Histoire - Mémoire

Christian Grobet – un politicien et sa conjoncture

Les médias ont publié de larges hommages à l’ancien Conseiller d’État (exécutif cantonal) socialiste genevois Christian Grobet (1941-2023). Si les journalistes et amis politiques soulignent le volontarisme du politicien, ils éludent le contexte dans lequel il a évolué et qui explique en bonne partie les succès qu’il a obtenus en défense des locataires et du patrimoine bâti. Si Grobet a su s’octroyer une marge de manœuvre face à la bourgeoisie, il lui a également rendu d’utiles services.

Genève |

Fils d’un industriel et d’une militante féministe, Grobet est élu au Conseil municipal (législatif) dans les rangs du Parti socialiste en 1967, au moment où une partie de sa génération s’implique dans un mouvement social qui veut déborder les lieux traditionnels de la démocratie libérale. Loin des assemblées trotskystes ou marxistes-léninistes, Grobet trace son action politique autour du droit : avocat, membre de législatifs à tous les échelons de la politique suisse et enfin membre d’un exécutif cantonal. Il est l’auteur d’un nombre considérable de réformes législatives, initiatives et referendums. Cet activisme législatif se déploie dans un moment favorable : la bourgeoisie ne parvient pas à s’extraire des contradictions qui ont entraîné la crise immobilière des années 1970.

Christian Grobet avant 1976
Centre d’iconographie genevoise

Christian Grobet avant 1976.

Élu pour mettre fin à la crise de surproduction…

Entre 1960 et 1972, prenant appui sur des techniques constructives nouvelles, la production de logement connaît un essor considérable dans le canton de Genève. Les cités nouvelles du Lignon, de Meyrin, des Avanchets et d’Onex sont construites à cette époque. Dans le même temps, le centre-ville se vide de ses habitant·es. Les changements dans les techniques constructives provoquent la mise à l’écart des entrepreneurs locaux du bâtiment qui ne parviennent pas à se moderniser. Les Avanchets seront construits par l’entreprise générale Göhner, Le Lignon par l’entreprise Murer, deux entreprises suisses alémaniques dont les ingénieurs ont développé des innovations importantes accélérant la construction et réduisant le besoin en main-d’œuvre à toutes les étapes de la construction. Entre 1960 et 1970, ce sont environ 2000 logements qui sont construits chaque année dans le canton de Genève qui compte alors 180’000 habitantes et habitants.

1969 - Contruction du quartier du Lignon.

Cette configuration provoque une crise de surproduction de logements et de locaux commerciaux qui débute autour de 1974. Les constructions nouvelles marquent le pas et le nombre de logements vacants explose. À la fin de l’année 1970, il y a 36 logements vacants à Genève contre 1051 six ans plus tard alors que la population du canton décroît légèrement. Cette crise de surproduction s’accompagne d’un départ de la population du centre-ville vers la périphérie. Entre 1970 et 1976, la population de la Ville de Genève passe ainsi de 171’000 à 156’000. Ces chiffres ne comprennent que le logement et la surchauffe est encore plus violente, mais moins bien documentée, si l’on observe les locaux commerciaux. Comme le note alors l’hebdomadaire socialiste Domaine public, « Des quartiers entiers ont changé d’affectation, les très prolétariens Pâquis sont couverts d’hôtels et de studio de luxe ; la vieille ville a été conservée mais comme on naturalise un animal mort : antiquaires, studios et commerces de luxe, une entreprise d’étouffement. » (Domaine public 367, 24 juin 1976)

En 1976, au pic de la crise de surproduction, Grobet défend, avec son collègue de parti Emilio Luisoni, un projet de loi qui inclut un plan d’affectation des sols alors inexistant dans les zones urbaines, une interdiction de démolir pour éviter la transformation de logements en locaux commerciaux et une aide de l’État à la rénovation de l’habitat. La bourgeoisie est alors face à un dilemme : les faillites d’entreprises de constructions sont nombreuses, les prix à la vente comme à la location chutent du fait de la surproduction, mais l’idée d’une planification reste intolérable.

Lorsque Christian Grobet est choisi par le Parti socialiste pour être candidat au Conseil d’État en 1980 suite à la démission de Willy Donzé, il est donc connu à la fois comme défenseur des locataires à l’ASLOCA et comme le promoteur de mesures de planification. Comme il s’agit d’une élection complémentaire et du remplacement d’un socialiste, il serait malvenu pour la droite de présenter un candidat. Alors elle invente un candidat indépendant, le chirurgien Aloys Werner qui fait échouer la première candidature de Grobet. La législature prenant fin l’année suivante, le Parti socialiste présente à nouveau Grobet qui bat cette fois-ci Werner à une centaine de voix près.

