Travail - précariat - lutte des classes Thème du mois Capitalisme de plateforme

En attendant les Robots - extraits

Ce mois-ci renversé s’intéresse au capitalisme de plateforme. Extraits de l’introduction du livre “En attendant les robots, enquête sur le travail du clic” d’Antonio A. Casilli disponible en entier ici.

Simon et l’IAA (intelligence artificielle d’Antananarivo)

C’est en 2017 que j’interviewe Simon. Ce n’est pas son vrai nom, comme par ailleurs SuggEst n’est pas le vrai nom de la start-up qu’il intègre en 2016 en qualité de stagiaire, à la fin de son master Sup de Co. En revanche, l’entreprise existe et se porte bien. C’est une « pépite » du secteur innovant, spécialisée en intelligence artificielle (IA). SuggEst vend une solution automatisée de pointe qui propose des produits de luxe à des clients aisés. Si vous êtes une femme politique, un footballeur, une actrice ou un client étranger - comme l’explique la présentation du site -, en téléchargeant l’application, vous recevez des offres « 100% personnalisables des marques françaises les plus emblématiques de l’univers du luxe ou de créateurs aux savoir-faire reconnus, dans des conditions privilégiées ». C’est « grâce à un procédé d’apprentissage automatique » que la start-up devine les préférences de ces personnalités et anticipe leurs choix. L’intelligence artificielle est censée collecter automatiquement leurs traces numériques sur des médias sociaux, leurs posts, les comptes rendus d’événements publics auxquels ils ont participé, les photos de leurs amis, fans, parents. Ensuite, elle les agrège, les analyse et suggère un produit.

L’un des fondateurs lui avoue que la technologie proposée à leurs usagers n’existe pas : elle n’a jamais été développée.

Derrière cette machine qui apprend de manière anonyme, autonome et discrète se cache toutefois une réalité bien différente. Simon s’en rend compte trois jours après le début de son stage, quand, au hasard d’une conversation autour de la machine à café, il demande pour quelles raisons la start-up n’emploie pas un ingénieur en intelligence artificielle ni un data scientist. L’un des fondateurs lui avoue que la technologie proposée à leurs usagers n’existe pas : elle n’a jamais été développée. « Mais l’application offre bien un service personnalisé », s’étonne Simon. Et l’entrepreneur de lui répondre que le travail que l’IA aurait dû réaliser est en fait exécuté à l’étranger par des travailleurs indépendants. À la place de l’IA, c’est-à-dire d’un robot intelligent qui collecte sur le Web des informations et restitue un résultat au bout d’un calcul mathématique, les fondateurs de la start-up ont conçu une plateforme numérique, c’est-à-dire un logiciel qui achemine les requêtes des usagers de l’application mobile vers... Antananarivo.

C’est, en effet, dans la capitale de Madagascar que se trouvent des personnes disposées à « jouer les intelligences artificielles ». En quoi consiste leur travail ? La plateforme leur envoie une alerte avec le nom d’une personnalité-cible qui se sert de l’application. Ensuite, en fouillant les médias sociaux et les archives du Web, ils collectent à la main un maximum d’informations sur son compte : des textes, des photos, des vidéos, des transactions financières et des journaux de fréquentation de sites... Ils font le travail qu’un bot, un logiciel d’agrégation de données, aurait dû réaliser. Ils suivent cette personnalité sur les réseaux, parfois en créant de faux profils, et rédigent des fiches avec ses préférences à envoyer en France. Ensuite, SuggEst les agrège et les monétise auprès d’entreprises du luxe qui proposent les offres.

Combien sont-elles, sur terre, ces petites mains de l’intelligence artificielle ? Personne ne le sait. Des millions, certainement. Et combien sont-elles payées ? À peine quelques centimes par clic, souvent sans contrat et sans stabilité d’emploi. Et d’où travaillent-elles ? Depuis des cybercafés aux Philippines, chez elles en Inde, voire depuis des salles informatiques d’universités au Kenya. Pourquoi acceptent-elles ce job ? La perspective d’une rémunération, sans doute, surtout dans des pays où le salaire moyen d’un travailleur non qualifié ne dépasse pas les quelques dizaines de dollars par mois.

... des quartiers entiers de grandes villes ou des villages ruraux sont désormais mis au travail pour cliquer sur des images ou pour retranscrire des bouts de texte.

