Bonjour, merci de témoigner pour nous. Tout d’abord, est-ce que tu peux te présenter brièvement ?
Bonjour, je suis médecin urgentiste depuis longtemps. J’ai 75 ans. J’ai commencé mes études à l’École de Santé des Armées à Lyon, parce que j’étais fasciné à l’époque (rires) par les nageurs de combat. J’étais spécialisé dans la médecine subaquatique, donc j’ai accompagné des gens comme ça pour suivre leur santé, pour les sortir quand il y avait besoin, les foutre en caisson hyperbare, enfin bref, faire un travail technique. Très vite, j’ai compris que ce n’était pas exactement ma tasse de thé. Ensuite, j’ai effectué toute une carrière de médecin.
J’ai rencontré les Palestiniens, en 82, 83, dans un camp palestinien à Beyrouth qui était le camp de Tel al-Zaatar. On parle plus souvent de Sabra et Chatila, mais Tel al-Zaatar et la Quarantaine, c’étaient aussi des camps. Pour le premier, il regroupait des Palestiniens, pour le second, des chrétiens libanais. Dans les deux cas, ils se sont fait zigouiller de la même manière. Moi à cette époque-là, j’ai rencontré un médecin canadien, qui est devenu, plus tard, responsable des opérations pour la Croix-Rouge Internationale. C’était un jeune chirurgien à l’époque, qui m’a appris beaucoup de choses et on a travaillé dans les camps quelques semaines.
C’est là où j’ai découvert, concrètement, sur le terrain en tout cas, les Palestiniens. Voilà, donc, c’est resté quelque chose de permanent, d’important dans ma vie. J’ai eu de nombreux contacts avec beaucoup d’entre eux. J’étais abonné à la Revue d’Études Palestiniennes, qui n’existe plus. Cette revue trimestrielle qui paraissait en France, était passionnante et riche d’interviews, riche de documents, riche de beaucoup de choses. Daniel Bensaïd en était le directeur avec une quinzaine d’auteurs à chaque numéro. Cela doit se trouver peut-être encore dans les librairies d’occasion.
Je suis médecin urgentiste. Urgentiste, ça veut dire "bon à tout faire", surtout aujourd’hui... Mais enfin, c’est une autre histoire et un autre débat. J’ai pris ma retraite. Je suis arrivé à Bordeaux et puis en fait, j’ai retravaillé un an avec le COVID, parce qu’ils m’ont appelé pour travailler. Comme un con, j’ai dit oui. Je partais déjà depuis longtemps sur des missions hors de mes temps de travail. Je continue à le faire. Je vais sur les bateaux en Méditerranée avec des ONG comme Sea-Watch et Open Arms. J’y vais quand je peux, quand je suis dispo, je tiens l’infirmerie et puis voilà. Bon ça, c’est une chose.
Il y a eu l’épisode ukrainien aussi en 2022 où je suis parti faire un petit tour là-bas, avec un médecin ukrainien, qui m’avait appelé en me disant "je pars, tu viens ?" On se connaissait, on est partis comme ça, à une dizaine, à nos frais, sans ONG, sans rien, en se démerdant, en payant de notre poche. Enfin bref, on est restés un mois et demi, on est rentrés. Et puis, quand le conflit du 7 octobre a démarré, Israël s’est comporté d’une manière très très dure dès le début. Direct, la question s’est posée de savoir si on avait accès ou pas, si on pouvait partir ou pas, si les ONG étaient acceptées ou non, et elles ne l’étaient pas. Elles ne sont toujours pas acceptées sauf au compte-gouttes, on va dire. Là, récemment, vous avez dû voir, ils ont largué 20 tonnes de bouffe, enfin ça n’a aucun sens. Ce ne sont pas 20 tonnes qu’il faut, ce sont 20 000. Je n’ai pas les chiffres, mais c’est totalement insuffisant. Ils laissent rentrer quelques camions.
