Écologie - Antiindustriel Collapsologie

Contre l’effondrement : agir pour des milieux vivaces

Ce mois-ci Renversé s’intéresse à l’écologie politique. Il y a quelques années parler d’une catastrophe globale était surtout l’apanage des grosses productions hollywoodiennes. Aujourd’hui, le catastrophisme et les théories sur l’effondrement prolifèrent et maintiennent le discours sur l’écologie dans une confusion tant des affects que des idées. C’est pourquoi nous republions cet article du dossier “En finir avec la fin du monde” publié initialement sur le site L’entonnoir qui se pose la question de l’impact de la collapsologie sur le réel et qui apporte, il nous semble, quelques éléments de compréhension nécessaires.

Texte de François Thoreau & Benedikte Zitouni

Notre civilisation, voire l’humanité toute entière est sous la menace d’un effondrement. Voilà la thèse soutenue avec vigueur dans le livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, comment tout peut s’effondrer : Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations futures, publié en 2015 au Seuil. L’effondrement y est défini comme une situation où, par suite d’une série de chocs écologiques brutaux, s’entraînant en cascade, il devient impossible de satisfaire les besoins des populations en eau, alimentation, énergie, hébergement, soins de santé et mobilité, entre autres. L’effondrement sera donc d’autant plus pénible à vivre, étonnant et disruptif, que la population était privilégiée ou, du moins, avait pris une telle habitude de pouvoir bénéficier de ces services et infrastructures qu’elle ne se posait même plus la question de leur accès. Le livre est donc censé interrompre le train-train quotidien d’un « nous » privilégié à qui il manquerait, visiblement, puisque le train-train continue, une réelle prise de conscience.

Et ça marche. La collapsologie – science interdisciplinaire du collapse (mot anglais qui signifie chute, perte, dégringolade) – et la thèse corollaire de l’effondrement en série font florès, de salles combles et buzz sur Facebook ou Youtube. Il faut dire que le récit, massif, frappe l’imagination. Il s’appuie sur la littérature scientifique pour donner à voir et à sentir l’environnement dans lequel nous baignons depuis plusieurs décennies : pollutions irréversibles, désordres climatiques, dégringolade de la biodiversité, épuisements des ressources (pics pétroliers, autres pics, « pic de tout »…). Tous ces problèmes convergent en un état des lieux accablant. Les pièces à verser au dossier du désastre en cours, forment peu à peu, chapitre après chapitre, un récit unifié, dont la révélation ultime nous guette d’un jour à l’autre, puisque c’est la civilisation thermo-industrielle dans son entièreté qui fonce à toute allure sur l’autoroute de la grande accélération. Personne ni rien n’y échappera.

Mais alors quel est exactement l’objet de la vérité révélée par le livre ?

La situation dans laquelle se trouve alors plongé la lectrice, le lecteur, est pour le moins paradoxale. Car la plupart des éléments factuels mobilisés – fragilité des biotopes, fonte des banquises, perturbations des saisons – nous les connaissons par cœur et, singulièrement, depuis cet été caniculaire et desséché dont tout un chacun a fait l’expérience. L’appréhension du désastre est notre présent. Mais alors quel est exactement l’objet de la vérité révélée par le livre ? Pourquoi vouloir illuminer nos consciences si nous sommes parfaitement au courant des désastres en cours ? C’est qu’il faut adhérer au récit d’un effondrement du « tout », et c’est avec ce « tout » que commence notre problème.

Un récit hégémonique

Notre problème est celui des prétentions hégémoniques du récit de l’effondrement. Ce grand récit fonctionne comme une machine à agréger tout élément, quel qu’il soit, susceptible de le renforcer, mais également d’absorber chaque élément capable de le mettre à mal. Il est une hydre aux mille têtes et aux innombrables ramifications. La structure même de l’ouvrage le dit, qui entend intégrer les différents registres disciplinaires des sciences humaines (démographie, sociologie, psychologie et sciences politiques), tout en les subordonnant aux sciences bio-géo-physiques, ainsi qu’aux modèles informatiques et systémiques sur lesquels s’appuient l’hypothèse de l’effondrement.

Certes, les auteurs admettent que le récit de l’effondrement ne dit pas tout. Il lui manque bien des dimensions. Mais justement, il s’agit de « dimensions » qu’il suffit de nommer, de documenter, pour qu’elles s’ajoutent au système extensif. Ainsi, les collapsologues peuvent sans difficulté apparente se proclamer féministes et ajouter un chapitre « genre », intégrant sans vergogne les figures du « masculin » et du « féminin » à leur logiciel. De la même façon, il n’y aurait pas d’obstacle majeur à intégrer la critique des modes de pensée hérités de l’impérialisme et de l’expansion coloniale, ainsi que le constat des inégalités environnementales qui existent entre classes et groupes « racisés ». Bref, on pourrait poursuivre indéfiniment la liste de ce qui fait défaut à la collapsologie, on n’aurait pas fini de l’alimenter. La machine intégrative tourne et continuera à tourner à pleine régime.

