Féminismes - Luttes Queer Cinéma viol

Quand le politique rattrape le cinéaste, ou quand le cinéaste ne “catch” pas le politique…

Voici un texte que nous avons écrit suite à la projection du film “WE” ("WIJ") lors du GIFF (Geneva International Film Festival), le mardi 6 novembre 2018, en présence du réalisateur Rene Eller. Il s’agit d’une critique du film et des propos du réalisateur qui légitiment de manière frontale la culture du viol.
Ce texte a été envoyé aux organisateurs-trices du GIFF afin de les questionner sur la non-thématisation des rapports de domination et des violences sexuelles présentes dans ce long-métrage et de n’avoir aucunement prévenu le public des violences physiques, psychiques et sexuelles montrées à l’écran. Le directeur artistique nous a répondu qu’il ne souhaitait pas correspondre avec des personnes anonymes, sans ajouter la moindre prise de position quant à la séance suivante.
Nous avons alors fait le choix de prévenir nous-même les spectatrices-eurs de la séance du jeudi 8 novembre, en distribuant notre texte sous forme de tract.

Genève |

TW (trigger-warning) : violence sexuelle et description d’actes sexuels

Suite à la projection du film « Wij » en présence du réalisateur Rene Eller dans le cadre du GIFF, nous souhaitons partager notre ressenti et quelques réflexions :

DESCRIPTIF : Le film est basé sur le roman du même nom d’Elvis Peeters, il raconte l’histoire d’un groupe de jeunes qui entrent dans une spirale d’activités autour de la sexualité (insérer des objets dans l’anus des filles pour qu’elles devinent ce que c’est ; tournage de films pornographiques ; travail du sexe effectué par les filles et organisé par les garçons) dans un climat devenant progressivement très sombre. Un jour une des filles meurt, suite à un énième geste sexuel violent, pourtant, les activités des jeunes continuent. Au contraire même, elles s’accentuent. Deux autres filles rejoignent le groupe, les garçons se renforcent dans leur rôle de proxénète. À côté des activités sexuelles, un des jeunes, qui semble être le « cerveau » du groupe, élabore un plan pour attribuer la faute du décès de la jeune fille, ainsi que l’organisation du travail sexuel, au maire de la ville (qui fait partie des clients sexuels), comme s’il avait été l’initiateur de cet engrenage. le spectateur assiste alors à son procès au cours duquel le groupe accuse le maire de les avoir exploité.e.s et d’avoir abusé sexuellement de l’un d’eux (le cerveau de l’équipe) dans son enfance. La dernière scène du film suggère aux spectateurs.trices que l’accusation d’abus sexuels dans l’enfance du leader n’est pas un fait inventé de toute pièce pour se protéger de la justice mais a été effectivement vécu par le jeune garçon.

Durant cette séance du GIFF, le réalisateur est présent et se contente d’un bref commentaire en guise d’introduction du film, dans lequel il rappelle que ce dernier est basé sur des faits réels issus d’un livre.

Le réalisateur ne dit pas un mot sur les violences sexuelles, physiques et psychiques qui vont suivre, qui pourraient pourtant engendrer une réaction émotionnelle assez intense, notamment en fonction des vécus personnels des spectatrices-teurs. Ce type d’information manque d’ailleurs sur le programme et le site internet du GIFF.

Après le film, le réalisateur réapparaît pour répondre aux questions du public. Le malaise laissé par ce film dans la salle est exacerbé par les propos de Rene Eller qui ne semble pas peser le poids du sujet abordé dans son travail. Exploitation (physique, sexuelle, psychique) de jeunes filles par leurs amis, absence ou doute sur le consentement des personnes concernées, dissymétrie dans les pratiques, rapports et relations sexuelles, contrôle du groupe sur l’individu… tant de thématiques qui restent dans l’ombre de cette séance, vaguement évoquées sans être explicitement thématisées ni par le réalisateur ni l’intervenante du GIFF.

Ce que nous critiquons...

Pour mieux comprendre notre point de vue, voici quelques éléments précis abordés dans la discussion autour du film. Une question du public était liée aux actrices.teurs et leur ressenti face à certaines scènes délicates (ainsi que la réception par leurs proches), Rene Eller rassure le public en expliquant qu’il a lui-même effectué certaines actions qui auraient pu mettre mal à l’aise les actrices-teurs, comme la scène où quatre jeunes filles soulèvent leurs jupes sur un pont surplombant une autoroute, sans culottes. Il ne semble pas se soucier de la différence de ressenti et de réception entre le fait qu’un homme d’une cinquantaine d’année montre son pénis et le fait que quatre jeunes filles de 17-18 ans montrent leurs vulves. Rene Eller affirme même, sur un ton désinvolte, qu’il ne pense pas être dans 10 ans lui-même impliqué. Comme si la violence et l’exploitation étaient anecdotiques, hors normes, déviantes ou exceptionnelles, car dû à des troubles mentaux liés à un abus dans l’enfance. L’abuseur devient victime. On se retrouve là face à un schéma typique de la culture du viol. dans un scandale du type “#me too”. Il soulève alors lui-même le caractère subversif des conditions de réalisation de son film, qu’il ne détaille pas plus que par cette anecdote déplacée.

