Quelques questions posées à Patrick Cingolani
Vous évoquez les recompositions en profondeur de l’articulation entre capitalisme et culture ? Quelles sphères du quotidien sont "colonisées" et en quoi la culture (qui chez vous semble désigner autant les "industries créatives" que les "mondes de l’art") occupe une place inédite dans les processus de production ?
On pourrait dire qu’il y a deux dimensions qui sont distinctes mais finissent par se rapprocher. D’une part du point de vue de ma compréhension du numérique, celui-ci colonise effectivement le quotidien. Il pénètre de manière intrusive tous les moments de la vie pour en tirer profit que ce soit de la donnée (ce dont je parle assez peu dans mon livre, mais dont parlent beaucoup d’autres) ou des activités qui sont de fait converties en travail. Le temps, l’espace, leurs frontières ne sont plus des obstacles a une exploitation de micro-tâches (« turkers » ou « fouleurs » qui font des petits boulots numériques [2]) à la maison ou éventuellement dans un espace quotidien interstitiel (attente d’un bus ou d’un rdv médical), la nuit, dans un café, dans un espace de coworking, etc… Le numérique tend à promouvoir des tâches et des automatismes qui font que l’on peut potentiellement travailler n’importe où, ou n’importe quand (éventuellement pour très peu de temps).
L’espace et le temps vernaculaires qui étaient consacrés hier à des coopérations (..) devient marchand
L’espace et le temps vernaculaires qui étaient consacrés hier à des coopérations, à des échanges gratuits, etc. devient marchand : les bricoleurs (YoupiJob, NeedHlep, TaskRabbit) et plus généralement tout un ensemble d’amateurs pénètrent le monde du marché et de la marchandise, là où hier ils appartenaient au monde de ce que les ouvriers appelaient le « travail à côté » (F. Weber). Mais les nouvelles technologies encore apportent de nouvelles terres vierges pour la marchandisation et une nouvelle colonisation : sur YouTube, sur Twitch des jeunes gens s’éprouvent à la vidéo et à la mise en scène de soi, et font l’objet d’une professionnalisation comme autoentrepreneur évidemment, encouragés par des coaches et des agents, ou bien par des dispositifs spécifiques tels que les Multi-Channel Network (MTN). Tandis que les recettes publicitaires ruissèlent dans les poches de la plateforme ou du site d’hébergement, seule une minorité bénéficie de la manne.
Cela m’amène à la deuxième dimension de votre question. Le modèle numérique rend aussi compte de ce qui concerne aujourd’hui l’art, et la culture et, plus généralement, le désir créatif, le plaisir autotélique de se mettre en scène ou de se socialiser à travers l’expression. Ces aspirations culturelles et artistiques plus ou moins bien étayées en termes de titres professionnels ou scolaires constituent un nouvel espace de sélection des créatifs et des artistes. Une surpopulation relative se forme dans lesquels les majors ou les entreprises peuvent venir puiser tout en promouvant seulement une minorité. La possibilité de sélectionner après coup dans le vivier de ces créateurs ou aspirants créateurs concourt à une économie du winner-takes-all où une minorité d’élus est mise en avant et nourrit l’image d’un succès facile, tandis que les autres sont confrontés à l’incertitude quant à leur avenir et à des situations de vie précaires et contraints à la pluriactivité pour vivre.
En quoi le capitalisme de plateforme (CP) est-il si différent des autres formes de capitalisme ?
On ne peut ignorer la révolution numérique et la manière dont elle a agencé notre expérience sensible du travail, du rapport à autrui, ou au monde. Tout comme le capitalisme s’est emparé de la révolution industrielle, il s’empare de la révolution numérique et la tourne à ses fins de manière univoque. Tout ce qui est numérique irait dans le sens du « progrès » – ainsi la récente séduction par l’Internet des objets (IOT), la naturalisation et la banalisation des plateformes et de l’intermédiation numérique y compris pour les services sociaux (CAF [3] et minima sociaux). Il faudrait consentir à toutes les innovations au nom même de ce progrès. Dans cet emparement, le capitalisme transforme entre autres radicalement les rapports de travail ; d’un côté, par une externalisation et une distanciation toujours plus grande du travail et, de l’autre, par une miniaturisation des tâches et, enfin, par un degré inouï de granularité dans la pénétration du quotidien, pouvant solliciter des personnes pour quelques heures ou pour quelques secondes et à des moments qui historiquement avaient été nettement séparés du travail de manière à protéger la sphère privée des personnes.
Comment le CP s’agence-t-il avec l’idéologie libertarienne et a fortiori avec le projet néolibéral ? Autrement dit, qu’est-ce qui meut ce capitalisme recomposé et en quoi s’articule-t-il avec un capitalisme autoritaire ?