Moi, j’ai fait 4 séjours là-bas, très courts à chaque fois. Le plus long a duré un mois et le plus court a duré 15 jours parce qu’on nous a foutu dehors et parce que c’est épuisant, totalement épuisant, physiquement et mentalement, je dirais. Pour rentrer, il faut des recommandations, il faut des autorisations, il y a un tout un chemin à suivre, ça prend du temps. Ça prend de la relation, sur place même des fois, ça prend du fric parce qu’on rentre par Rafah qui est la porte Sud de Gaza avec l’Egypte.
Les militaires sur place sont comme tous les militaires du monde, c’est-à-dire qu’il y a les ordres et après, il y a les arrangements possibles, quelques fois à nos risques et périls, je dirais, car une fois qu’on est rentré, personne ne s’occupera de nous. Donc, voilà, j’y suis allé à 4 reprises avec une équipe à chaque fois d’environ entre 10 et 15 personnes, soit des infirmières, infirmiers tous bénévoles, tous volontaires. Non, pas tous bénévoles, certains étaient payés, enfin peu importe, en tous cas tous volontaires. Des orthopédistes, des réanimateurs, des médecins généralistes, des urgentistes, ce genre de métiers. On ne va pas chercher les ophtalmos quoi, ça, c’est pour plus tard (rires). Voilà alors le travail sur place...
Avant de parler du travail sur place, est-ce que tu peux revenir un peu sur le protocole en place, une fois que tu rentres en territoire palestinien ?
Alors, une fois que tu rentres en territoire palestinien, il faut signaler ta présence aux militaires qui sont sur place, ta position GPS. On a des téléphones satellitaires, on est en contact avec eux, tous les jours, tout le temps ; eux, ils appellent, nous, on appelle, surtout si on se déplace...
Militaires israéliens ?
Bah, il n’y a qu’eux, bien sûr. On est invité, à chaque fois, à travailler avec un hôpital. À Rafah, c’est l’hôpital Nasser qui est à Khan Younès, qui est un petit peu au-dessus, à quelques kilomètres. Aujourd’hui, il n’est plus tellement opérationnel. On y travaille encore, mais il ne reste pas grand-chose. Il y a encore quelques salles qui fonctionnent, mais... enfin, on y reviendra peut-être après. Donc on va travailler dans un cadre hospitalier dégradé, on va dire, entourés de militaires, avec une escorte militaire aussi très souvent, à la fois pour qu’ils contrôlent nos déplacements et pour nous protéger aussi, que le ciel nous tombe pas sur la tête. Voilà en gros.
Nos équipes sont occidentales. Aussitôt, sur place, on travaille avec les équipes locales, des ONG qui sont tenues par des Palestiniens, parce que lorsque l’on parle de MSF à Gaza aujourd’hui, ce sont les Palestiniens. Idem pour les correspondants de presse, dont on a parlé récemment parce qu’ils crèvent la dalle, ce sont des correspondants Palestiniens, ce n’est pas gens qui viennent de Reuters où je ne sais où... Enfin, à chaque fois, on fait avec eux et c’est bien. On a ce qu’on appelle un "fixeur" aussi, c’est-à-dire quelqu’un qui nous emmène là où on doit aller, qui nous dit là, c’est bon, là ce n’est pas bon, etc., qui connaît par cœur le terrain et qui a un réseau de relations suffisant pour nous permettre de bouger sans s’exposer trop.
Par exemple, vous dormez où et comment ?
Les deux premiers séjours, on dormait dans des locaux qui avaient été préservés, donc on pouvait dormir à peu près correctement, enfin bon, ce n’était pas un gros souci. Le dernier séjour, on a dormi sous tente, comme presque tout le monde, près de la mer, donc sur des structures mobiles légères. Idem pour l’hôpital, on se trimballe avec du matériel sous tente, donc c’est très sommaire. Pour ce qui est de dormir, on s’en fout, pour ce qui est de travailler, c’est ennuyeux.
Justement, est-ce que tu peux raconter un peu plus vos conditions d’intervention et de travail ?
