Antiracisme - Luttes décoloniales Racisme

Ce que j’ai appris sur le privilège blanc en faisant du vélo

Le concept de “privilège” et plus particulièrement celui de la “blanchité” tend à se diffuser dans les milieux révolutionnaires. Mais dans le monde européen francophone, il donne lieu à des débats parfois dépassés depuis des années dans le monde anglophone en raison d’une importation plus récente de ce concept. Il suffit de voir les réactions vives qui ont suivies pendant l’été 2018 le #whitegaucho sur les réseaux sociaux.

En effet, en 1988 déjà, l’américaine Peggy McIntosh écrivit un texte celèbre sur son “privilège blanc” [1]. Elle a eu l’idée de ce concept en partant de sa condition de femme blanche.

Le texte qui suit est une traduction d’un blog rédigé par un pasteur blanc américain en 2014 qui tente de trouver un outil pour expliquer ce qu’est le privilège à d’autres personnes blanches.

Le concept de « privilège blanc » hérisse le poil de la plupart des personnes blanches. Lorsqu’il est évoqué, cela a pour effet stopper net la conversation de les mettre sur la défensive. C’est particulièrement vrai en présence de personnes blanches issu.e.s de milieux moins privilégiés. J’ai vu des conversations se bloquer plus d’une fois selon ce schéma : Une personne évoque le privilège blanc d’une autre et généralement la seconde se crispe. L’étape d’après est que la première dit : « La raison pour laquelle vous vous mettez sur la défensive, c’est parce que vous ressentez l’inconfort d’avoir votre privilège exposé. »

Et c’est sans doute parfois vrai. Il y a effectivement des gens - blanc.he.s et autres - qui se rappellent de ce moment où illes se sont dit « ah ouais, merde c’est vrai, je suis privilégié en raison de cela et je l’ai nié ». C’est à ce moment qu’illes ont réalisé la signification du concept de privilège. Illes se rendent alors compte d’avoir été placé.e. sur la défensive parce qu’illes étaient en effet mal à l’aise de voir leur privilège exposé.

Cela dit, souvent, je pense que la frustration et la fermeture lors de ces interactions sont le fruit d’autre chose. Cela vient du fait que personne ne veut être désigné.e comme raciste. Lorsque confronté à un « vous pensez cela parce que vous regardez cela du point de vue du privilégié » ou le plus concis et aussi plus conflictuel « check ton privilège ! », cela sonne comme une accusation de racisme (si l’interlocuteur.ice n’est pas au fait du concept de privilège). Et l’expression « privilège blanc » ressemble à : « Vous êtes raciste et vous ne pouvez rien y faire parce que vous êtes né.e comme ça ».

Et si c’était ce que le concept de « privilège blanc » signifiait - ce qui n’est pas le cas -, la posture défensive et la frustration seraient la réponse appropriée. Mais le discours sur les privilèges n’a pas du tout pour but de faire une évaluation ou une plainte morale sur les privilégiés. Il s’agit de pointer un déséquilibre systémique. Il s’agit de parler d’injustices qui ont surgi à cause de l’histoire du racisme qui a façonné les choses telles qu’elles sont maintenant. Il ne s’agit pas de dire : « Vous êtes une mauvaise personne parce que vous êtes blanc.he. » Il est dit : « Le système est faussé d’une manière que vous n’avez peut-être pas réalisé ou que vous n’aviez pas à y penser précisément parce que ce système est pipé en votre faveur.

Je suis blanc. Par conséquent, je n’ai jamais fait l’expérience directe du privilège racial du côté « dominé ». Mais mes enfants (et beaucoup d’autres personnes que j’aime) ne sont pas blancs. Je me soucie donc du privilège de blanchité et de ce que cela signifie pour la justice raciale dans notre pays (NdT, les États-Unis). Une expérience que j’ai faite de première main, qui m’a aidé à comprendre le concept de privilège et à écouter des discours sur celui-ci, sans me sentir sur la défensive, est de faire du vélo.

Alors, je sais, ça a l’air un peu débile de premier abord, mais restez avec moi car je pense que l’analogie qui suit pourrait aider certain.e.s blanc.he.s à comprendre les discours sur leurs privilèges sans avoir l’impression d’être attaqué.e.s.