Des collègues stagiaires assurent à Simon que c’est chose courante. Au Mozambique ou en Ouganda aussi des quartiers entiers de grandes villes ou des villages ruraux sont désormais mis au travail pour cliquer sur des images ou pour retranscrire des bouts de texte. Cela sert, comprend le stagiaire, à « entraîner les algos », c’est-à-dire à enseigner aux machines à réaliser leurs tâches automatisées. Quand vont-elles apprendre ? Difficile de donner une réponse. Les personnalités qui utilisent l’application SuggEst se renouvellent constamment et veulent de nouvelles offres. La machine doit évoluer. La plateforme continue d’acheminer plus de travail vers plus de travailleurs du clic en Afrique. Les stagiaires aussi travaillent à mi-temps sur les « fiches ». Comme les autres, Simon fait lui aussi « ses petits après-midi » en jouant l’intelligence artificielle.

Outre ce que Simon qualifie de publicité mensongère (la société vend une solution d’IA qui n’en est pas une) et la collecte des données réalisée dans des conditions non transparentes, il y a aussi le petit problème des liens avec les grandes entreprises du secteur numérique. SuggEst fait partie de l’écosystème de l’une des principales firmes du domaine, une pionnière de l’intelligence artificielle, dont les supercalculateurs sont vantés dans la presse spécialisée. Jusqu’à quel point, se demande Simon, ce géant de la tech ignore-t-il la chaîne de sous-traitance qui, d’une start-up située en France, arrive jusqu’à la périphérie d’une ville sur l’île de Madagascar ? Et dans quelle mesure est-il prêt à admettre que l’intelligence artificielle de cette société satellite n’est en réalité qu’un mélange de stagiaires français et de précaires malgaches ? Sait-il que, tant que le travail d’une myriade de tâcherons du clic sera moins cher que celui d’une équipe d’informaticiens spécialisés dans le développement de solutions automatiques, la start-up n’aura aucune raison économiquement valable de créer l’IA qu’elle prétend avoir déjà développée ? « L’idéal serait de la mettre en production, admet encore un des fondateurs, mais, à ce stade, les demandes de nos clients sont si nombreuses qu’il vaut mieux concentrer nos efforts sur la plateforme sur laquelle travaillent les collaborateurs de notre sous-traitant, pour la rendre plus performante et plus rentable. » La devise de cette entreprise pourrait, contre toute attente, être que des humains volent le job des robots.

Appréhender le digital labor : un mode d’emploi

Cette histoire n’est qu’un aperçu des conversations et des propos que l’on recueille quand, en se situant du côté de la sociologie du numérique, l’on décide d’interroger la rhétorique de l’automation et d’en explorer les coulisses. En cherchant à caractériser ce que les experts en intelligence artificielle appellent « de l’humain dans la boucle » (the human in the loop), on réalise que notre imaginaire technologique peuplé de scientifiques en blouse blanche, de venture capitalists en blazer et jean et d’équipements hi-tech fait l’impasse sur de nombreuses autres personnes travaillant depuis d’autres endroits, notamment depuis chez elles, et dans des tenues beaucoup plus variées. C’est souvent le cas avec le numérique : pour chaque col blanc, il existe des millions de cols bleus.

Cet ouvrage cherche donc à donner un sens à l’histoire de ce stagiaire anonyme, à apporter des réponses à la question qui reste ouverte après son témoignage : est-ce que cette start-up n’est qu’un cas isolé d’IA washing, ou bien un phénomène révélateur d’une tendance plus vaste à l’occultation du travail, sous couvert de sa robotisation ? Pour pouvoir y répondre, il faut explorer les coulisses de l’automation au fil d’autres interrogations : qui fait l’automation ? Selon quelles modalités concrètes ? Dans le cadre de quel agencement social ? Avec quelles conséquences politiques ? De façon plus générale, quel est le lien profond entre le travail humain et ce nouvel aménagement de notre milieu technique ?

