Histoire - Mémoire Contre-information

La Tribune de Genève contre le syndicalisme : un siècle d’histoire

Pendant une grève des typographes de la Tribune de Genève survenue en 1909, la direction du quotidien avait fait remplacer les grévistes par des briseurs de grève. Une fois le conflit terminé, le directeur profita de la mise en place de machines à composer pour licencier les anciens grévistes et garder à son service les ouvriers non-syndiqués. Ce tour de passe-passe antisyndical allait déclencher une longue (1909-1913) action très originale pour le mouvement ouvrier romand : le boycott de la Tribune de Genève.

Genève |

Le syndicalisme suisse romand est alors encore marqué par le courant syndicaliste révolutionnaire. La Fédération des unions ouvrières de Suisse romande représente cette tendance et effectue un considérable travail de propagande, notamment par l’édition du journal hebdomadaire, La Voix du peuple (1906-1914). C’est grâce à cet organe de presse que deux boycotts vont s’organiser contre des patrons particulièrement agressifs contre les ouvrières et les ouvriers syndiqués : le propriétaire de la fabrique de cigares Vautier et celui de la Tribune de Genève. Il s’agit dans les deux cas d’un appel aux ouvrières et ouvriers membres de la Fédération à cesser d’acheter des cigares Vautier et le quotidien genevois.

Cependant, dans le cas du journal, le boycott est élargi d’une façon qui montre que les syndicalistes comprennent fort bien la nature économique de l’entreprise Tribune de Genève. Il s’agit en effet de cesser d’acheter le journal, mais également de cesser de fréquenter les commerces qui y passent de la publicité.

Or, la Tribune de Genève est un journal d’annonces, c’est-à-dire une feuille dont le contenu rédactionnel sert d’accompagnement à la publicité. Dans les années 1900-1920, sur les six pages que compte le titre, les deux premières sont le plus souvent entièrement consacrées à des publicités. Le maigre contenu rédactionnel est repoussé plus loin au milieu des feuilletons et d’autres publicités.

Ces annonces visent à capter la maigre part du revenu qui reste aux ménages ouvriers après les dépenses nécessaires.

Les annonces de tombolas côtoient d’innombrables promesses de remèdes miraculeux pour toutes sortes de maladies et, selon les périodes, de proposition de placement émanant de différentes banques. En fin de page deux figurent les « petites annonces », sans illustration, qui proposent ou demandent des services ou des objets entre particuliers.

Ces annonces visent à capter la maigre part du revenu qui reste aux ménages ouvriers après les dépenses nécessaires. En 1912, 75 % du revenu du foyer d’un ouvrier ou d’une ouvrière qualifié·e est consacrée aux dépenses nécessaires (alimentation de base, logement, habillement, etc.) et 66 % pour un ménage d’employé·e ou de fonctionnaire. La part restante du revenu est l’enjeu d’une concurrence féroce entre les capitalistes : épargne populaire, faux remèdes, jeux de hasard, tout est bon pour convertir cette fraction du salaire en profit. Et c’est ce qu’a fort bien compris James T. Bates, le fondateur de la Tribune, qui vend aux capitalistes l’infrastructure par laquelle se livrer concurrence pour récupérer l’argent du prolétariat.

Ainsi, lorsque le syndicat des typographes et la Fédération des unions ouvrières de Suisse romande invitent leurs membres à cesser de fréquenter les commerces qui passent des annonces dans la Tribune, ils démontrent qu’ils ont parfaitement compris le modèle économique du journal.

Ce que La Tribune veut, c’est l’asservissement complet des travailleurs et la liberté dont elle se réclame n’est que la liberté d’exploitation.

Les éditeurs de journaux genevois vont se coaliser contre ce boycott au nom des habituelles valeurs libérales : la liberté d’expression et liberté du travail. Comme le résume parfaitement le rédacteur ou la rédactrice de La Voix du peuple du 4 décembre 1909 : « ayant réalisé une fortune énorme grâce surtout à sa diffusion dans le peuple, […] ce que La Tribune veut, c’est l’asservissement complet des travailleurs et la liberté dont elle se réclame n’est que la liberté d’exploitation. »

Si la façade rédactionnelle de la Tribune s’est étoffée aujourd’hui, il ne faut jamais perdre de vue que le propriétaire actuel du titre, TX Group, tire toujours son profit de la publicité et des petites annonces. Outre la publicité placée dans ses journaux, le groupe est propriétaire de plateformes d’annonces telles que ricardo.ch, tutti.ch pour la vente entre particuliers ou encore homegate.ch pour la recherche de logement. L’anti-syndicalisme des directions successives ne s’est jamais démenti. Il avait notamment resurgi à la fin des années 1980 avec le licenciement d’un représentant syndical, mais c’est une autre histoire.

Notes

DANS LA MÊME THÉMATIQUE

À L'ACTUALITÉ

Publiez !

Comment publier sur Renversé?

Renversé est ouvert à la publication. La proposition d'article se fait à travers l’interface privée du site. Si vous rencontrez le moindre problème ou que vous avez des questions, n’hésitez pas à nous le faire savoir
par e-mail: contact@renverse.co