Ce petit cirque électoral permet à la bourgeoisie de sauver les apparences : elle n’accepte Grobet que du bout des lèvres. « Il n’oubliera pas de sitôt combien sa personnalité a été controversée » écrit l’éditorialiste Jacques-Simon Eggly dans Le Journal de Genève. Mais, beaucoup plus que l’élection elle-même, un fait est révélateur des desseins de la bourgeoisie sur la question immobilière : c’est l’attribution des départements. Le libéral Jaques Vernet, ancien porte-parole des milieux immobiliers, placés par ceux-ci au Conseil d’État abandonne le Département des travaux publics en charge du logement et de la surveillance des constructions. Le gouvernement désigne Grobet – qui souhaitait reprendre la santé – pour succéder à Vernet.

… il doit affronter une pénurie

Le calcul est excellent : en mettant en œuvre la politique de planification qu’il a ébauchée comme parlementaire, en renforçant éventuellement les droits des locataires, Grobet est susceptible de mettre un terme à la surproduction de bâtiments. Jaques Vernet, trop lié aux milieux immobiliers pour résister à leurs ambitions de profit, a continué à délivrer de trop nombreux permis de construire, y compris au moment du pic de la surproduction. Entre 1976 et 1980, des permis pour 3000 logements ont été distribués, souvent en dérogation des conditions légales en vigueur. Un magistrat socialiste apparaît alors comme le seul à pouvoir réguler une crise de surproduction qui tourne au désavantage des milieux immobiliers eux-mêmes.

Cependant, après avoir atteint un pic en 1976, la production de logements neufs diminue rapidement de même que le nombre de logements vacants qui atteint un plancher l’année de l’élection de Grobet (1981) avec 75 logements vacants contre un millier cinq ans auparavant. Parvenu au Conseil d’État pour réguler la surproduction, Grobet doit affronter une pénurie. Dans le même temps, la restructuration industrielle qui s’opère depuis le milieu des années 1970 commence à avoir des effets concrets sur le tissu urbain. Entre 1981 et 1983, les Ateliers des Charmilles, une grosse entreprise de mécanique, sont liquidés et leurs différents départements de production vendus à plusieurs entreprises concurrentes. L’usine principale, elle, située à la place de l’actuel quartier de l’Europe, n’est plus adaptée aux changements techniques de la production.

Les propriétaires de ces industries sont souvent aussi propriétaires des terrains sur lesquels se trouvent leurs usines. C’est l’occasion de profits juteux, s’agissant de terrains qui ont souvent été acquis au XIXe siècle et dont le prix a été largement amorti. La première opération du genre aura lieu sur les terrains des Ateliers des Charmilles et elle constitue à la fois la matrice des politiques immobilières qui ont cours aujourd’hui encore et le contexte de la carrière de Christian Grobet au Conseil d’État.

Construire sur d’anciennes usines : le cas des Charmilles

Dans l’esprit de Grobet, l’apparition de ces terrains en plein centre-ville est une aubaine pour ramener du logement au centre. C’est la conviction qu’il s’est forgée en tant que député dans les années 1970 et il expérimente concrètement le désastre que constituent les quartiers périphériques en étant contraint de faire construire d’innombrables parkings (Saint-Antoine, Mont-Blanc, etc.) dans le centre pour absorber les véhicules de gens qui viennent y travailler.

Peu importe le prix que les industriels veulent tirer de ces terrains : l’argent est là ! Il est dans les caisses de retraites et celles-ci sont désormais obligées par la loi d’en investir une partie dans l’immobilier. Comme l’écrit l’Union des syndicats du canton de Genève (USCG) dans une résolution du 30 octobre 1984 : « les réseaux d’affaires de l’immobilier considèrent les fonds des caisses de retraite comme une chasse gardée pour réaliser des opérations juteuses et sans risques pour eux ». Il s’agit pourtant, poursuit la même résolution, « de moyens financiers accumulés par et pour les travailleurs ».

1946 - Sortie des Ateliers des Charmilles. Les ouvriers à vélo, les cadres en voiture.

Quels sont ces réseaux d’affaires immobiliers que pointe mystérieusement l’Union des syndicats ? Ici encore le cas des Charmilles est particulièrement représentatif : le promoteur qui obtient le mandat de construction sur les cinq hectares laissés libres par la liquidation de l’usine est la Société privée de gérance (SPG, aujourd’hui SPG-Rytz). La société appartient à la famille Barbier-Mueller et elle s’est déjà considérablement enrichie dans les années 1960-1970 avec la construction des cités satellites. La société intervient soit comme gérante d’immeubles (mise en location, entretien, etc.), soit comme promotrice, c’est-à-dire qu’elle engage les coûts de construction pour vendre ensuite les logements construits.

