Urbanisme - luttes de territoire NO TAV Manifestation

NO TAV : la principale opposition en Italie ?

« Si la manifestation du samedi 8 décembre est un flop, c’en est fini du mouvement No-Tav » m’avait-on glissé il y a quelques semaines. Entre la répression, les signes avant-coureurs d’une confirmation du projet par le gouvernement Lega/5 étoiles et la mobilisation sans précédent des partisans du projet, le contexte général est pour le moins tendu et rendait plus nécessaire que jamais une démonstration de force dans les rues de Turin. Cette crainte est temporairement balayée, c’était sans doute la plus grande manifestation de l’histoire des No-Tav (50’000 personnes selon la presse, 70’000 pour les organisateurs). C’est bien plus que la manifestation du 10 mai 2014 par exemple (25’000 personnes), une phase très difficile où plusieurs personnes allaient au devant d’un maxi-procès anti-terroriste pour l’incendie d’un engin de chantier.

Un cortège d’opposition

Il faut le dire, cette manifestation faisait plaisir à voir. De la joie et de la détermination, des visages souriants, des personnes de tout âge et un imaginaire de lutte extrêmement puissant avec comme toujours, des centaines de drapeaux No-Tav reconnaissables à leur fond blanc avec un train barré d’une croix rouge. La tête du cortège était composée de femmes du Val Susa avec des chapeaux en origami ornés du message [« Meglio montagnina que madamina » [« Mieux vaux être une montagnarde qu’une madame »], référence aux propos méprisants tenues par une des organisatrices du rassemblement Si-Tav du mois dernier, invitant les No-Tav à retourner dans « leur montagne [...] avec une vache » et à « laissez vivre » les citadins qui plébiscitent le projet. Il y avait aussi de nombreux déguisements, deux fanfares, un groupe en robes de bure qui scandaient « tout le monde déteste la police », des biscuits No-Tav offerts, et puis le tronçon étudiant, très fourni et bruyant, qui se tenait les bras pour former une ligne. Le groupe féministe « Non una di meno » était aussi présent en nombre, avec au centre une pancarte indiquant « notre émancipation s’est faite sur les barricades ».

Le registre d’argumentation des promoteurs du projet tourne en effet autour d’une poignée de mots-clés (« projet stratégique », « ouverture », « aller de l’avant ») et ne se confronte jamais aux thèses énoncées par les No-Tav sur la dangerosité d’un tel ouvrage.

La mobilisation du 8 décembre s’est construite depuis la base, avec l’organisation d’une vingtaine de meetings dans le Val Susa, à Turin et dans les villes moyennes de sa périphérie, avec des militants historiques, mais aussi des climatologues et des universitaires opposés au projet. Dans l’une de ces conférences, Marco Revelli – contributeur régulier du quotidien Il Manifesto et très belle plume – a pointé du doigt le fait qu’une bonne partie des justifications du Tav pouvaient être analysés au prisme de la « post-vérité ». Le registre d’argumentation des promoteurs du projet tourne en effet autour d’une poignée de mots-clés (« projet stratégique », « ouverture », « aller de l’avant ») et ne se confronte jamais aux thèses énoncées par les No-Tav sur la dangerosité d’un tel ouvrage. Les faits deviennent secondaires et nous dit Revelli, c’est justement l’inverse du mouvement No-Tav qui « a toujours analysé, depuis son origine il y a plus de vingt ans, méticuleusement, presque obsessionnellement, les données techniques de l’ouvrage (flux de circulation, impact environnemental, ampleur des coûts et détail des dépenses, alternatives opérationnelles), en faisant de ces informations l’argument principal de son opposition » (Marco Revelli, Le “fate ignoranti” di Torino, 15.11.18, ma traduction).

D’une marche des 40’000 à l’autre

L’arrivée du cortège sur la Piazza Castello a été assez triomphale, il y avait tellement de monde que même une heure après l’arrivée de la tête, le cortège n’était pas terminé et les orateurs au micro demandaient de plus se serrer pour leur permettre d’entrer sur la place (mot d’ordre : « 4 personne par m2 » )

Pour faire un petit topo des discours, l’opposant historique Alberto Perino a fait péter les enceintes avec ses slogans. Une membre d’Asktasuna a ensuite mis en avant le fait qu’alors que Turin est déjà une ville très polluée (il y a parfois un smog), le Tav, n’allait en aucun cas améliorer la qualité de l’air ou améliorer les transports en commun. Une délégation française venue de Villarodin-Bourget (Savoie) a expliqué que le percement de la « descenderie » (premier tunnel d’évacuation avant la construction du tunnel transfrontalier proprement dit) avait déjà causé de graves problèmes pour l’eau et le bâti de la commune. Lele Rizzo a rappelé que la mentalité égoïste du monde patronal turinois remontait au moins à la Fiat, « ils ont toujours été habitués à être abreuvés de fonds publics, à jouer avec de l’argent qui n’est pas à eux ».