Les conditions d’interventions sont très variables selon le nombre. Quand on a quelques patients, quelques personnes, quelques blessés qui arrivent, on peut relativement bien les prendre en charge avec ce qu’on a, on se démerde, ça va assez bien. Le problème, c’est quand on en reçoit trente en une demi-heure, là, on a un énorme problème, c’est-à-dire qu’on n’est pas équipés. À Paris, dans les urgences, s’il y a trente blessés d’un coup, c’est arrivé lors des attentats en 2015, on a réparti dans les hôpitaux, il y a un système de SAMU et tout ce qu’il faut pour prendre en charge les gens. Là, il n’y a pas ça, il faut les prendre nous-mêmes, on est une équipe d’une dizaine pour trente patients. Même en y mettant la meilleure volonté du monde, on n’y arrive pas, donc on fait le "tri", c’est-à-dire, on "privilégie" en quelque sorte, ceux qui ont la meilleure chance de survivre.
Tous n’ont pas la "même chance", entre guillemets. C’est prendre ceux pour lesquels on pense qu’on va régler leurs problèmes, enfin régler leurs problèmes, leur survie provisoire, on va dire, quand ils sont blessés gravement hein. Quand c’est une foulure, un petit doigt, on a rien à foutre. On prend que les blessés lourds, donc des gens qui ont des hémorragies internes, des gens qu’ont des fractures lourdes, ouvertes, enfin des tas de choses de ce type-là. Et ça, c’est un peu compliqué, parce qu’on n’est pas du tout équipés pour travailler comme ça. Donc ça veut dire que dans l’hôpital Nasser par exemple, aujourd’hui encore, il faut imaginer qu’il y a encore des gens par terre sur les tables, sous les tables, que ça pue, qu’il y a de la merde partout, qu’il y a du sang partout, c’est difficile à décrire et à imaginer, mais, que les familles qui viennent voir leurs proches hurlent en permanence souvent, parce qu’elles ont peur, parce qu’elles sont effrayées.
Et nous, on est là-dedans, à essayer de faire ce qu’on peut, de faire au mieux. Donc, ça veut dire des opérations qui sont des fois lourdes et dans des conditions d’hygiène qui ne correspondent pas aux protocoles habituels, ça, c’est évident. Mais ça marche quand même, enfin ça marche, oui, si on peut dire. Les conditions sont actuellement très très dégradées. Il y a quelques endroits où y a des blocs d’urgence en tente qui ne sont pas trop mal équipés, mais avec des réserves de produits pour une semaine, pas plus. Ce n’est pas renouvelé. S’il n’y a rien qui rentre, faut stopper quoi, faut arrêter. Parce que des opérations sans morphine, c’est compliqué. Donc tout est comme ça. Tout est vraiment très dégradé.
Le problème aussi pour ces choses-là, c’est qu’on n’est pas seuls. Il y a les soldats israéliens souvent qui ne sont pas très loin. Ils ne sont pas toujours hostiles, mais ils ne sont pas toujours très arrangeants. Ce qui veut dire qu’ils interviennent n’importe quand, n’importe comment, sans prévenir.
Dans les hôpitaux ?
Bien sûr, ils chopent des mecs, ils font n’importe quoi. Depuis le début, l’hôpital comme lieu sacralisé, ça n’existe pas, enfin ça n’existe plus. Les hôpitaux, les lieux de culte, tout ça. Cela a été aussi au début, et même maintenant encore, des lieux ciblés parce qu’ils ont prétendu que c’étaient des lieux dans lesquels se réfugiaient des gens du Hamas. Bon, personnellement des gens du Hamas, j’ai dû en croiser, je n’en sais rien, parce qu’ils ne mettent pas "Hamas" dessus. Et puis pour ce qui est des tunnels ou des réserves sous les hôpitaux, moi personnellement, je n’ai rien vu. Alors on ne m’a pas invité à aller voir s’il y en avait hein, mais je n’ai réellement rien vu. Parce qu’on ne me fera pas croire que s’il y en avait, ça ne se verrait pas un minimum quoi.
Par contre j’ai vu des hordes de soldats israéliens rentrer, qui foutaient un bordel total dans l’hôpital, cassaient tout, rentraient n’importe où pour mettre le bordel et repartir, pour chercher des mecs et ne pas en trouver ou en trouver. Sans compter les combats rapprochés tout près de l’hôpital. Quand on dit tout près, c’est la rue d’en face hein. Où ça tire plein pot. Alors, ces moments-là sont difficiles, parce qu’il faut se planquer quoi, faut attendre que ça passe.
