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Les proprios nous logent-ils vraiment ? contradiction entre valeur d’usage et valeur d’échange

Affûtons collectivement nos armes théoriques avant la manif logement du 23 mars ! Le géographe marxiste David Harvey expose ici la différences entre valeur d’échange et valeur d’usage dans les société capitalistes. Sur le ton d’une explication très simple, il énonce ce qui semble être des évidences : mais leurs conséquences devraient nourrir nos réflexions politiques. Venez discuter de ce texte le 23 février à 18h30 au Silure avec le groupe Lectures et formation.

Genève |

Quoi de plus simple ? J’entre dans un supermarché avec de l’argent en poche et je l’échange contre des produits alimentaires. Je ne peux pas manger l’argent, mais je peux manger la nourriture. La nourriture m’est donc utile alors que l’argent ne l’est pas. Peu de temps après, la nourriture est utilisée et consommée, tandis que les bouts de papier et les pièces de monnaie qui sont acceptés comme argent continuent de circuler. Une partie de l’argent encaissé par le supermarché est versée sous forme de salaire à une caissière qui l’utilise pour acheter davantage de nourriture. Une partie des gains va aux propriétaires sous forme de bénéfices qu’ils dépensent pour toutes sortes de choses. Une autre partie va aux intermédiaires et finalement aux producteurs directs de la nourriture, qui la dépensent également. Et ainsi de suite. Dans une société capitaliste, des millions de transactions de ce type ont lieu chaque jour. Des marchandises telles que la nourriture, les vêtements et les téléphones portables vont et viennent, tandis que l’argent continue de circuler dans les poches des gens (ou des institutions). C’est ainsi qu’une grande partie de la population mondiale vit actuellement au quotidien. Toutes les marchandises que nous achetons dans une société capitaliste ont une valeur d’usage et une valeur d’échange. La différence entre ces deux formes de valeur est importante. Dans la mesure où elles sont souvent opposées, elles constituent une contradiction qui peut, à l’occasion, donner lieu à une crise. Les valeurs d’usage sont infiniment variées (même pour un même objet), alors que la valeur d’échange (dans des conditions normales) est uniforme et qualitativement identique (un dollar est un dollar, et même lorsqu’il s’agit d’un euro, il a un taux de change connu avec le dollar).

Considérons, par exemple, la valeur d’usage et la valeur d’échange d’une maison. En tant que valeur d’usage, la maison fournit un abri ; c’est un endroit où les gens peuvent construire un foyer et une vie affective ; c’est un site de reproduction quotidienne et biologique (où nous cuisinons, faisons l’amour, avons des disputes et élevons des enfants) ; elle offre une intimité et une sécurité dans un monde instable. Elle peut également servir de signe du statut social à un sous-groupe, de signe de richesse et de pouvoir, de support à la mémoire historique (à la fois personnelle et sociale), d’objet d’importance architecturale, ou simplement être admiré et visité par les touristes comme une création d’élégance et de beauté (comme le Falling Water de Frank Lloyd Wright). Elle peut devenir un atelier pour un innovateur en herbe (comme le célèbre garage qui était l’épicentre de ce qui est devenu la Silicon Valley). Je peux y cacher un atelier clandestin, l’utiliser comme refuge pour des immigrés persécutés ou comme base pour le trafic d’esclaves sexuelles. On pourrait encore énumérer toute une série d’utilisations possibles de la maison. En bref, les utilisations potentielles sont innombrables, apparemment infinies et très souvent purement idiosyncrasiques.

Qu’est-ce que la valeur d’échange ?

Mais qu’en est-il de sa valeur d’échange ? Dans une grande partie du monde contemporain, nous devons acheter la maison, la louer ou la prendre à bail pour avoir le privilège de l’utiliser. Nous devons débourser de l’argent pour l’acquérir. La question est la suivante : à combien se monte la valeur d’échange nécessaire pour se procurer ses usages et comment ce “combien” affecte-t-il notre capacité à commander les usages particuliers que nous voulons et dont nous avons besoin ? Cette question semble simple, mais sa réponse est plutôt compliquée.

à combien se monte la valeur d’échange nécessaire pour se procurer ses usages et comment ce “combien” affecte-t-il notre capacité à commander les usages particuliers que nous voulons et dont nous avons besoin ?