« Nous avions la raison et la force de notre côté. Il nous reste la raison. Courage, camarades ! »

Puis est venue Nicoletta Dosio, retraitée récemment condamnée à de la prison, qui visiblement très émue devant la Piazza Castello noire de monde, a dit que « ça valait vraiment la peine de voir ça », et que cette place symbolisait l’espoir « contre un système violent et irresponsable ». Elle a parlé de l’accueil des migrants qui tentent de traverser les Alpes, de la nécessaire opposition à la politique de Salvini, de ses souvenirs de lutte sur les sentiers du Val Susa. Mais le passage le plus fort de son intervention a été lorsqu’en réponse à l’évocation par les partisans du Tav de la « marche des 40’000 » cadres de la Fiat de 1980 pour qualifier leur propre mobilisation, elle dit : « Je m’en souviens moi, de cette marche. Et je me souviens aussi du visage des ouvriers de l’usine Fiat lorsqu’ils ont mené cette ultime grève de 35 jours. Au moment de la fin, je me souviens de cette pancarte qui disait « Nous avions la raison et la force de notre côté. Il nous reste la raison. Courage, camarades ! » ». Revelli avait lui aussi évoqué ses souvenirs de la marche des 40’000 lors de la conférence à l’université de Turin : « c’était comme une marche funèbre, on entendait que le bruit de leurs pas, aucun slogan [...] [c’était] l’apothéose du travail sans subjectivité ». Comme on peut le voir, l’opposition au Tav se trouve dans un autre registre historique en tout point contraire à celui de la manifestation inquiétante convoquée par le ministre de l’intérieur Mateo Salvini au même moment à Rome.

Dans les jours précédants la manifestation, les principaux titres de la presse locale (la Stampa et la Reppublica) ont concentrés leur critique sur la mairie 5 étoiles de Turin, coupable d’après eux de n’être pas assez à l’écoute des besoins des entreprises. A l’évidence, le vote de la motion du conseil municipal du 29 octobre dernier ne passe toujours pas ! La maire s’est faite toute petite en expliquant qu’elle ne participerait en aucun cas à la manifestation car elle ne veut pas « diviser » mais « représenter tous les turinois », mais ça n’a pas calmé la presse locale qui a continué d’alimenter cette rumeur dans les jours suivants. Mais alors coup de théâtre le vendredi 7 décembre où la Stampa a sorti un article alarmiste sur les menaces pesant sur la manifestation No-Tav du lendemain : « gilets jaunes », l’« aire anarcho-insurrectionnaliste », l’« aire autonome milanaise » et « un leader espagnol de la Fédération anarchiste informelle ». Malheureusement les nuages de sauterelles n’étaient pas disponibles ! « Voilà ce qui arrive quand on se fait dicter son article par les inspecteurs de la Digos » m’a-t-on dit avec un brin d’ironie.

Retours dans la presse française et pronostics

Côté français, une journaliste de l’AFP s’est rendue à la manifestation et a sorti un papier tout à fait recommandable. On ne peut pas vraiment en dire autant de la part du correspondant du Monde en Italie qui a réussi le pari d’écrire un article sur la manifestation avant même que celle-ci n’ait lieu ! L’article était en effet déjà publié sur le site du Monde le samedi matin, et contrairement à ce que laissait sous-entendre le titre (« Les opposants au TGV Lyon-Turin se mobilisent »), on n’apprendra rien à sa lecture sur le mouvement No-Tav à part qu’il est « en train de perdre la bataille de l’opinion », une affirmation péremptoire qui ne correspond guère à la réalité, mais ma foi c’est ce qui peut arriver quand on écrit un article avant l’événement dont est supposé parler. L’activisme dont continue de faire preuve les promoteurs du projet montre au contraire que pour la première fois ils ne sont pas certains de voir leur cause triompher. On risque en effet de ne rien comprendre à la question du Tav si on ne prend pas en compte le champ de force conflictuel où il prend place. En attendant la suite des événements, cette manifestation du 8 décembre va sans doute redonner un élan à la contestation sur le plan local, mais elle marque aussi une étape décisive dans un conflit frontal annoncé avec le gouvernement Ligue du Nord/5 étoiles. Avec d’un côté le mouvement social le plus fort d’Italie et de l’autre la coalition anti-système/souverainiste au pouvoir, voilà un conflit qui risque de faire des étincelles dans les mois à venir.

P.S.

Cet article est une republication. Vous le trouvez sur le club de médiapart - ici et le site d’info autonome lyonnais, Rebellyon - ici

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