Je me permets de t’interrompre, parce que nous, dans ce qu’on voit depuis ici, on a l’impression qu’il n’y a qu’une offensive d’Israël, qu’il n’y a pas de combats. Et quand on dit combats, c’est bien qu’il y a deux camps qui réellement s’affrontent ?
On est bien d’accord, merci, parce que s’il n’y avait pas de combat, Israël depuis longtemps aurait envahit Gaza totalement, maîtriserait Gaza. Or, les combattants du Hamas se battent toujours et recrutent toujours. Ils ont eu des pertes énormes, je pense, que je ne sais pas chiffrer, mais ils continuent de se battre, oui bien sûr. Ça veut dire qu’ils ont une logistique, qu’ils ont un équipement, qu’ils ont des hommes, qu’ils ont de quoi bouffer, qu’ils ont de quoi se planquer, qu’ils ont des munitions. Donc on raconte beaucoup de choses, mais la réalité elle est là, il y a toujours des batailles. Et des batailles terribles, c’est-à-dire qu’ils ne se battent pas avec un lance-pierre. Ce sont des rocket anti-chars, des missiles, des trucs relativement sophistiqués pour une armée qui est donnée comme très en deçà de ce qu’est l’armée israélienne.
Les bombardements aussi continuent. Alors les bombardements, c’est très ambivalent. Normalement, les Israéliens disent prévenir. Ce qui est vrai. Souvent, ils préviennent. Sauf que les gens n’ont pas forcément le temps ni l’endroit pour aller se planquer. Après ils disent qu’à tel endroit – ils donnent les coordonnées – et faut se tirer quoi. Ce qui fait que les populations déménagent depuis deux ans, je ne sais pas, dix fois.
Donc les conditions sur place sont vraiment difficiles. On ne se lave pas. On mange peu. On dort par petites séquences. Moi, j’ai adopté le système des marins. C’est-à-dire que je dors vingt minutes, puis je travaille. Quand je peux plus j’arrête. Je dors vingt minutes. Et 24h/24h quoi. Donc je tiens quinze jours/trois semaines, après je peux plus. Bon, voilà, c’est des conditions quand même particulières.
Les Palestiniens du personnel médical, il en reste encore. Au tout début, il y en a qui se barraient dès qu’ils pouvaient. Aujourd’hui pour se barrer de Gaza, c’est possible, faut juste sortir dix, quinze mille euros. Alors, il n’y en a pas beaucoup qui ont ces sous, surtout aujourd’hui, au bout de 21 mois de guerre. Il y a eu quelques évacuations médicales, mais très très peu. C’est un chaos vraiment énorme.
Tu parlais du personnel médical. Est-ce que tu peux parler un peu plus de l’état d’esprit des Gazaouis ?
Les Gazaouis, moi, de ce que je vois, ce sont des gens très résignés, qui n’ont plus un poil d’espoir sur quoi que ce soit, et qui en même temps s’accrochent à leur pays, à leur terre, à leur endroit. C’est chez eux, ils veulent y rester. La plupart veulent rester. Enfin le peu avec lequel j’ai pu discuter. Parce que moi, je ne parle pas un mot d’arabe. Je parle un peu anglais et on a un traducteur, enfin, on se démerde et on arrive à discuter. Beaucoup veulent rester, reconstruire, et sont prêts à reconstruire d’ailleurs.
Enfin, il faut s’imaginer quand même que tous les Gazaouis connaissent quelqu’un qui a perdu quelqu’un. Si on considère qu’il y a eu 100 000 morts et 500 000 blessés sur 2 300 000 – ce sont à peu près les chiffres qu’on peut donner, je crois – c’est énorme comme proportion. Moi, je n’ai jamais connu ça ailleurs quoi. Imaginez ça en France, ce serait vingt millions de Français qui seraient zigouillés. C’est affolant.