La dernière scène nous a semblé particulièrement problématique car elle sous-entend que le fait que le jeune leader ait été abusé sexuellement dans son enfance est l’explication des violences sexuelles et de l’exploitation des femmes dans ce groupe.

Comme si la violence et l'exploitation étaient anecdotiques, hors normes, déviantes ou exceptionnelles, car dû à des troubles mentaux liés à un abus dans l'enfance. L’abuseur devient victime. On se retrouve là face à un schéma typique de la culture du viol.

Pourtant, au delà de ce leader, c’est tout le groupe de garçons qui est en réalité impliqué. (Entre autres : “whore” gravé au cutter sur le bas-ventre d’une adolescente, harcèlement de filles à la fête foraine, incitation et pression envers les filles à se prostituer, ou encore le leader du groupe qui urine sur une des filles car elle ne ramène pas assez d’argent de ses clients). Il manque dans ce film ne serait-ce qu’une évocation des facteurs systémiques plus largement liés à ces événements, notamment le rapport de domination hommes/femmes (patriarcat cisgenre-hétérosexuel) qui entraîne les garçons du groupe à exploiter et souiller leurs propres “amies”. Rene Eller considère son film comme “représentatif des maux de la société, où les parents et l’Eglise n’ont plus d’autorité morale sur les jeunes” sans préciser l’enjeu fortement politique de l’oppression des femmes qui prend une place importante dans son film.

Les choix asymétriques du réalisateur

Un autre élément fortement dérangeant dans les propos du réalisateur a été sa réponse à une question sur les dissymétries entre les garçons et les filles dans les images des pratiques sexuelles, notamment le jeu qui consiste à deviner quel objet a été inséré dans son anus. Il explique que dans le livre, il est rarement précisé qui fait quoi et que le groupe forme une sorte d’entité qui agit ensemble et que, par exemple, les objets sont insérés réciproquement dans les anus de chacun.e indifféremment de leur genre. Le film, au contraire, montre uniquement des garçons qui choisissent et introduisent les objets (briquet, pénis, stalactite) et des filles qui les reçoivent passivement. le réalisateur a donc fait le choix d’attribuer certains actes à certains personnages dans son film de manière genrée, ce qui ne peut se faire sans connaissance des clichés que l’on reproduit lorsqu’on aborde un sujet aussi sensible. Rene Eller ajoute qu’il avait effectivement filmé les scènes où les garçons se retrouvent également dans le rôle de réceptacle, mais qu’elles étaient “peu convaincantes” et qu’en discutant avec les acteurs, ceux-ci en avaient conclu que ces scènes-là étaient moins crédibles puisque les hommes étaient en général moins présents dans le travail du sexe. Ce raccourci est sommaire et nous a laissé penser que les acteurs avaient été peut-être moins à l’aise dans cette position de soumission, ce qui révèle la connotation négative de ce positionnement de soumission sexuelle. Par ces propos et ce parti-pris, le réalisateur réitère et contribue à légitimer indirectement la culture du viol qui montre que les femmes “veulent” recevoir cette violence et que les hommes se doivent de la perpétuer.

Les implications politiques cachées

Nous avons envie de poser ici des question qui ont été complètement mises à l’écart : pourquoi les actrices ont-elles été plus aptes que les acteurs à jouer un rôle passif sexuellement ? Et plus largement : qu’est-ce que cela visibilise comme représentation de la sexualité pour des personnes qui pourraient se projeter dans le rôle de ces personnages féminins et masculins ?

En somme, Rene Eller ne semble pas se rendre compte du caractère inévitablement politique d’un film qui traite de sexualité, de travail du sexe, de violence exercée par des hommes sur des femmes, certes parmi d’autres violences. D’autant plus que le réalisateur est un homme d’un certain âge, qui se retrouve forcément dans une position hiérarchique dominante par rapport au groupe d’acteurs entre 17 et 18 ans dont une partie sont des femmes. Ceci n’est pas pour affirmer qu’une telle situation engendre inévitablement des relations de contrainte, de non-consentement et d’oppression, mais plutôt qu’elle devrait impliquer une réflexion et une visibilisation de ces questions-là, au sujet de son positionnement social et des rapports de genre qui structurent la société.

Le but ici n’est pas de vouloir occulter les réalités sexuellement violentes qui existent socialement, mais de les situer dans le contexte social qui les produit, de les thématiser au-delà du simple fait de les montrer. Et c’est bien cela qui a manqué tant dans le film lui-même, que dans les propos de Rene Eller, que dans l’élaboration de cette séance par le GIFF.
Finalement, rappelons que la culture du viol et l’absence de thématisation des questions de domination se retrouve plus généralement dans le milieu cinématographique. Ainsi, si c’est en particulier sur Wij et Rene Eller que nous nous focalisons aujourd’hui, nous sommes conscientes de son insertion dans un contexte empreint des structures de domination plus larges qui régissent la société.

Signé : Deux spectatrices révoltées

le flyer distribué avant les scéances ici

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