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aux États-Unis, le nombre de start-ups qui promettent des solutions d’intelligence artificielle a été multiplié par 14

L’engouement pour l’intelligence artificielle représente le point de départ de l’analyse contenue dans le chapitre (« Les humains vont-ils remplacer les robots ? »). La livraison 2017 de l’AI Index que l’université de Stanford publie chaque année atteste une frénésie digne de la ruée vers l’or : rien qu’aux États-Unis, le nombre de start-ups qui promettent des solutions d’intelligence artificielle a été multiplié par 14, et les investissements en IA des capital-risqueurs sont désormais six fois plus importants qu’au début du siècle. La question de l’impact des technologies sur le travail et l’enthousiasme qu’il suscite de la part des marchés font surgir certains points problématiques. Le premier se manifeste à travers notre manière d’envisager les activités humaines au sein d’un milieu productif, et notamment dans la difficulté à y distinguer le travail des tâches qui le composent. Cette confusion amène à supposer qu’automatiser certains aspects des métiers humains se solde inévitablement par la disparition desdits métiers. C’est la théorie du « grand remplacement technologique » qui domine le débat intellectuel depuis plusieurs décennies.
L’originalité de la situation actuelle ne réside pas dans le fait d’annoncer des effets destructeurs de l’automation sur l’emploi : les prophéties de la « fin du travail » remontent à l’aube de l’industrialisme. Afin de comprendre ce que l’automation fait aux activités humaines, il faut reconnaître et estimer d’abord la quantité de travail inscrite dans l’automation même. C’est en se penchant sur des indicateurs économiques et statistiques que l’on parviendra rapidement à circonscrire ardeurs et vertiges de l’intelligence artificielle.

Les inquiétudes contemporaines sur la disparition du travail sont un symptôme de la vraie transformation en cours : sa digitalisation. Cette dynamique technologique et sociale pointe la métamorphose du geste productif humain en micro-opérations sous-payées ou non payées, afin d’alimenter une économie informationnelle qui se base principalement sur l’extraction de données et sur la délégation à des opérateurs humains de tâches productives constamment dévaluées, parce que considérées comme trop petites, trop peu ostensibles, trop ludiques ou trop peu valorisantes.

Parallèlement, il apparaîtra que le phénomène que l’on qualifie de digital labor - c’est-à-dire ce travail tâcheronnisé et dataifié qui sert à entraîner les systèmes automatiques - est rendu possible par deux dynamiques historiquement attestées : l’externalisation du travail et sa fragmentation. Ces deux tendances sont apparues à des moments différents et ont progressé selon des cycles discordants, jusqu’à ce que, aujourd’hui, les technologies de l’information et de la communication les réconcilient.

Un autre élément se dégage de ces premiers constats, à savoir que la rhétorique de l’automation cache en fait l’essor des plateformes numériques, c’est-à-dire la généralisation d’une structure technologique et d’une organisation économique originale, qui n’a pas de « cœur de métier » à proprement parler et dont le fonctionnement consiste en l’intermédiation informationnelle d’autres acteurs économiques.

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En s’appuyant sur des logiques algorithmiques qui nécessitent d’importantes quantités de données pour pouvoir fonctionner, les plateformes finissent par désorganiser les marchés traditionnels, notamment celui du travail.

En s’appuyant sur des logiques algorithmiques qui nécessitent d’importantes quantités de données pour pouvoir fonctionner, les plateformes finissent par désorganiser les marchés traditionnels, notamment celui du travail. Elles captent la valeur générée par leurs producteurs, fournisseurs et consommateurs. Le « travail des usagers » est alors nécessaire pour produire différents types de valeur : la valeur de qualification (les usagers trient l’information en commentant et en notant des biens, des services et/ou les membres mêmes d’une plateforme) qui permet leur fonctionnement ordinaire ; la valeur de monétisation (le prélèvement de commissions ou la revente de données fournies par des acteurs à d’autres acteurs) qui accroît leur liquidité à court terme ; la valeur d’automation (l’utilisation des données et contenus des usagers pour entraîner des intelligences artificielles) qui inscrit leur croissance dans un plus long terme.

Les plateformes ne sont pas spécialisées dans la production d’un seul bien ou service : elles agrègent plutôt des activités et des modèles d’affaires bien distincts. Dans les chapitres qui composent la deuxième partie de l’ouvrage, on identifiera trois de ces modèles : les plateformes de services « à la demande » comme Uber ou Foodora ; celles de microtravail comme Amazon, Mechanical Turk ou UHRS ; les plateformes sociales comme Facebook ou Snapchat. Les tâches à partir desquelles les plateformes numériques arrivent à extraire de la valeur varient, car certaines de ces plateformes produisent des services à la personne, d’autres proposent des contenus et gèrent de l’information, d’autres encore commercialisent les relations sociales elles-mêmes.