Tous sont très marqués, très choqués. Ce sont des gens qui ont tous subi des traumatismes lourds qu’il faudrait ou qu’il faudra traiter. Ce que nous, on ne fait pas. Alors il y a des psycho gazaouis, il y en a. Mais pour l’instant l’urgence, c’est de bouffer, donc c’est compliqué. Mais ils ont une force assez incroyable.
Tu as parlé du fait que le Hamas continuait à avoir des armes. Je me demandais quelles étaient les résistances du peuple palestinien, dans un sens large : tout ce qui leur permet de résister, ralentir l’offensive, contrer les plans israéliens, même au niveau de la partie civile ?
Militairement, quand Israël se met à pousser fort, il n’y a aucune chance. Parce que devant des chars ou l’aviation qui pilonne, il n’y a aucun moyen de résister. Il faut se planquer, il faut se tirer. Mais ce qu’il faut comprendre aussi, c’est que les Gazaouis sont dans une zone fermée depuis 11 ans ou 12 ans. On ne rentre pas, on ne sort pas, ou très très difficilement, en dehors des ONG. Donc ils sont habitués, si on peut dire, à survivre avec très très peu et à considérer qu’Israël est totalement l’agresseur.
Je ne vois aucun moyen de faire une paix avec un peuple gazaouis qui a été agressé de manière terrible, même si le Hamas le 7 octobre a fait un acte terroriste, en tous cas un acte de guerre puissant et très surprenant qui a choqué les Israéliens, mais ça n’a rien à voir. Ce qu’ils subissent en Israël n’a rien à voir avec ce que subissent les gens à Gaza.
Entre eux, ils sont très très solidaires. Quand ils ont un problème quelconque, c’est la collectivité qui le traite, pas un individu, jamais. Aussi bien dans les deuils qu’ils subissent, parce qu’il y en a encore tous les jours. Ils continuent quand même à faire des cérémonies de deuil. Ce qui, en temps de guerre, est quand même très compliqué. De trouver les ressources pour une cérémonie minimale pour honorer tel autre ou tel autre, ça suppose quand même pas mal de ressources, mentales, j’entends.
Ils s’aident aussi assez bien pour la bouffe. Bon il y a des dérapages, bien sûr, que la presse évidemment relaie en se focalisant uniquement dessus. Quand les distributions alimentaires ont été faites par la pseudo ONG américaine, les morts qu’il y a, à chaque fois, ce ne sont pas le fait de Palestiniens qui se taperaient dessus, il y a des échauffourées parfois, mais ce sont les Israéliens qui tirent dans le tas. Parce qu’ils se laissent déborder, parce qu’ils ne savent pas organiser ça, ils ne sont pas assez nombreux, pour plein de raisons. Les ONG le savent très bien et hurlent depuis le début. Ça, pour être solidaires, ils le sont tous.
Les ruines, pour l’instant, ils ne peuvent rien en faire, ils n’ont pas les moyens. Tout est détruit ou presque. Par contre, effectivement, c’est une chose intéressante, ils continuent à faire des enfants. Alors ça, il y a le hasard peut être aussi, bien sûr, mais il y a des femmes qui accouchent encore aujourd’hui à Gaza. C’est un grand mystère quand même, enfin, ça pourrait l’être vu d’ici parce que... Voilà, ce sont des conditions… Comme les femmes accouchaient ici chez nous il y a un siècle et demi quoi, dans les champs et puis elles travaillent dès le lendemain… Bah, c’est pareil. Quand on les voit nous, on essaie de les aider quoi, mais elles partent dès le lendemain, il n’y a pas de place, on ne peut pas les garder.
Il y a de la mortalité infantile évidemment et il y a des mères qui meurent en accouchant aussi, bien sûr. Ce qu’on oublie par chez nous, parce que chez nous, l’accouchement est devenu une chose banale, et c’est tant mieux, enfin banale dans le sens « survie ». (Bien que l’on est le pays d’Europe avec le plus mauvais chiffre de mortalité infantile. C’est stupéfiant, mais c’est comme ça, c’est un indice que l’hôpital n’est pas tout à fait au niveau. Mais bon. C’est quand même très très peu.)