Il fut un temps où les pionniers construisaient leurs propres maisons pour un coût monétaire presque nul : le terrain était gratuit, ils utilisaient leur propre main-d’œuvre (ou obtenaient l’aide collective de voisins sur une base de réciprocité – tu m’aides maintenant avec mon toit et je t’aiderai la semaine prochaine avec tes fondations) et se procuraient une grande partie des matières premières (bois, adobe, etc.) tout autour d’eux. Les seules transactions monétaires concernaient l’acquisition de haches, de scies, de clous, de marteaux, de couteaux, de harnais pour les chevaux, etc. On trouve encore des systèmes de production de logements de ce type dans les zones d’habitat informel que l’on appelle les bidonvilles autour de nombreuses villes des pays en développement. C’est ainsi que sont construites les favelas du Brésil. La promotion de l’« auto-assistance » par la Banque mondiale à partir des années 1970 a formellement identifié ce système de fourniture de logements comme étant approprié pour les populations à faibles revenus dans de nombreuses régions du monde. Les valeurs d’échange impliquées sont relativement limitées.

Les maisons peuvent également être « construites sur mesure ». Quelqu’un possède un terrain et paie des architectes, des entrepreneurs et des constructeurs pour qu’ils construisent une maison selon un plan donné. La valeur d’échange est fixée par le coût des matières premières, le salaire de la main-d’œuvre et le paiement des services nécessaires à la construction de la maison. La valeur d’échange ne domine pas. Mais elle peut limiter les possibilités de créer des valeurs d’usage (il n’y a pas assez d’argent pour construire un garage ou une aile entière du manoir aristocratique n’est pas construite parce que le financement est épuisé). Dans les sociétés capitalistes avancées, de nombreuses personnes augmentent les valeurs d’usage existantes d’une maison de cette manière (en construisant une extension ou une terrasse, par exemple).

Dans la plupart des pays capitalistes avancés, cependant, les logements sont construits de manière spéculative, comme une marchandise à vendre sur le marché à ceux qui peuvent se l’offrir et à ceux qui en ont besoin. Ce type d’offre de logement est évident depuis longtemps dans les sociétés capitalistes. C’est ainsi que les célèbres maisons mitoyennes géorgiennes de Bath, Bristol, Londres et autres ont été construites à la fin du dix-huitième siècle. Plus tard, ces pratiques de construction spéculative ont été mises à profit pour construire les blocs d’immeubles de New York, les logements mitoyens destinés aux classes ouvrières dans des villes industrielles telles que Philadelphie, Lille et Leeds, ainsi que les lotissements de la banlieue américaine typique. La valeur d’échange est fixée par les coûts de base de la production de la maison (main-d’œuvre et matières premières), mais dans ce cas, il y a deux autres coûts : d’une part, la marge bénéficiaire du constructeur spéculatif, qui met en place le capital initial nécessaire et paie les intérêts des prêts éventuels et, d’autre part, le coût d’acquisition, de location ou de leasing du terrain auprès des propriétaires fonciers. La valeur d’échange est fixée par les coûts réels de production plus le profit, les intérêts sur les emprunts et le loyer capitalisé (prix du terrain). L’objectif des producteurs est d’obtenir des valeurs d’échange et non des valeurs d’usage. La création de valeurs d’usage pour d’autres est un moyen d’atteindre cet objectif. La qualité spéculative de l’activité signifie toutefois que c’est la valeur d’échange potentielle qui importe. Les constructeurs de logements ont en fait autant à perdre qu’à gagner. Évidemment, ils essaient d’orchestrer les choses, en particulier les achats de logements, pour s’assurer que cela ne se produise pas. Mais il y a toujours un risque. La valeur d’échange devient le moteur de l’offre de logements.

Philanthropie immobilière

Voyant que le besoin de valeurs d’usage adéquates n’était pas satisfait, diverses forces sociales, allant des employeurs soucieux de garder leur main-d’œuvre domestiquée et à portée de main (comme Cadbury [un industriel anglais de l’agro-alimentaire]) aux croyants radicaux et utopistes (comme Robert Owen, les fouriéristes et George Peabody), en passant par l’État local et national, ont de temps à autre lancé divers programmes de logement avec des financements publics, philanthropiques ou paternalistes pour répondre aux besoins des classes inférieures à un coût minimum. S’il est largement admis que chacun a droit à « un logement décent et un cadre de vie convenable » (comme indiqué dans le préambule de la loi américaine sur le logement de 1949), il est évident que les considérations relatives à la valeur d’usage reviennent au premier plan dans les luttes pour l’offre de logements.