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Le chapitre (« Le digital labor à la demande ») porte principalement sur les plateformes comme Uber, Airbnb, Deliveroo ou TaskRabbit qui mettent en relation en temps réel des demandeurs et des fournisseurs potentiels d’un service matériel, le plus souvent géographiquement situé. La nature visible de ces services ne doit pas induire en erreur : il s’agit principalement d’un travail de production de données. On s’attardera sur le cas des chauffeurs Uber, sur leur quotidien connecté qui se passe moins derrière le volant que devant l’écran de leur smartphone, pour réaliser des tâches informationnelles telles que cliquer, enrichir des parcours GPS, renseigner des tableaux, envoyer des messages, gérer leur score de réputation. On montrera ensuite comment les passagers produisent eux aussi des données lors de leurs voyages. Cela conduira à expliquer dans le détail le fonctionnement de l’algorithme de tarification dynamique d’Uber.

Les voitures sans conducteur circulent en fait avec un « opérateur » à bord pouvant à tout moment en reprendre le contrôle.

L’étude de cas d’Uber permettra d’éclairer deux points. Le premier est la distance entre le rêve doré de l’économie « collaborative » et la réalité du digital labor à la demande. (...) Le second point concerne l’utilisation des big data extraites à partir de l’activité des chauffeurs et des passagers pour façonner un type particulier de robots intelligents - les véhicules autonomes. On se penchera sur le fonctionnement factuel de ces équipements, pour montrer que leur « autonomie » est en fait tout à fait relative. Les voitures sans conducteur circulent en fait avec un « opérateur » à bord pouvant à tout moment en reprendre le contrôle. De surcroît, et contrairement à toute attente, elles déplacent la responsabilité de la conduite sur les passagers et nécessitent l’action distante d’opérateurs de reconnaissance d’images. Il s’agit d’« annotateurs » qui assistent l’IA de l’automobile dans l’interprétation de la signalétique, ou qui corrigent les trajectoires calculées par leurs GPS.

Qui sont-ils, ces annotateurs ? Non pas des ingénieurs, ou des « cartographes » ainsi que les appelle la plateforme Uber, mais, comme on le verra dans le chapitre 4 (« Le microtravail »), des « robots humains », c’est-à-dire des travailleurs payés pour réaliser ou accompagner le travail des IA. Aux antipodes des fantasmes robotiques qui nourrissent l’imaginaire d’investisseurs et de personnalités médiatiques, des myriades de tâcherons du clic non spécialisés exécutent un travail nécessaire pour sélectionner, améliorer, rendre les données interprétables. (...) Le digital labor des tâcherons du clic s’avère essentiel pour produire ce qui n’est que de l’intelligence artificielle largement « faite à la main ».

Le marché du microtravail concerne aujourd’hui un nombre croissant de personnes. L’estimation des effectifs de ces plateformes oscille entre quarante et plusieurs centaines de millions de personnes. Ce manque apparent de précision témoigne de la difficulté à recenser les composantes humaines et techniques de cette activité. Elles sont, le plus souvent, invisibles pour des yeux européens, à la fois parce qu’elles sont passées sous silence par les géants de la tech et parce qu’elles sont habituellement reléguées dans des pays asiatiques ou africains. Les acheteurs des services des tâcherons du clic étant principalement installés entre les États-Unis et l’Europe, la géographie globale du microtravail semble reproduire des tensions et des asymétries historiquement et politiquement situées. Ce qui se manifeste ici est une « nouvelle division internationale du travail » encore plus inégalitaire que celle dénoncée par les penseurs critiques de la seconde moitié du siècle passé. (...)

Le digital labor n’est pas une simple activité de production ; il est surtout un rapport de dépendance entre deux catégories d’acteurs des plateformes, les concepteurs et les usagers

(...) Le digital labor n’est pas une simple activité de production ; il est surtout un rapport de dépendance entre deux catégories d’acteurs des plateformes, les concepteurs et les usagers. Ce rapport, qui dans les autres chapitres se manifestait en partie par une activité visible et un engagement direct des usagers, apparaît au cours du chapitre (« Le travail social en réseau ») sous la forme d’une contribution typiquement « bénévole » des utilisateurs des grandes plateformes sociales. Activité de production de contenus (photos, vidéos, textes) et de données (emplacement géographique, préférences, liens), ce networked labor procède d’un travail immatériel qui profite principalement aux grandes régies publicitaires.