Alors en situation de guerre évidemment… Et surtout, en ce moment… La bouffe, les biberons, le lait maternisé tout ça… il n’y en a pas, ou alors très peu, très très peu. Comme les mères elles même sont très mal nourries, le lait maternel est très pauvre et insuffisant pour faire grandir les nourrissons. Elles les allaitent, mais avec quoi, avec un lait qui est nul quoi. Donc, pour te répondre, des résistances, je ne sais pas. Leurs résistances, c’est de continuer de vivre hein, avec toutes les difficultés.
Quand tu dis qu’ils sont résignés, si tu as réussi à cerner ça, du coup qu’est-ce qu’ils pensent de la communauté internationale, des pays arabes, de l’Occident, même de la Palestine, c’est quoi leur rapport au reste du monde ?
Ils ont des contacts avec leurs cousins de Cisjordanie, c’est évident. La Cisjordanie qui est en train de s’effondrer totalement, parce que les Israéliens aussi pilonnent d’une manière ou d’une autre. Pas directement, enfin des fois, mais ils foutent des implantations partout... Quand on voit la carte de la Cisjordanie... Un État palestinien là-dedans, je ne sais pas bien, il faudrait raser toutes les colonies, je ne sais pas combien il y en a, mais c’est monstrueux. Et ça les Gazaouis le savent. Donc ils n’ont pas d’espoir de faire un État palestinien rapidement.
C’est pour cela que la reconnaissance éventuelle de la France, dont on fait grand cas, c’est intéressant pour les instances de l’ONU, mais sur le terrain, rien, que dalle. Et je pense que les Palestiniens ont compris que les pays arabes se foutaient de leur gueule depuis le début, je veux dire, ils n’ont pas bougé d’un poil. Et même si récemment il y a eu quelques parachutages de bouffe par je ne sais plus qui... Les Émirats Arabes Unis, je sais plus qui encore, c’est symbolique. Les pays arabes : la Jordanie ne bouge pas, l’Egypte, c’est un régime absolu, ils ont 1 million de Palestiniens chez eux, l’Iran, c’est pareil. Ils n’en veulent pas un de plus. Parce que ça serait le rêve d’Israël ça, que tous les Palestiniens quittent Gaza, et aillent s’installer aux Émirats ou en Egypte. Et ils savent ça les Gazaouis. Je ne crois pas qu’ils aient beaucoup d’illusions. À part l’utopie, celle des militants, l’objectif à atteindre. L’utopie, c’est loin, mais c’est ça. Mais ils sont quand même très désespérés parce qu’ils vivent le deuil très très souvent.
Je ne sais pas si je vous en ai parlé, parce que moi ça m’a beaucoup touché. Il y avait deux médecins à Gaza qui avaient 10 gosses. La femme était pédiatre et lui médecin généraliste. La femme était à l’hôpital et lui retournait voir les gosses. Et ils se sont fait bombarder. Le mari, grièvement blessé, est mort quelques jours après, et 9 enfants sont morts d’un coup. Il n’en reste qu’un seul. Et ça, c’est très courant. Alors toutes les familles n’ont pas 10 enfants, mais ils ont quand même souvent des familles nombreuses. Les 9 enfants, je les ai vus arriver en ambulance. Mais j’ai vu des morceaux d’enfants arriver, je n’ai pas vu des enfants arriver. Il y en avait 6 en morceaux, brûlés, enfin bref. Et ça, ils vivent ça tout le temps. Parce que les bombardements, ça casse tout, donc si vous êtes dessous on ne vous retrouve pas. Il y a comme ça des gens qui sont encore sous les ruines, qu’on retrouvera peut-être un jour, qui sont des disparus. Et ceux qui sont tapés, ben, c’est des écrasements. Donc un membre écrasé trop longtemps, il faut couper parce qu’il y a un risque de gangrène. C’est très dur.
Durant ta carrière, tu es allé à différents endroits où il y avait des conflits. Sans parler de comparaison, j’ai l’impression que tu n’as pas forcément connu des situations similaires à celle-ci. Je pense à la famine qui est organisée et généralisée en ce moment à Gaza.
