon Nicole pendant toute la période où celui-ci entendait régenter le mouvement ouvrier genevois. Comme tu sais, Nicole, dès 1937, s’est fortement rapproché de la Troisième internationale, jusqu’à, par exemple, justifier le Pacte germano-soviétique. Il est, en 1944, le fondateur de l’actuel PdT qui, plus qu’un parti politique, a été véritablement sa chose personnelle. Cela n’excuse pas la position de Tronchet, mais ça l’explique. A la lecture du papier de van Dongen, on dirait que Tronchet est devenu anticommuniste sur un coup de tête.

Le cas de Tronchet n’est pas isolé. La plupart des anarchistes sortirent de la guerre avec une haine profonde des partis de la Troisième internationale et de leurs entourloupes politicardes qui ont étouffé le mouvement ouvrier d’avant-guerre. Sur cette base, certains purent voir la collaboration avec des réseaux libéraux, voire atlantistes, comme un moindre mal, ce d’autant que ces réseaux avançaient souvent masqués, comme ce fut le cas du Congrès pour la liberté de la culture. La mainmise de Moscou sur les partis communistes européens ne laissait guère d’ouverture pour des positions anti-totalitaires, que de nombreux anarchistes n’envisageaient pas abandonner. Ils trouvèrent souvent chez les libéraux des interlocuteurs plus avisés que chez les perroquets staliniens.

Ces deux nuances posées, la reprise de l’article de van Dongen comme illustration de la guerre froide pose un problème plus fondamental. Est-ce que le cas de Tronchet ne relève pas de l’aimable anecdote dans le contexte suisse de la guerre froide ? Curt Gasteyeger, futur professeur de relations internationales à HEI, qui espionne se collègues étudiants pour le compte de la police fédérale ; la création de deux armées secrètes auxquelles participèrent notamment des politiciens qui ont continué, après l’éclatement du scandale, à siéger au parlement ; le fichage généralisé des groupes gauchistes, y compris la Ligue des droits de l’homme ou le Comité de soutien au peuple sarahoui ; la participation de Christoph Blocher à l’Arbeitsgruppe südliches Afrika, un groupe de propagande pro apartheid ; la boutique d’espions privés anticommunistes d’Ernst Cincera : est-ce qu’au lieu de reprendre un papier très spécifique, il n’aurait pas mieux valu donner un aperçu de cette ambiance paranoïaque et atlantiste dans son ensemble, en y incluant Tronchet, pourquoi pas ?

Et pour finir, il y a une chose qui me paraît injuste. Le papier de van Dongen est très largement basé sur les carnets de Tronchet qui sont au Collège du Travail. Le mouvement ouvrier, et singulièrement ses fractions les moins organisées, fait un considérable effort pour mettre ses archives à disposition de qui veut les consulter, avec la conviction que l’accès à ces documents est un service rendu aux générations futures. Récemment, les Archives fédérales suisses ont mystérieusement égaré les dossiers de la commission d’enquête parlementaire sur les deux armées secrètes P26 et P27, on ne dispose plus que des versions caviardées de ces sources. Personne ne pourra jamais lire le journal intime de Christoph Blocher ou de Jacques-Simon Eggly. Si la boutique de Cincera a été démantelée, c’est parce que des gens courageux sont allés lui piquer ses archives dans son local. Dans ces conditions, prendre Tronchet comme un exemple typique de dérive atlantiste me semble redoubler un inégal rapport à l’accès aux documents : on ne parle pas de ceux dont les archives ne sont pas accessibles, ce qui les arrange bien. Il y a actuellement des tentatives révisionnistes tout à fait inquiétantes sur le sujet des deux armées secrètes.

Je sais bien que le rythme effréné d’un article mensuel amène parfois à des choix inégalement judicieux, c’est le jeu, mais, en l’occurrence, il m’a semblé que la présentation sommaire du texte et l’absence d’ouverture plus large étaient suffisamment malvenues pour mériter une mise au point.

Des bises,

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