Il y a environ cinq ans, j’ai décidé de faire de mon vélo mon mode de transport principal. C’est à dire, dans la rue et dans le trafic routier. Cela a plein d’avantages (l’exercice, le vent dans le visage, la sensation cool d’aller vite, etc.) Mais je vis dans la capitale de l’épicentre de l’industrie automobile : Lansing, Michigan (États-Unis). Ce n’est absolument pas, une ville vélo-friendly. Il est même souvent très dangereux d’y être un cycliste pendulaire.

C’est dangereux notamment parce que certain.e.s automobilistes ne sont rien d’autre que des me****. Si je suis sur la route - là où j’ai légalement le droit d’être - les gens me hurlent de monter sur le trottoir. Si je suis sur le trottoir, ce qui est parfois l’endroit le plus sûr, les gens me hurlent de retourner la route. Certain.e.s automobilistes touvent ça drôle de baisser leur vitre et de crier quelque chose quand illes sont à ma hauteur ou de m’éclabousser volontairement. Des gens que je n’ai jamais rencontrés sont en colère parce que je suis simplement en train de faire du vélo sur "leur" route et illes me le font savoir avec un langage coloré et d’autres actes d’agression.

Je peux imaginer que pour les personnes racisées (NdT « person of colour » dans le texte), dans un contexte de majorité blanche, on se sent un peu comme si on était à vélo au milieu du trafic. Illes ont le droit d’être sur la route, et des lois proclament l’égalité sur le papier, mais cela ne change pas le fait qu’illes sont à vélo dans un monde fait pour les voitures. En faire l’expérience quand je suis sur mon vélo dans la circulation m’a aidé à comprendre réellement de quoi on parle lorsqu’on fait référence aux « privilèges ».

Il faut reconnaitre que la plupart des automobilistes ne sont pas intentionnellement agressif.ve.s envers moi. Cela dit, même si tous les connards se faisaient retirer leurs permis demain, la route serait toujours un endroit dangereux pour moi. Car toute l’infrastructure de transport privilégie la voiture. Elle est née d’une histoire enracinée dans l’industrie automobile qui a tenu pour acquis que tout le monde devrait utiliser une bagnole comme mode de transport. Elle n’a pas été construite pour être pratique, économique ou sûre pour moi.

Ainsi les automobilistes - les gentil.lle.s, les pas agressif.ve.s - me mettent en danger tout le temps parce qu’illes voient la route du point de vue privilégié d’une voiture. Par exemple, si je roule sur une route à double voie du côté droit de la voie de droite, certain.e.s automobilistes ne déboitent pas pour me dépasser (comme illes le feraient pour une autre voiture). Ille ne se donnent même pas la peine de me garantir une distance de sécurité suffisante. Certaines personnes me frôlent de quelques centimètres, ne réalisant pas à quel point c’est effrayant / dangereux pour moi (comme si c’était à moi de faire une embardée, afin d’éviter un accident mortel juste pour qu’illes me dépassent). Ces gens ne sont pas agressifs ou hostiles envers moi, mais illes ne réalisent pas qu’un nid-de-poule, un tas de gravas ou une bouteille cassée - qu’illes ne m’ont pas donné assez de place pour éviter - parce que dans une voiture illes n’ont pas à penser à cela - pourrait avoir comme conséquence de me faire tomber de mon vélo, de me coûter une jante pliée ou un pneu crevé.

Ainsi, le conducteur ou conductrice moyen qui me dépasse en projetant du gravier dans mon visage avec son sillage de gaz d’échappement n’est pas nécessairement un sale type. Il pourrait même être posé dans son taxi en écoutant une station de radio chrétienne et en pensant aux choses sympas qu’il pourrait faire pour sa femme. Mais le fait que "le système" lui permette de faire ces choses au lieu d’être conscient de moi est un privilège qui m’est interdit. (Pour ma part, je dois être hyperattentif à lui).