Cette position politique a fortement influencé les politiques de logement de l’ère sociale-démocrate en Europe et a eu des retombées en Amérique du Nord et dans certaines parties du monde en développement. L’implication de l’État dans la fourniture de logements a évidemment évolué au fil des ans, tout comme l’intérêt pour le logement social. Mais les considérations relatives à la valeur d’échange reviennent souvent sur le tapis lorsque les capacités fiscales de l’État sont mises à l’épreuve par la nécessité de subventionner des logements abordables à partir de caisses publiques de plus en plus réduits.

Les crises

La tension entre les valeurs d’usage et les valeurs d’échange dans la production de logements a donc été gérée de diverses manières. Mais il y a aussi eu des phases où le système s’est effondré pour produire une crise du type de celle qui est advenue sur les marchés du logement des États-Unis, de l’Irlande et de l’Espagne en 2007-2009. Cette crise n’était pas sans précédent. La crise de l’épargne et du crédit aux États-Unis à partir de 1986, l’effondrement du marché immobilier scandinave en 1992 et la fin du boom économique japonais des années 1980 avec le krach du marché foncier de 1990 en sont d’autres exemples.

Dans le système de marché privé qui domine aujourd’hui dans la majeure partie du monde capitaliste, d’autres questions doivent être abordées. Tout d’abord, la maison est un « gros achat » qui sera consommé pendant de nombreuses années et non, comme la nourriture, instantanément. Les particuliers peuvent ne pas avoir l’argent nécessaire pour acheter la maison. Si je ne peux pas l’acheter au comptant, deux possibilités s’offrent à moi. Soit je loue à un intermédiaire – un propriétaire – qui se spécialise dans l’achat de logements construits à des fins spéculatives afin de vivre des loyers. Soit j’emprunte pour acheter, soit en obtenant des prêts auprès d’amis ou de parents, soit en contractant un prêt hypothécaire auprès d’une institution financière. Dans le cas d’un prêt hypothécaire, je dois payer la totalité de la valeur d’échange de la maison, plus les intérêts mensuels pendant la durée du prêt. Au bout de trente ans, par exemple, je suis propriétaire de la maison. Par conséquent, la maison devient une forme d’épargne, un actif dont je peux à tout moment encaisser la valeur (ou du moins la partie de la valeur que j’ai acquise grâce à mes paiements mensuels). Une partie de cette valeur patrimoniale aura été absorbée par les coûts d’entretien (par exemple, la peinture) et la nécessité de renouveler les éléments détériorés (par exemple, un toit). Mais je peux encore espérer augmenter la valeur nette au fil du temps en remboursant mon prêt hypothécaire.

La transaction n’a guère de sens. Pourquoi ferais-je cela ? La réponse, bien sûr, est que j’ai besoin de la valeur d’usage de la maison pour y vivre et que je paie 95 000 dollars pour y vivre jusqu’à ce que j’en devienne pleinement propriétaire.

Le financement hypothécaire d’un achat de logement est toutefois une transaction très particulière. Le montant total payé pour un prêt hypothécaire de 100 000 dollars sur trente ans à 5 % est d’environ 195 000 dollars, de sorte que le créancier hypothécaire paie en fait une prime de 95 000 dollars supplémentaires pour acquérir un bien d’une valeur de 100 000 dollars. La transaction n’a guère de sens. Pourquoi ferais-je cela ? La réponse, bien sûr, est que j’ai besoin de la valeur d’usage de la maison pour y vivre et que je paie 95 000 dollars pour y vivre jusqu’à ce que j’en devienne pleinement propriétaire. Cela revient à payer un loyer de 95 000 dollars à un propriétaire sur trente ans, sauf que, dans ce cas, j’obtiens en fin de compte la valeur d’échange de toute la maison. La maison devient, en fait, une forme d’épargne, un dépôt de valeur d’échange pour moi.