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La subjectivité que ces modalités du travail suscite sera, enfin, examinée dans le chapitre (« Subjectivité au travail, mondialisation et automation »). Les actifs des plateformes numériques sont confrontés à une absence de pouvoir de négociation qui en entrave la prise de conscience. Leur propre perception de l’activité qu’ils réalisent se lit au prisme de l’ambivalence : ils sont exploités par les plateformes, mais en même temps dotés de nouvelles capacités d’agir. À son tour, leur subjectivité collective oscille entre une vision « capacitante » et une vision centrée sur l’exploitation. Qu’ils se perçoivent comme les membres d’une « classe virtuelle » ou comme des « prolétaires numériques », le destin des usagers-travailleurs des plateformes demeure toutefois connecté à celui des masses de travailleuses et travailleurs des marchés mondialisés. Pour un nombre croissant d’habitants de pays en voie de développement, tout particulièrement, le travail des plateformes constitue une prolongation de l’expérience migratoire ou des formes de spoliation économique que certains auteurs n’hésitent pas à définir comme « impérialistes », « néo-esclavagistes » et « colonialistes ». Bien que l’utilisation de ces catégories soit problématique (surtout dans la mesure où elles risquent de banaliser ces notions et d’entraîner une perte de spécificité des expériences historiques sous-jacentes), le digital labor réactualise indéniablement le débat sur les inégalités Nord-Sud.

fragiliser le travail pour mieux l’évacuer à la fois en tant que catégorie conceptuelle et en tant que facteur productif à rémunérer

Pour les ressortissants de pays en voie de développement, les activités sous-rémunérées sur les plateformes se présentent, tendanciellement, comme la seule manière d’intégrer le « travail du futur ». Mais la précarisation et l’instabilité que ce type d’occupation a pour corollaires s’élargissent jusqu’ à inclure des portions grandissantes de la population active du Nord, condamnées à fournir du travail gratuit. Ce sont principalement les jeunes générations que les discours portés par les plateformes essentialisent et réduisent au rôle de « natifs du numérique » naturellement prédisposés au partage et à la participation en ligne, et pour cela ne réclamant aucune rémunération pour leur effort et leur temps. Cette manière de condamner à la précarité une partie de la force de travail globale, tout en assujettissant l’autre à un loisir producteur de valeur, relève de la même volonté qui anime les capitalistes des plateformes : fragiliser le travail pour mieux l’évacuer à la fois en tant que catégorie conceptuelle et en tant que facteur productif à rémunérer. De manière paradoxale, donc, la liquidation du travail dont l’impossibilité aura initialement été démontrée en tant que conséquence de l’automation redevient une conséquence possible de la plateformisation. L’éventualité qu’elle se réalise ou qu’elle demeure au stade d’une tentative inaboutie ne dépend pas de l’action surdéterminée d’un processus technologique, mais de l’issue des luttes qui s’annoncent.

En conclusion, je passerai en revue plusieurs initiatives et luttes pour la reconnaissance du travail des plateformes. Les actions concrètes visant à améliorer les conditions de travail et les droits des usagers-producteurs des plateformes passent parfois par les corps intermédiaires (syndicats, coordinations de base, « guildes ») ou par des instances de régulation engagées dans des stratégies oppositionnelles. Aux outils de réglementation du travail (requalification des travailleurs en salariés, définition d’horaires de travail et négociation de rémunérations équitables) s’ajoutent d’autres dispositifs légaux qui instituent de nouveaux droits des usagers-travailleurs en se concentrant sur la protection de la vie privée, la fiscalité du numérique, le droit des affaires.
Dans d’autres cas, des alliances entre spécialistes du droit des travailleurs, associations de défense des usagers numériques et utilisateurs s’efforcent de créer des cercles vertueux favorisant de nouvelles formes d’organisation. Ces dernières initiatives convergent autour de deux approches de l’action collective à l’heure du digital labor : le coopérativisme des plateformes, qui entend permettre l’accès aux droits de propriété des plateformes aux usagers afin de proposer une alternative « populaire » aux plateformes capitalistes ; la réflexion sur l’articulation entre le paradigme des plateformes et celui des communs, qui ambitionne d’approfondir la perspective salariale en proposant de reconnaître et de rémunérer de manière collective le travail non ostensible des producteurs de données, permettant ainsi une redistribution de la valeur produite par les usagers.