Les logiques de la domination sont transgressives, elles l’ont toujours été. Il en va de même pour la domination qu’impose le capitalisme numérique. Ce capitalisme est constamment transgressif, arrogant. Il transgresse avec les impôts, il transgresse sur la commercialisation de la donnée et sur les conditions d’utilisation de leurs sites, il transgresse sur la manipulation des usagers (cambridge analytica et Facebook)), il sert un pouvoir politique qui lui confie le contrôle de ses populations et qui finance ce contrôle (Google). Il prête ses sites pour surveiller les clandestins (Palantir associé à Amazon). Dans leur fonctionnement quotidien les plateformes méprisent souvent les droits des travailleurs, pratiquent l’économie à la demande et la déconnexion tous leur soûl. Elles accentuent le processus de dérégulation du travail et de la protection sociale institué dans la seconde moitié du XXe siècle. Elles sont l’illustration des asymétries en matière de richesse qui traversent le monde.
Les logiques de la domination sont transgressives (...). Il en va de même pour la domination qu’impose le capitalisme numérique. Ce capitalisme est constamment transgressif, arrogant.
C’est ce pouvoir de dérégulation, entretenu par le soutien des fonds de placement et par certains gouvernements, qui fait surtout des plateformes des alliées du néolibéralisme. Il faudrait justement envisager l’autorité du numérique. Le fait que l’usage du numérique soit « par défaut », autrement dit inévitable. Il y a la une violence sociale de l’emprise numérique d’autant plus forte que les gens sont plus précaires, plus démunis, moins protégés socialement. Le caractère standard des dispositifs numériques est redoutable dans un monde traversé par des inégalités économiques et culturelle. Cette autorité-là est à dénoncer comme l’illustre le processus de numérisation de la CAF avec d’abord un renforcement des contrôles déclenchés automatiquement.
En quoi les formes d’exploitations sont recomposées par le CP ? Si l’opposition entre travail vivant et travail mort n’est plus au cœur du capitalisme contemporain, qu’est-ce qui détermine les nouvelles oppositions ?
La problématique d’une théorie globale du capitalisme n’est pas celle qui domine mon propos dans la Colonisation du quotidien. Ma démarche est plus empirique, elle agrège un certain nombre de faits liés au capitalisme de plateforme et elle cherche à conceptualiser ce qui me semble structurant de ce capitalisme. Par exemple la dialectique de la proximité et la distance : comment ce capitalisme a les moyens de subvertir cette opposition en accompagnant, en contrôlant à distance et en ce sens en surmontant la distance. Au niveau global, le processus d’externalisation, d’offshoring caractéristique du capitalisme depuis le dernier quart du XXe siècle, avec ses conséquences en termes d’opacité, d’invisibilisation, de division des travailleurs est encore mieux maitrisé par les entreprises aujourd’hui qu’il ne l’était hier et nous savons que le moment de l’activité logistique a lui-même été profondément modifié par le numérique. Au niveau local l’apparition des plateformes de livraison relève du même enjeu. Les possibilités de monitoring du travailleur surmontent la distance dans un accompagnement, un contrôle, des sollicitations « wireless ».
Tout lieu, et par conséquent tout moment, devient possiblement un lieu pouvant être consacré au travail.
Tout lieu, et par conséquent tout moment, devient possiblement un lieu pouvant être consacré au travail et les frontières instituées par le fordisme sont désormais subverties tandis qu’est minée la séparation nette entre temps de travail et temps de loisir. Cela bien évidemment recompose partout ce que travailler veut dire et les conditions de l’exploitation en sont modifiées d’autant. Celle-ci peut relever d’un court temps de travail payé une somme dérisoire au sein d’un mode de vie multi actif, comme de la mobilisation de pratiques vernaculaires à des fins marchandes, de la mise en concurrence de professionnels sur un marché global en jouant des différences entre le nord et le sud, ou bien en faisant travailler sous le contrôle de mouchards numériques des tâcherons du clic.
Quelles pratiques contestataires ont émergés face à ces nouvelles formes d’exploitation et aux sociétés de contrôle qui les sous-tendent ? Ces pratiques sont-elles possibles et pertinentes ? De quoi ces nouvelles luttes sont-elles la potentielle amorce ? Vous parlez notamment de “dimension défective et alternative”, de quoi s’agit-il ?