La valeur d’échange du logement n’est toutefois pas fixe. Elle fluctue au fil du temps en fonction d’une série de conditions et de forces sociales. Tout d’abord, elle n’est pas indépendante de la valeur d’échange des maisons environnantes. Si toutes les maisons autour de moi se détériorent ou si des personnes de la « mauvaise espèce » s’y installent, la valeur de ma maison risque fort de diminuer, même si je la maintiens en parfait état. À l’inverse, les “améliorations” apportées au quartier (par exemple, la gentrification) augmenteront la valeur de ma maison, même si je n’ai rien investi. Le marché du logement se caractérise par ce que les économistes appellent des effets d’externalité. Les propriétaires prennent souvent des mesures, individuelles ou collectives, pour contrôler ces externalités. Proposez de construire une maison de transition pour les criminels libérés dans un quartier “respectable” de propriétaires et voyez ce qui se passe ! Il en résulte de nombreuses politiques du « pas dans mon jardin », des exclusions de populations et d’activités indésirables et des organisations de quartier dont les missions sont presque exclusivement orientées vers le maintien et l’amélioration de la valeur des logements du quartier (de bonnes écoles de quartier ont un effet important, par exemple). Les gens agissent pour protéger la valeur de leur épargne. Mais les gens peuvent aussi perdre leur épargne lorsque l’État ou des investisseurs reprennent des logements dans un quartier destiné à être réaménagé et laissent ces logements se détériorer, détruisant ainsi la valeur marchande des logements restants.

Si j’investis dans des travaux d’amélioration, je devrais veiller à ne faire que ceux qui ajoutent clairement à la valeur d’échange de la maison. Il existe de nombreux « livres de conseils » pour les propriétaires sur ce sujet (la construction d’une nouvelle cuisine ultramoderne ajoute de la valeur, mais des miroirs sur tous les plafonds ou une volière dans l’arrière-cour n’en ajoutent pas).

L’accession à la propriété est devenue importante pour des segments de plus en plus larges de la population dans de nombreuses régions du monde. Le maintien et l’amélioration de la valeur des actifs immobiliers sont devenus des objectifs politiques importants pour ces catégories sociales et une question politique majeure, car la valeur d’échange pour les consommateurs est aussi importante que la valeur d’échange gagnée par les producteurs.

Le logement objet de spéculation

Mais depuis une trentaine d’années [le texte a été publié en 2014], le logement est devenu un objet de spéculation. J’achète une maison pour 300 000 dollars et, trois ans plus tard, sa valeur a augmenté pour atteindre 400 000 dollars. Je peux alors capitaliser sur cette plus-value en refinançant pour 400 000 dollars et repartir avec 100 000 dollars de plus, que je peux utiliser à ma guise. L’augmentation de la valeur d’échange du logement devient un sujet brûlant. La maison devient une vache à lait pratique, un distributeur automatique de billets, ce qui stimule la demande globale, y compris, bien sûr, la demande supplémentaire de logements. Dans The Big Short, Michael Lewis explique ce qui s’est passé pendant la période précédant le krach de 2008. La nourrice de l’un de ses principaux informateurs a fini par posséder, avec sa sœur, six maisons dans le Queens à New York. Après l’achat de la première maison, dont la valeur a augmenté, les prêteurs sont venus leur proposer un refinancement et un emprunt de 250 000 dollars, qu’elles ont utilisé pour en acheter une autre. Le prix de cette dernière a ensuite augmenté et elles ont répété l’expérience. Au bout du compte, elles en possédaient cinq, mais le marché était en baisse et elles n’arrivaient plus à payer les mensualités.

La spéculation sur la valeur des actifs du marché immobilier est devenue monnaie courante. J’achète une maison en empruntant de l’argent et les prix augmentent. D’autres personnes sont alors attirées par l’idée d’acheter un logement en raison de la hausse des prix. Ils empruntent encore plus d’argent (ce qui est facile à faire lorsque les prêteurs regorgent d’argent) pour faire une bonne affaire. Les prix de l’immobilier augmentent encore plus, de sorte que davantage de personnes et d’institutions entrent dans le jeu. Il en résulte une « bulle immobilière » qui finit par éclater. Comment et pourquoi de telles bulles se forment dans les valeurs d’actifs comme le logement, quelle est leur taille et ce qui se passe lorsqu’elles éclatent, tout dépend de la configuration de différentes conditions et forces. Pour l’instant, tout ce que nous devons accepter, sur la base des données historiques (depuis les krachs immobiliers de 1928, 1973, 1987 et 2008 aux États-Unis, par exemple), c’est que ces phases de frénésie et ces bulles font partie intégrante de l’histoire du capitalisme. Alors que la Chine s’est rapprochée de l’adoption des méthodes du capital, elle est également devenue de plus en plus sujette à des booms spéculatifs et à des bulles sur ses marchés du logement.

