Écologie - Antiindustriel

Qu’est-­ce que la CIVILISATION ?

Dans le sillon de la critique anti-industrielle, écoféministe et anarchiste, Passages est une revue qui propose des lectures sur les luttes présentes et passées, des éléments de stratégie, des réponses aux objections courantes ...

Pour ce premier numéro, la revue s’intéresse à la “civilisation”, un concept clef pour comprendre les mécanismes de la domination et la trajectoire qui a amené l’humanité et la planète qui l’abrite à l’état désastreux dans lequel elle se situe actuellement. L’asservissement des femmes, la destruction de la nature, l’exploitation sont à la fois des manifestations et des conséquences d’un processus que la revue tente de décrire et de rendre accessible, en mobilisant l’héritage des toutes celles et ceux qui l’ont analysé avant. La critique de ces piliers est aussi vieille que les piliers eux-mêmes. Ami.es de Passages, nous considérons que participer à faire vivre cette critique radicale ainsi qu’à la diffuser largement constituent la première phase d’un mouvement de résistance résolument écologiste et féministe. En voici donc un premier aperçu avec ce texte rendu libre.

Le terme de « civilisation » (du latin civitatis, qui signifie cité, État), dans son acception courante, est particulièrement chargé idéologiquement. Loin d’être une notion strictement scientifique, il est particulièrement empreint de jugements normatifs. Le dictionnaire Larousse en donne les définitions suivantes :

  1. Action de civiliser un pays, un peuple, de perfectionner les conditions matérielles et culturelles dans lesquelles vit un peuple : La civilisation de la Gaule par les Romains.
  2. État de développement économique, social, politique, culturel auquel sont parvenues certaines sociétés et qui est considéré comme un idéal à atteindre par les autres. Synonyme : culture. Antonymes : barbarie, sauvagerie.
  3. Ensemble des caractères propres à la vie intellectuelle, artistique, morale, sociale et matérielle d’un pays ou d’une société : La civilisation des Incas.

Le mot « civilisation » est ainsi utilisé pour signifier d’une part une étape structurelle dans l’histoire du progrès de l’espèce humaine, un état supérieur au précédent — barbarie ou sauvagerie ; d’autre part pour désigner les modes particuliers de ce processus de développement, ses déclinaisons culturelles et géographiques — la civilisation des Incas, la civilisation grecque, etc. Mais malgré ses variations possibles, ou désignées comme telles, cet « idéal » correspond toujours à une étape de développement matériel dont les critères sont idéologiquement standardisés : urbanisme, État, agriculture, écriture, science, spécialisation du travail et, plus récemment, médecine moderne, système scolaire, réseau routier, etc.
Les notions de « progrès », de « développement », de « perfectionnement » ne sont jamais définies, elles sont arbitraires. Pourrait-­il en être autrement ? Quel critère employer pour déterminer qu’une société est plus avancée qu’une autre ? La réponse donnée est tautologique : « Nous avons des routes, un système d’éducation national et des transports en commun, or nous sommes une société avancée, donc les routes, le système d’éducation national et les transports en commun sont des critères de progrès et de développement. »

La civilisation n’est donc pas seulement un concept descriptif, mais un cadre de pensée auquel il semble impossible d’échapper. Un mot qui s’est imposé dans le langage comme une évidence. Il structure notre façon d’envisager l’histoire et les sociétés, au point que penser l’humain en dehors de la civilisation est une entreprise impossible voire interdite. Toutes se acceptions s’enchevêtrent et convergent vers un même résultat : faire de la civilisation le modèle indépassable du développement humain. C’est un mot qui se justifie et se reproduit lui-­même : il ne se contente pas de décrire un type de société, il l’érige en norme universelle et en horizon indépassable.