Dans le cas des Charmilles, un consortium est constitué qui comprend trois caisses de retraites (celle de l’hôpital, celle du personnel de la Ville de Genève et une caisse du bâtiment), la SPG et deux bureaux d’architectes qui sont aussi chargés de la construction. Dans ce genre de consortium, les caisses de retraites ne font pas le poids : gérées paritairement (syndicats-patronat) leurs représentants abdiquent toute revendication face aux professionnels de l’immobilier. Il s’ensuit un projet désastreux, extrêmement dense (car c’est ce qui permet le rendement maximum) et basé sur un prix du terrain exorbitant (80 millions). Les syndicats sont hésitants, mais on leur fait miroiter le maintien des emplois des Ateliers des Charmilles à Genève si la société, propriétaire du terrain, touche le pactole. Un espoir qui sera évidemment déçu. Le chantier démarre en 1989 sur la base d’un plan d’aménagement qui, selon ses critiques, « présente un usage trop intensif du sol, un tissu urbain très dense, des bâtiments hauts de 9 à 10 étages sur rez […] qui forment des cours intérieures fermées, peu ventilées, mal ensoleillées, souvent mal orientées. » (Daniel Marco, « Le gâchis en trois dimensions », Forum-Dissidences, n°1, 1989). Des caractéristiques toujours visibles aujourd’hui.

1998 - Le quartier de l’Europe se dresse à la place de l’usine.

Cet exemple est significatif de l’action de Christian Grobet : en matière d’urbanisme, il soutient des réalisations qui lui permettent de contenir l’expansion de la ville. Cette politique favorise les desseins de la bourgeoisie qui protège ses zones d’habitations (villas et zones rurales) et qui encaisse des profits au moment de la vente des terrains industriels et des promotions immobilières.

Chercher la marge de manœuvre

Pourtant Christian Grobet devient rapidement la bête noire de certains milieux immobiliers. Il existe en effet toute une gamme de brasseurs d’affaires qui gagnent de l’argent en achetant et vendant des fractions d’immeubles (appartements ou étages). Les locataires paient alors cher ces opérations de revente, car elles peuvent mettre un terme à leur bail. On leur propose parfois l’alternative d’acheter ou de partir, c’est la méthode du congé-vente. Christian Grobet, l’ASLOCA et le Rassemblement pour une politique sociale du logement vont, pendant toute la carrière de magistrat du premier, renforcer un édifice législatif qui soumet à un régime strict d’autorisations ces opérations de vente à la découpe, de rénovations partielles dans le but d’augmenter les loyers.

Par ce travail législatif, Grobet a indéniablement amélioré le sort des locataires et il a limité les effets de la crise du logement. Il a également ciblé une catégorie de propriétaires particulièrement parasitaires permettant une forme d’assainissement dans les milieux immobiliers et préparant ainsi le terrain à l’émergence de sociétés fortement financiarisées. Pour ces deux raisons, il s’est attiré la détestation de la Chambre genevoise immobilière et de tout un monde politique radical et démocrate-chrétien qui vivait essentiellement de petites affaires immobilières.

Victime des socialistes de droite

On peut dire de Grobet qu’il n’a pas ménagé ses efforts pour trouver une marge de manœuvre au bénéfice des locataires et pour modérer les effets délétères du capitalisme. Dans les années 1990, à la fin de son troisième mandat, ce volontarisme n’a plus cours au sein du Parti socialiste. Or, une règle interne veut que les membres socialistes des exécutifs limitent leurs mandats à trois. Bien plus qu’une volonté de renouvellement ou de féminisation du personnel politique, c’est ce énième virage à droite du parti qui conduira au refus d’une dérogation pour un quatrième mandat. Jean-Daniel Delley, un des théoriciens de ce virage blairiste, écrira dans Domaine public (25 mars 1993) pour commenter la décision du PS genevois que le départ de Grobet ouvre la voie « à un socialisme moins centralisateur et moins étatiste, moins crispé sur la défense acritique des acquis et plus ouvert aux préoccupations de participation et de responsabilité qui caractérisent les nouvelles générations. » Un espoir auquel auraient pu souscrire de nombreux politiciens proches des milieux immobiliers.

Déclin des mouvements de base

Christian Grobet aura fait de la politique en social-démocrate, favorisant la modernisation nécessaire au capital que la bourgeoisie elle-même ne pouvait mettre en œuvre, et trouvant la possibilité d’atténuer les désordres engendrés par le capitalisme. Les dispositifs législatifs mis en place alors s’avèrent, comme toutes les lois, très fragiles et sont attaqués aujourd’hui même.

Les mandats de Grobet ont aussi coïncidé avec la disparition des mouvements de quartiers, très présents dans les années 1970, cherchant le contact avec les habitantes et habitants. Ils se replient dans les années 1980 sur les outils juridiques (référendums, recours) pour disparaître presque complètement dans les années 1990. Le renforcement de la LDTR et quelques victoires dans les urnes (quartier des Grottes, Bains des Pâquis) ont laissé croire que la politique du logement pouvait se passer de mouvements de base. C’est précisément ce qui a empêché de faire front face à la droite du PS et au démantèlement actuel de l’édifice législatif mis en place pendant les mandats de Christian Grobet.

P.S.

Cette analyse matérialiste vous est offerte par le Centre de luttes autonomes Le Silure. Pour contester notre analyse, défendre le socialisme de droite ou apporter des compléments : silure@riseup.net ou venez à des événements organisés par Le Silure autour du logement comme le mardi 30 janvier à L’écurie, à 19h autour du livre Tenir la ville.

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