Pour l’instant, tout ce que nous devons accepter, sur la base des données historiques , c’est que ces phases de frénésie et ces bulles font partie intégrante de l'histoire du capitalisme.

Lors du récent effondrement du marché immobilier aux États-Unis, environ 4 millions de personnes ont perdu leur logement à la suite d’une saisie. Pour eux, la recherche de la valeur d’échange a détruit l’accès au logement en tant que valeur d’usage. Un nombre incalculable de personnes sont toujours « sous l’eau » dans leur financement hypothécaire. Il s’agit d’une situation dans laquelle une personne qui a acheté une maison au plus fort du boom immobilier doit aujourd’hui à une institution financière plus d’argent que la valeur de la maison sur le marché. Les propriétaires ne peuvent pas se défaire de leur propriété et déménager sans subir une perte substantielle. Au plus fort du boom, les prix de l’immobilier étaient si élevés que beaucoup ne pouvaient pas accéder aux valeurs d’usage sans contracter une dette qui s’avérerait finalement impayable. après le krach, le gouffre financier que représente le fait d’être coincé avec un certain ensemble de valeurs d’usage a eu des effets remarquablement désastreux. La recherche inconsidérée de la valeur d’échange a détruit, en bref, la capacité de beaucoup à acquérir et à maintenir leur accès aux valeurs d’usage du logement.

Des problèmes similaires se sont produits sur les marchés locatifs. À New York, où environ 60 % de la population est locataire, de nombreux grands complexes locatifs ont été rachetés au plus fort du boom par des fonds d’investissement privés désireux de faire des profits en augmentant les loyers (même en présence de lois de régulation strictes). Ces fonds ont délibérément réduit les valeurs d’usage actuelles pour justifier leurs plans de réinvestissement, mais ils ont eux-mêmes fait faillite lors du krach financier, laissant les locataires avec des valeurs d’usage détériorées et des loyers plus élevés, vivant dans des propriétés saisies dont les obligations liées à la propriété n’étaient souvent pas claires (il n’est pas du tout évident de savoir qui appeler pour réparer une chaudière qui ne fonctionne pas dans un complexe d’habitation saisi). Près de 10 % du parc de logements locatifs a souffert de ce type de problèmes. La poursuite impitoyable de la maximisation des valeurs d’échange a réduit l’accès aux valeurs d’usage des logements pour une grande partie de la population. Et pour couronner le tout, bien sûr, le krach du marché du logement a déclenché une crise mondiale dont il s’est avéré très difficile de se remettre.

Dans un renversement étrange, la valeur d’usage du logement est devenue, d’une part, un moyen d’épargne et, d’autre part, un instrument de spéculation pour les consommateurs ainsi que pour les producteurs, les financiers et tous les autres (courtiers immobiliers, agents de crédit, avocats, agents d’assurance, etc). La fourniture de valeurs d’usage de logements adéquats (au sens de la consommation conventionnelle) pour la masse de la population a été de plus en plus prise en otage par ces considérations de valeur d’échange de plus en plus profondes. Les conséquences pour la fourniture d’un logement adéquat et abordable à un segment croissant de la population ont été désastreuses. En arrière-plan de tout cela, l’opinion publique et les politiques publiques ont évolué quant au rôle de l’État dans la fourniture de valeurs d’usage adéquates et de besoins de base aux populations. Depuis les années 1970, un « consensus néolibéral » a émergé (ou a été imposé) dans lequel l’État se retire de ses obligations de fourniture publique dans des domaines aussi divers que le logement, les soins de santé, l’éducation, les transports et les services publics (eau, énergie, voire infrastructures), et ce dans l’intérêt de l’ouverture de ces domaines à l’accumulation de capital privé et aux considérations de valeur d’échange. Tout ce qui s’est passé dans le domaine du logement a été affecté par ces changements. Tout ce que je pense qu’il est important de noter à ce stade, c’est que des changements de ce type se sont produits, de sorte que l’implication de l’État dans la fourniture de logements (avec ses conséquences particulières pour la manière dont la contradiction valeur d’usage-valeur d’échange a été gérée) a été radicalement transformée dans une grande partie (mais pas dans la totalité) du monde capitaliste au cours des quarante dernières années.