Ainsi, lorsque le mot « civilisation » apparaît pour la première fois en français sous la plume de Mirabeau-­père, dans L’Ami des hommes (1756), il désigne d’emblée un processus à la fois moral et structurel : le progrès de l’humanité est inextricablement lié à un mode d’organisation économique précis, celui du « doux commerce » du capitalisme naissant. Tout ce qui échappe à la norme de l’urbanité, de l’organisation étatique et de l’économie de marché est non seulement perçu comme régressif, mais également comme incompatible avec le perfectionnement moral. Cette association entre le progrès moral et certaines formes de structuration sociale est parfaitement illustrée par la rhétorique coloniale. Tout le XIXe siècle témoigne de cette positivité de la civilisation, où se civiliser signifie s’intégrer dans un cadre institutionnalisé, hiérarchisé, et régulé par l’État. L’argument justifiant l’expansion coloniale s’appuie sur ce postulat : Jules Ferry, devant la Chambre des députés le 28 juillet 1885, explicite cette logique lorsqu’il affirme que « les races supérieures ont un droit vis-­à-­vis des races inférieures […] parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. » Ce devoir de civiliser ne vise pas seulement les peuples colonisés, il se manifeste également au sein même des sociétés occidentales, où l’État entreprend la transformation du paysan en un sujet de la modernité. L’instruction publique joue ici un rôle fondamental : elle a pour fonction de normaliser ces populations rurales, considérées comme des « ébauches grossières et incomplètes de l’homme réellement civilisé ». Leur langue, perçue comme un idiome barbare, doit être réprimée afin de leur donner accès à une grandeur morale qui ne peut être atteinte qu’au prix de leur intégration forcée dans les structures civilisationnelles dominantes.

Mais ce qu’omet évidemment la définition classique de la civilisation, ce sont les conséquences nécessaires, les effets consubstantiels à l’organisation matérielle et sociale que ce processus porte. L’asservissement des femmes (lire, dans le numéro 0, « Mythe de la toute-­puissance et asservissement des femmes : regards sur l’épopée de Gilgamesh »), la hiérarchisation et la mécanisation des rapports sociaux (« Naissance de la Mégamachine, ou le secret de la Grande Pyramide »), la destruction de la nature au profit de la misère urbaine (« La ville ou l’aplatissement du monde »), entre autres choses. Dès lors, il apparaît explicitement que le discours qui consiste à identifier l’émergence de la civilisation et de l’État comme un progrès indiscutable relève du mythe (« Faucher la civilisation comme du blé : Sur la piste des premiers États avec James C. Scott ») ; et il s’est trouvé à toutes les époques des individus pour s’en apercevoir (« Tout le monde déteste la civilisation »). Finalement, on serait bien en peine de démontrer que la vie civilisée est supérieure à la vie « sauvage » (« Nos vies d’avant : Retour vers le paléolithique »).

Si le terme « civilisation » est d’abord un instrument de l’ordre dominant pour justifier sa propre existence, il constitue également un outil conceptuel majeur pour en exercer la critique. En émergeant avec la royauté dans les premières cités-­États agraires il y a près de 6 000 ans, l’avènement de la civilisation représente un moment critique, un bouleversement sans précédent dans la culture humaine. En s’organisant dans des sociétés urbaines stratifiées dépendantes de l’exploitation agricole, les premiers humains civilisés ont déclenché un processus idéologique centré sur l’exploitation et la recherche du pouvoir, qui s’est étendu sur la quasi-­totalité de la planète. Mais, au regard de la longue histoire du genre humain, vieille de plus de 200 000 ans pour Homo sapiens, la civilisation reste un phénomène extrêmement récent, que rien ne nous permet de considérer comme un progrès objectif, ni comme une phase nécessaire.

De nombreux individus vivent toujours en-dehors de son joug ou tentent de s’y soustraire. Sa funeste expansion n’est pas encore irréversible, mais elle tend à le devenir. Et s’il existe une fin de l’histoire, ce sera lorsque toute possibilité d’avènement d’une vie en dehors de la civilisation, d’une vie libre en harmonie avec la nature, aura disparu.

P.S.

Si la revue ne s’est pas déjà glissée dans les rayons de votre librairie ou autre lieu favori, elle peut y être commandée. Vous pouvez aussi vous la procurer en ligne, sur le site revuepassages.com

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