C’est bien de ça qu’il s’agit lorsque l’on parle de « privilège ». À l’instar des automobilistes, les personnes blanches - les gentilles et pas agressives - peuvent se déplacer dans le monde sans penser aux « nids de poule » ou au « gravier » que les personnes racisées doivent affronter. Les personnes blanches n’ont pas conscience de ces choses qu’elles font - sans intention de blesser ou de mettre en danger qui que ce soit - qui peuvent en fait rendre la vie plus difficile ou plus dangereuse pour une personne racisée.

Les conducteurs-ices, gentil.le.s, qui ne font rien du tout pour me mettre en danger ont toujours le privilège de sortir chaque matin de leur garage et de savoir qu’il y a des routes qui vont jusqu’à leur destination. Illes n’ont pas à se demander s’il y a des pistes cyclables et quelle route illes vont emprunter pour rester en sécurité. En hiver, ils peuvent être certain.e.s que la neige sera retirée de la route et repoussée dans la voie des cyclistes et non l’inverse.

Et ce n’est pas seulement le fait que toute l’infrastructure de transport est construite autour de la voiture. L’inégalité structurelle se trouve ancrée dans la loi, qui est mal appliquée lorsque les cyclistes sont écrasées par des voitures. Elle se trouve dans le fait que l’essence est subventionnée par l’État alors que les pneus de vélo ne le sont pas. Enfin, elle se trouve dans l’esprit général d’une culture amoureuse de la bagnole après cent ans de propagande, qui pense toujours que les vélos sont des jouets pour les enfants et les triathloniens.

Quand je dis que les automobilistes moyen.ne.s sont privilégié.e.s, ce n’est pas une façon de les disqualifier comme étant de mauvaises personnes, des chauffards ou de dire qu’illes n’ont pas vraiment mérité d’avoir leurs beaux camions. Il s’agit simplement de reconnaître que ce qui suit existe : des infrastructures, des lois, l’État, la culture et enfin que si elle/lui et moi entrons en collision, je vais probablement mourir et ille devra juste nettoyer du sang sur son pare-chocs.
De la même manière, parler de privilège racial n’est pas une façon de dire aux blanc.he.s qu’illes sont de mauvaises personnes ou des racistes ou qu’ils n’ont pas vraiment mérité ce qu’illes ont.

C’est une manière d’essayer de rendre visible le fait que le système n’est pas neutre, ce n’est pas un terrain de jeu égal, que tout le monde ne vit pas la même expérience du réel. Il y a des préjugés, des déséquilibres et des injustices inscrites de notre culture. (Les événements récents à Ferguson devraient être une preuve suffisante de cela - [meurtre de Michel Brown, jeune homme noir, tué par un policier blanc en 2014, NdT]). Non pas parce que vous seriez personnellement raciste, mais parce que le système a une histoire et qu’il a été construit autour de cette catégorie "race ». Et cela ne va pas disparaître du jour au lendemain (ni même dans 100 ans). Pour revenir à mon analogie : les pistes cyclables sont relativement nouvelles, et elles constituent encore une sorte d’appendice sur un système intrinsèquement centré sur la voiture.

Alors, cher.ère. lecteurs et lectrices blanc.he.s - la prochaine fois que quelqu’un vous parle de « privilège », essayez de vous rappeler qu’ille ne vous traite pas de raciste ni n’essaie de dire que vous avez triché pour obtenir votre diplôme universitaire. Ille veut simplement que vous essayiez de comprendre à quel point c’est parfois effrayant être sur un vélo (pour la métaphore).

Une dernière chose : je sais ce que c’est que d’être une personne blanche engagée dans la réconciliation raciale ou le travail de justice et de sentir que le concept de privilège est utilisé pour vous faire taire, de se sentir frustré.e d’essayer sincèrement de faire partie de la solution et non pas du problème, mais qu’à chaque fois que vous ouvrez la bouche, quelqu’un dit : « Check tes privilèges ». (note : bien que le concept de privilège ne signifie pas « Vous êtes l’un.e des méchant.e.s », certaines personnes l’utilisent ainsi). Permettez-moi d’effectuer encore quelques mètres avec la métaphore du vélo (héhé), car je pense que cela peut pousser les blanc.he.s qui ont déjà ressenti cette frustration à rester engagé.e.s :

J’ai beaucoup de « discussions » avec des automobilistes. À présent, en étant posé et rationnel, je sais que la plupart des automobilistes ne sont pas des salauds. Cela étant, j’ai fait une expérience, longue et constante, de mauvaises rencontres sur la route avec des automobilistes. Ainsi, si ça tombe sur un jour où je me suis fait klaxonner, qu’on m’a crié dessus sur la route ou quand j’ai lu un article sur un de mes camarades cycliste qui a été fauché par un chauffard, c’est dur de rester poli.