Dans de nombreux secteurs, la valeur d’échange domine

J’ai évidemment choisi ce cas de la valeur d’usage et de la valeur d’échange du logement parce qu’il illustre parfaitement comment une simple différence entre la valeur d’usage et la valeur d’échange d’une marchandise sur le marché peut évoluer vers une opposition et un antagonisme avant de devenir une contradiction absolue au point de produire une crise non seulement dans le secteur du logement, mais aussi dans l’ensemble du système financier et économique. Mais le fait qu’elle ait évolué de cette manière aux États-Unis, en Irlande, en Espagne et, dans une certaine mesure, en Grande-Bretagne, ainsi que dans diverses autres parties du monde, après 2000 environ, pour produire la crise macroéconomique de 2008 (une crise qui n’est pas encore résolue) est incontestable. Et le fait qu’il s’agissait d’une crise de la valeur d’échange qui a privé de plus en plus de personnes de valeurs d’usage adéquates dans le logement, en plus d’un niveau de vie décent, est également indéniable.

Il en va de même pour les soins de santé et l’éducation (l’enseignement supérieur en particulier), car les considérations liées à la valeur d’échange dominent de plus en plus les aspects de la vie sociale liés à la valeur d’usage. L’histoire que nous entendons partout, de nos salles de classe à la quasi-totalité des médias, est que la manière la moins chère, la meilleure et la plus efficace de se procurer des valeurs d’usage est de libérer l’esprit animal de l’entrepreneur avide de profit pour qu’il participe au système de marché. C’est pourquoi de nombreuses catégories de valeurs d’usage qui étaient jusqu’à présent fournies gratuitement par l’État ont été privatisées et commercialisées – le logement, l’éducation, les soins de santé et les services publics ont tous pris cette direction dans de nombreuses régions du monde. La Banque mondiale insiste sur le fait que cela devrait être la norme mondiale. Mais c’est un système qui fonctionne pour les entrepreneurs, qui réalisent généralement des profits considérables, et pour les riches, mais qui pénalise presque tous les autres, au point qu’il y a eu entre 4 et 6 millions de saisies immobilières aux États-Unis (et bien plus encore en Espagne et dans de nombreux autres pays). Le choix politique se situe entre un système marchand qui sert suffisamment les riches et un système qui se concentre sur la production et la fourniture démocratique de valeurs d’usage pour tous sans aucune médiation du marché.

Réfléchissons donc, d’une manière théorique plus abstraite, à la nature de cette contradiction. L’échange de valeurs d’usage entre les individus, les organisations (telles que les entreprises et les sociétés) et les groupes sociaux est manifestement important dans tout ordre social complexe caractérisé par des divisions complexes du travail et des réseaux commerciaux étendus.

Dans de telles situations, le troc a une utilité limitée en raison du problème de la « double coïncidence des désirs et des besoins ». Vous devez avoir un produit que je veux et je dois avoir un produit que vous voulez pour qu’un simple troc puisse avoir lieu. Il est possible de construire des chaînes de troc, mais elles sont limitées et encombrantes. Par conséquent, une mesure indépendante de la valeur de toutes les marchandises sur le marché – une mesure unique de la valeur – devient non seulement avantageuse, mais nécessaire. Je peux alors vendre ma marchandise pour un équivalent général de la valeur et utiliser cet équivalent général pour acheter ce que je veux ou ce dont j’ai besoin ailleurs. L’équivalent général est, bien sûr, l’argent. Mais cela nous amène sur le terrain de la deuxième contradiction du capital. Qu’est-ce que l’argent ?

P.S.

Venez discuter de ce texte le 23 février 18h30 au Silure. On présentera David Harvey et on échangera sur les contradictions du capitalisme pour affûter collectivement nos armes théoriques en vue de la manif logement du 23 mars.

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