Réindexer le travail : un mode d’action

Les plateformes numériques, on l’a précédemment montré, agissent comme les « jardins fermés » de la socialité humaine et, grâce à la mise en place de mécanismes de maximisation de la participation, prescrivent la production de données et d’informations. En prenant le travail comme clé de lecture de la société façonnée par Internet et les technologies afférentes, il devient possible de suivre le fil conducteur qui, de l’activité des producteurs-consommateurs des médias sociaux, rejoint l’activité des atypiques, des précaires, des autoentrepreneurs qui subissent de plein fouet les effets de l’« ubérisation » de l’économie.

En prenant le travail comme clé de lecture de la société façonnée par Internet (...), il devient possible de suivre le fil conducteur qui (...) rejoint l’activité des atypiques, des précaires, des autoentrepreneurs qui subissent de plein fouet les effets de l’« ubérisation » de l’économie.

À travers l’analyse de nombreux exemples et les outils de la sociologie, des sciences politiques, des sciences de la gestion, du droit et de l’informatique, cet ouvrage s’efforce d’appréhender les logiques économiques et sociales qui régissent la société façonnée par les plateformes numériques, de comprendre les mécanismes de production et de circulation de la valeur qui y ont cours, les formes de domination et les déséquilibres qu’elle induit et - finalement - d’en concevoir le dépassement possible.

L’approche théorique qu’il développe appelle à un renversement de perspective : ce ne sont pas les « machines » qui font le travail des hommes, mais les hommes qui sont poussés à réaliser un digital labor pour les machines, en les accompagnant, en les imitant, en les entraînant. Les activités humaines changent, se standardisent, se tâcheronnisent pour produire de l’information sous une forme normalisée. L’automation marque alors une altération du travail, non pas son hécatombe.

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Prendre position au sein de ce premier débat invite aussi à intervenir dans un deuxième, à savoir celui autour de la « fin du travail ». (...) Plutôt qu’à la disparition programmée du travail, on assiste à son déplacement ou à sa dissimulation hors du champ de vision des citoyens, mais aussi des analystes et des décideurs politiques, prompts à adhérer au storytelling des capitalistes des plateformes.

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La formation d’une subjectivité collective en lien avec ce travail ne saurait se réaliser de manière spontanée et linéaire : elle sera le résultat de conflits pour la reconnaissance de l’usage numérique en tant que travail, des données en tant qu’entités informationnelles « produites » par les usagers, des systèmes automatiques en tant que lieux de négociation et de confrontation sociales.

Le dernier pilier de l’approche théorique proposée ici, et le dernier débat au sein duquel ce livre prend place, est lié à la capacité du digital labor d’être le catalyseur de conflits ainsi qu’un moteur de changement social. La formation d’une subjectivité collective en lien avec ce travail ne saurait se réaliser de manière spontanée et linéaire : elle sera le résultat de conflits pour la reconnaissance de l’usage numérique en tant que travail, des données en tant qu’entités informationnelles « produites » par les usagers, des systèmes automatiques en tant que lieux de négociation et de confrontation sociales. Cet ouvrage renoue alors avec la tradition opéraïste et la « théorie italienne », dont les auteurs ont aidé à penser les processus d’externalisation et de socialisation du travail, mais aussi les effets de mise au travail de la vie et de pollinisation au-delà de l’emploi salarié et des activités marchandes, des communs et de la consommation dans le régime de capitalisme cognitif.

Les chapitres qui suivent représentent une occasion autant d’actualiser que d’amender certains aspects de cette tradition de pensée, souvent trop préoccupée d’accomplir la prophétie marxienne du general intellect et prête à sacrifier à cet objectif l’attention aux conditions matérielles du travail à l’heure des technologies informationnelles. Le digital labor ambitionne justement de doter cette réflexion, jusque-là orientée vers la reconnaissance du « travail immatériel », d’un ancrage concret : celui du doigt qui appuie sur l’écran ou sur la souris, et qui ainsi faisant non seulement réalise le clic - tâche la plus fragmentée et la plus adaptée à l’entraînement des intelligences artificielles, mais donne aussi son étymologie à ce type de travail que l’on définit alors à juste titre comme digital.

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