Mais quand ça m’arrive d’être impoli avec un conducteur.ice « privilégié. », ce n’est pas parce que je le.a déteste, ou que je pense qu’ille est le mal incarné. C’est parce que c’est la troisième fois que je me prends du gravier sur la route. Essayez de vous rappeler que même si vous ne vous sentez pas comme un « l’automobiliste moyen », une personne racisée peut vous voir comme un cycliste voit cet automobiliste qui la dépasse en trombe. Même si vous écoutez la radio chrétienne.

Jeremy Dowsett
traduction libre de tictactic@riseup.net

P.S.

Note du traducteur :

Publié originalement ici en 2014.

Suite à la publication traduite ci-dessus, ce texte a eu un fort retentissement. Plus de 1000 commentaires ont été postés sur le blog à la grande surprise de son auteur. Le texte a évidemment fait l’objet de nombreuses critiques et certaines incompréhensions. L’auteur a publié un texte où il reprend les critiques qui lui ont semblées pertinentes et y répond dans la forme d’un texte de mise au point disponible ici en anglais. Il me semble important de mentionner cette mise au point pour comprendre la démarche. A défaut de la traduire, je résume cette mise au point comme suit :

1. Selon certain.e.s, l’analogie entre oppression raciste/faire du vélo en ville ne tient pas, car le cycliste cesse d’être opprimé.e dès qu’ille descend de son vélo, ce qu’ille peut faire à tout moment.

  • > L’auteur admet entièrement ce point et regrette de n’avoir pas insister là dessus dans le texte original. Cela étant, il maintient que l’analogie garde sa vertu pédagogique malgré tout.

2. Certaines personnes ont trouvé indécent de comparer l’expérience de l’oppression raciste avec celle d’un.e cycliste sur la route pour la raison expliquée dans la critique numéro 1.

  • > L’auteur répond en clarifiant qu’à aucun moment il ne faut comprendre son texte comme disant qu’il y aurait une équivalence entre l’oppression raciste et le fait d’être cycliste en ville. C’est justement parce qu’il est impossible pour une personne blanche de faire une expérience identique au racisme qu’elles ont autant de mal à comprendre son corrolaire - le privilège de la blanchité. C’est pour cette raison, que l’auteur propose un élément de compréhension en passant par un chémin détourné : une expérience de pensée, une analogie pour décrire un objet en utilisant un autre objet. L’un n’est par essence par l’équivalent de l’autre, sinon il n’y aurait pas besoin de recourir à ce procédé.

3. Il est reproché à l’auteur que son texte ne fait que de se plaindre de son expérience de cycliste sans définir le privilège de la blanchité, ni donner d’exemples concrets de bénéfices qu’il apporte.

  • > L’auteur répond en disant que ce serait une critique valable si l’objet de son texte était de de démontrer l’existence du privilège blanc. Or, l’objet de son texte n’est pas cela. Il part du principe que ce privilège existe et il tente de donner des outils de compréhension à des personnes blanches pour dépasser des positions défensives stériles, lorsque leur privilège est pointé du doigt.

4. De nombreuses personnes ont accusé l’auteur de racisme du simple fait d’utiliser des références aux couleurs de peau des êtres humain.

  • > L’auteur assume cependant une posture anti-raciste qui part de principe qu’il faut nommer les catégories socialement construites autour de la couleur de peau pour pouvoir attaquer le système. Sur ce débat, voir les liens ci-après.

Pour aller plus loins sur le débat en français :
https://www.cairn.info/de-quelle-couleur-sont-les-blancs--9782707175588.htm

http://www.slate.fr/story/95643/antiracisme-privilege-blanc

http://www.liberation.fr/debats/2018/07/05/a-l-ehess-reflexions-sur-la-question-blanche_1663556

https://timult.poivron.org/09/timult-09-201603.pdf

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