Effectivement, c’est très simple, là il y a des enfants qui pèsent 10-12 kilos alors qu’ils ont 14 ou 15 ans. Ils se sont développés normalement pendant des années et là, ils perdent du poids jour après jour. On a des images qui correspondent exactement aux images des livres d’histoire sur Dachau et les camps de concentration. On ne peut pas s’empêcher de penser à ce raccourci qui est ignoble entre des Israéliens qui viennent tous de familles qui ont été exécutées par les nazis, même si là, il s’agit de la deuxième ou troisième génération, c’est l’histoire commune de ceux qui viennent d’Israël quand même, et donc de penser que les militaires et le gouvernement d’Israël organisent une famine, c’est ignoble.
Là, on se trouve vraiment avec des enfants qui sont très fins, ils ne mangent rien de rien, ils ont peut-être un repas par jour, il leur faudrait 1000 ou 2000 calories, ils en ont 200… Il suffirait que les camions rentrent avec la bouffe.
C’est ce que tu disais tout à l’heure, il y a 7 000 camions pleins qui attendent un peu partout pour rentrer.
Oui et il a aussi eu le bateau avec Greta, qui était symbolique, mais qui apportait de l’aide humanitaire aussi. Parait-il qu’ils ont ouvert légèrement un couloir d’aide, mais c’est largement insuffisant. Vraiment la famine, c’est terrible. C’est une arme de guerre ignoble, interdite par les conventions internationales et Israël s’assoit dessus depuis belle lurette. C’est ce qui me frappe réellement. Qu’un État décrit comme démocratique, moderne, dont on dit que c’est un État qui a des intérêts culturels, des chercheurs, qui pourraient être respectables, perd complètement pied en balayant toutes les lois internationales et pas seulement. Cet État se sent tout-puissant comme si c’était Dieu finalement. Nétanyahou l’invoque en permanence dans ses discours avec des morceaux de la Bible bien choisis qui l’arrangent.
J’ai entendu récemment que des militaires israéliens se suicidaient. Des jeunes, car ils sont très jeunes, ils ont 25, 28 ans. Il y aurait eu une centaine de suicides. Les gens rentrent tellement choqués ou traumatisés de ce qu’ils ont fait ou de ce qu’ils ont vu faire, qu’ils se tuent. Et ça, clairement, c’est un signe de plus que ça ne va pas du tout. Une armée dont les gens se suicident, c’est que le niveau d’horreur est absolu.
On parlait des conventions internationales. Au vu de ton parcours, j’imagine que tu pensais que la communauté internationale allait trouver des solutions, résoudre des problèmes ? Et globalement, on voit depuis des années que les grandes puissances ne respectent pas leurs engagements qu’elles ont pourtant écrits et signés. Qu’est-ce que cela t’inspire en tant qu’humanitaire ?
À titre personnel, ça m’inspire que c’est un échec de toute ma vie. Et c’est pour cela que je continue d’y retourner. Parce qu’à 75 ans, je devrais rentrer chez moi. C’est ce que me disent mes filles, mes proches et tout le monde, mais moi, je considère que je dois continuer. Maintenant, ça m’inspire aussi que c’est le bordel, mais complètement. Depuis bien longtemps, la situation nous échappe. La notion de progrès a été abandonnée depuis un moment, on s’est aussi planté sur le climat, qui va nous faire du mal à nous, mais à nos descendants encore plus. Et donc, des générations entières dont je fais partie, nous nous sommes trompés.
En 1968, j’avais 18 ans et on avait des utopies pour reprendre le terme, alors qu’aujourd’hui, c’est plutôt la dystopie qui domine. On croyait en beaucoup de choses qui étaient probablement inatteignables, mais on y croyait et cela faisait un chemin à suivre pour essayer d’avancer. Je fais mon quart d’heure vieux con, mais tant pis. À l’époque, on a travaillé et on a cru que sur le plan social, on allait pouvoir développer un tas de choses et il y en a eu quand même un peu. Depuis, tout a été bouffé.