Il y a plusieurs niveaux de luttes. Par exemple les luttes contre les conditions de travail parmi les coursiers ont porté sur le paiement à la tâche que les plateformes ont substitué au travail payé à l’heure. Elles sont passées par un retournement du fonctionnement urbain de la plateforme. A l’usage marchand du territoire et au contrôle de l’activité professionnelle urbaine par le monitoring GPS, elles ont opposé l’usage oppositionnel des réseaux sociaux, l’occupation de lieux de rassemblement et le réinvestissement contestataire de la ville. L’expérimentation de la structure coopérative par les chauffeurs VTC, ou par les coursiers, comme par exemple Coopcycle [4], me semble extrêmement intéressante en ce qu’elle suppose une réappropriation collective de la plateforme de manière à faire gagner en autonomie et en modularité le travail sans trop perdre sur la protection sociale. Des YouTubeurs en Allemagne s’organisent. Ils ont créé une association Fair Tube pour plus d’égalité dans le partage des revenus publicitaires et pour l’application des règles européennes sur la protection des données. Ils se sont aussi rapprochés du syndicat IG Metal. Il y a une place pour les syndicats s’ils entendent l’originalité de ces travailleurs indépendants. L’enjeu politique de la réappropriation de l’outil de travail me semble tout aussi important que l’enjeu économique d’une amélioration de la rémunération, y compris sur le terrain des plateformes de données (Google, Facebook), dont on pourrait rêver qu’elles soient rendues à leurs usagers compte tenu du fait qu’elles ont suffisamment profité de leur situation de monopole. Maintenant, ce niveau n’est pas le seul, même s’il peut être le point de départ d’alternatives. Devant le contexte économique et environnemental, la promotion sans critique de n’importe quel outil numérique est dangereuse et peut être délétère pour les relations sociales. Mais d’autre part, ce sont de multiples autres activités ou professions traversées par des formes de dégradations capitalistes qui peuvent faire l’objet de défection. Apparaissent de plus en plus des attitudes individuelles ou collectives en rupture avec les normes hégémoniques pour en dénoncer les mensonges, les tricheries, le cynisme.
Le récent discours de rupture des jeunes diplômés d’Agrotech Paris est une manifestation explicite d’un mouvement de fuite implicite plus massif et plus disparate dont les nœuds de rencontre et d’expérimentation sont les Taz ou les ZAD.
Face à un capitalisme qui, selon vous, a toujours "une longueur d’avance" sur les luttes (p.52), certaines stratégies de luttes ont proposé de ralentir, ou parfois d’accélérer, mais est-ce vraiment une question de rythme ou de vitesse ?
Je ne voudrais pas que quelques phrases autour de l’idée d’un capitalisme qui aurait « une longueur d’avance » ou en « en passe de gagner » soit perçues comme une orientation défaitiste. Elles sont seulement alarmistes en raison de l’accélération des rythmes et des puissantes logiques d’encerclement du capitalisme contemporain. L’impasse de la politique institutionnelle, par le haut, est manifeste et les élections présidentielles n’ont fait que démontrer les illusions dont nous berce cette politique, en imposant l’idée qu’un vote puisse suffire à changer une situation. Ce n’est pas dans l’attente des chefs et de leurs stratégies qu’un changement peut venir. L’idée d’écart (p. 191) débouche sur l’hypothèse d’un passage défectif collectif. Ce n’est pas une injonction, mais l’encouragement à ce pas de côté légitime. Il y a beaucoup de pensées et d’énergies collectives à mobiliser pour inventer d’autres manières de vivre et d’instituer des scènes et des espaces exemplaires d’une autre société et d’un autre monde possible.
Et pour terminer, quelles mutations a vécues le CP pendant la pandémie ? Une affirmation de son hégémonie ? Une recrudescence d’insubordinations ?
Les deux bien évidemment. D’une part un formidable renforcement de la numérisation dont nous ne cessons de mesurer les ambivalences. Dans ce renforcement c’est la prédation de données, l’unilatéralité du pouvoir technologique et économique nord-américain qui se sont accentués. Le dispositif de la plateforme a pu s’étendre en des lieux inattendus : pour prendre un rdv avec un médecin, pour enseigner, pour faire des rencontres amoureuses, pour acheter, pour se faire livrer un plat, etc. La plupart de ces plates-formes, faut-il le rappeler, ont leurs sièges aux Etats Uns, ont leurs données conservées aux Etats-Unis, voire relèvent de juridictions étatsuniennes. Il y a là une asymétrie insuffisamment relevée. A mesure que le télétravail se développait, c’est le monitoring et le contrôle qui une nouvelle fois se rapprochaient de la sphère d’intimité du travailleur, même le retour au domicile a pu reconfigurer le rapport global-local et parfois redonner vie à un ancrage local et vicinal. Quelque chose m’a semblé important dans la dynamique coopérative des livreurs, même s’il s’agit plus d’un signe, d’une piste que d’un mouvement proprement dit. Les coopératives telles que coopcycle n’ont pas été seulement des structures alternatives pour les coursiers en révolte contre les majors de la livraison à domicile. Elles ont été aussi, de manières plus modestes, des espaces de reconstitution de communs en s’inscrivant dans une relation avec les mairies ou avec des personnes en grande précarité et isolées qu’elles allaient livrer. Un point important de tout cela tient dans le mouvement de rapprochement et de partage entre travailleurs et consommateurs qui est propre à la tradition coopérativiste et qui pourrait faire sortir, l’un et l’autre, d’un rapport d’aliénation mutuelle et d’aliénation dans le rapport à l’objet. La lutte contre le capitalisme de plateforme passe fondamentalement par la solidarité entre ses deux usagers qui sont au demeurant parfois les deux mêmes personnes envisagées sous un angle et un rôle social distinct.
Patrick Cingolani
Université Paris Cité