Je parle de la situation actuelle avec mes amis de l’époque, investis chacun dans des luttes à leur manière et nous sommes assez effondrés, il faut le dire. Parce qu’on voit bien que ça a pris le chemin inverse de ce qu’on espérait, même s’il y a ici et là des choses intéressantes, notamment avec des jeunes gens qui font des super choses de manières plus décentralisées et sans grandes organisations. Je pense que c’est là-dessus qu’il faut s’appuyer pour aller chercher de nouvelles choses.
Qu’est-ce que tu penses des mobilisations sur le territoire français de type manifestations, dénonciations, actions, etc. Est-ce que ça te donne de l’espoir ?
Oui bien sûr ! Mais que cela soit pour la Palestine ou pour les retraites ou autres. Pendant les GJ, j’ai passé du temps avec eux. Pour toutes ces mobilisations, cela montre que malgré le fait que des gens ne soient pas d’accord, on peut se compter un peu quand même et qu’on n’est pas seul. Il y a des groupes, des gens qui font des choses et c’est bien, mais sur le plan du changement réel, c’est plus compliqué. Macron, on a beau lui dire qu’on ne veut pas, il s’en fout. Il comprend très bien, mais il a choisi de s’en foutre. Lui et d’autres, bien sûr.
Et sur la mobilisation pour la Palestine en particulier ?
Eh bien, je trouve que c’est très faible. Il n’y a malheureusement pas grand-chose, quelques manifs. À Bordeaux, je sais qu’il y a le Comité Action Palestine qui fait des manifs tous les samedis, mais on est très peu à y aller, moi-même, je n’y vais plus. On doit être 30, 40, 50 dans la rue, c’est vraiment peu. C’est dur de pousser l’opinion à se mobiliser, mais globalement, les gens n’en ont rien à foutre. Ça marche un peu avec des gros titres de journaux avec des photos bien dégueulasses, parce que je ne suis pas sûr que cela soit une bonne chose d’utiliser ce genre de photos, mais bref. Ça choque un peu, alors les gens s’y intéressent.
Dans les années 1970, avec la guerre du Vietnam, il y avait des mouvements populaires états-uniens et européens qui étaient énormes. Ça n’était pas la seule raison pour laquelle cette guerre s’est arrêtée, mais ça a bien poussé pour. Quand on regarde aussi le traitement qui est fait aux migrants, mais c’est ahurissant. On entend des choses horribles. Donc le contexte n’est pas très favorable.
Est-ce que tu crois que tu vas y retourner, et si oui, dans quel cadre ?
En septembre, oui bien sûr. Il faut que je retrouve une ONG, ça dépendra de la situation, des autorisations, je n’en sais rien franchement. Le seul truc, c’est de pouvoir partir avec une équipe, suffisamment de matériel. Parce que quand on part, évidemment, ce n’est pas les mains dans les poches. Donc pour l’instant, ça, je ne sais pas, j’essaie de ne pas y penser, mais c’est très compliqué. Voilà ce que je peux vous dire.
Comment tu te prépares mentalement et physiquement avant de partir ?
Me préparer spécifiquement, avec un régime particulier de bouffe, de sommeil, d’exercice physique, pas du tout. Mentalement, j’ai ma psy hein, évidemment, que je vois régulièrement.
Cette psy, elle comprend ce que vous faites et ce que vous vivez ?
Bah, elle pleure beaucoup ! Elle m’aide un peu à supporter certaines choses bien sûr. Elle est spécialisée dans les traumas, etc. Ça, elle ne connaissait pas, mais maintenant elle connaît (rires). Il faut vraiment quelqu’un pour déverser un certain nombre de choses, et ne pas le déverser dans la famille par exemple. J’essaie d’éviter que mes proches soient trop impactés par moi-même quand je ne suis pas en forme ou des choses comme ça. Mentalement, je me prépare, mais je sais ce que ça me coûte d’y aller, il y a eu d’autres interventions avant. Avant, je partais pratiquement chaque année un mois sans solde pour faire des choses comme ça sur différents terrains et c’est marquant à chaque fois, bien sûr.
Tu veux dire un dernier mot avant qu’on ne stoppe l’enregistrement ?
Bah … J’aimerai qu’on se revoie quand ça s’arrêtera.
Merci beaucoup.
Merci à vous.