Les compagnons de pensée des collapsologues sont le GIEC et le Club de Rome,

On ne devrait pas s’en étonner. Les compagnons de pensée des collapsologues sont le GIEC et le Club de Rome, soit des organes gouvernementaux qui ont été mis sur pied, d’initiative publique ou privée, pour fabriquer des récits sans peuples et sans devenirs particuliers. Projections, modèles, courbes, camemberts ; ces organes-là ont pour seule ambition de traquer et prolonger les tendances en cours et de le faire en vue d’un meilleur pilotage, par les gouvernements, du vaisseau Planète-Terre enfin unifié. C’est une entreprise de monitoring bio-géo-physique. Si, pour ces organes, il ne faudrait rien nier des complexités (entendez : boucles de rétroaction, interdépendances multifactorielles et seuils d’emballement), il faudrait pouvoir gouverner en dépit de cette complexité. Nous voyons là une forme de revival cybernétique, le pendant moralement vertueux de la géo-ingéniérie. Pour le dire autrement, poussé dans le dos par la question du réchauffement climatique, le récit de l’effondrement pousse l’écologie à redevenir l’art du pilotage des systèmes complexes subsumés en un grand Système-Terre.

Or, l’effondrement n’a pas le monopole du désastre. Il ne peut le prétendre que parce qu’il s’est créé de toutes pièces un public générique, désincarné et neutre, qui prend la forme des candidats habitants du Système-Terre ou des citoyens impuissants de la civilisation en déclin. Le récit de l’effondrement crée ainsi un nouveau spectre. Il transforme ses lecteurs et lectrices [1], ceux et celles qui y adhèrent, en des gens dont le monde tient encore à peu près, vaille que vaille, et qui jouissent d’un certain niveau de confort, bref, en des gens qui ont quelque chose à perdre. Mais sommes-nous réellement ces êtres désincarnés, désœuvrés et si superficiellement attachés ?

Quid des peuples, ici et ailleurs, présents et passés, qui ont quasi tout perdu ? Combien ont déjà vu leurs mondes s’effondrer [2] ? Vous voulez savoir ce que ça fait quand un monde s’arrête brutalement ? Allez donc le demander aux Sioux de Standing Rock ou aux Krenak de la vallée du Rio Doce (et voyez comment ils réagiront à l’indécence de la question). Plus près de nous, aux alentours d’Anvers, les managers de l’environnement ravagent des modes de vie densément peuplés [3]. Des mineurs de charbon, en Grande-Bretagne, se sont faits mettre en pièce par le gouvernement Thatcher et sa garde montée, signant le début de la fin du syndicalisme ouvrier [4]. Que sonne le clairon de la chasse aux chômeurs et ce sont des modes de vie précaires qui se voient laminés. Ce sont toujours des effondrements de mondes. Preuve s’il en est qu’on est toujours « l’effondré » de quelqu’un d’autre. Le grand effondrement mondial est un récit sans peuple. Il dresse le spectre d’un sujet politique, les humains, ou, du moins, « une bonne partie » d’entre eux, qui n’a aucune consistance. Il n’ouvre aucun devenir si ce n’est celui du monitoring.

Infantilisations

On aura compris que la vérité systémique est d’une puissance redoutable : la puissance de la conversion. Difficile de rester indifférent à une thèse aussi forte. Il appartient à tout un chacun de ressentir comment la thèse de l’effondrement fait vérité dans sa propre expérience. Mais la mécanique de la conversion ne s’arrête pas là. Les auteurs veulent toucher nos « estomacs », absorber les réactions émotives que leur récit convoque. En se calquant sur les théories du deuil, ils prétendent détenir les clés de nos vérités émotionnelles. Tour à tour, nous ressentirons de la colère, de la tristesse, de la résignation, et peut-être, si tout va bien, peu à peu, une envie d’agir à nouveau mais cette fois-ci sur de nouvelles bases (entendez : collapsologiques). Il faudra passer par toutes ces étapes sous peine de nous voir accusés de « déni ». Ce genre de deuils contraints revient à une double peine, forçant en quelque sorte à tuer une seconde fois ce que nous avions perdu. En procédant ainsi, les auteurs nous demandent de lâcher ce qui, dans ce monde-ci, respire encore, ce qui y fait sens, sous prétexte de devoir en faire le deuil [5].

Les solutions : le développement personnel et le combat pour la Planète.

« Le sujet de l’effondrement est un sujet toxique qui vous atteint au plus profond de votre être. C’est un énorme choc qui dézingue les rêves ». Vous avez dit toxique ? On ne pourrait dire mieux. La collapsologie fabrique des êtres nus, arrachés à ce qui les tient et à ce qui leur importe. Elle met en œuvre une opération d’infantilisation affective qui, seule, lui permet de créer les citoyens ignorants et désemparés dont elle a besoin. L’électrochoc porte tout autour de nous et il est une des raisons pour lesquelles nous avons voulu écrire cet article. Ici, c’est une collègue qui en ressort profondément affectée et plombe l’ambiance au bureau ; là, c’est un ami qui se préoccupe désormais d’assurer sa survie après que l’effondrement sera survenu ; là encore, des proches s’interrogent sur le fait d’avoir fait, ou de vouloir faire, des enfants ; et que dire de militants qui sortent dépités, démoralisés, d’un auditoire où la mauvaise nouvelle d’un effondrement total leur a été communiqué… Par-delà la diversité des réactions singulières, se rejoue à chaque fois la scène d’une intimité individuelle face au grand tout de l’effondrement. Les solutions : le développement personnel et le combat pour la Planète.

L’action politique devient alors affaire d’embrigadement. Il s’agit de manifester sa volonté d’agir (après avoir traversé les stades du deuil bien sûr), si pas contre l’effondrement (qui est plus ou moins inéluctable), en tout cas pour « une survie la moins barbare possible » ou « une autre fin du monde » (sic). Si suffisamment de gens changent leur comportement et posent des gestes responsables, il doit être possible de renverser la tendance globale. Ce volontarisme niais trouve son expression sur des plateformes internet dérivées de la matrice collapsologique, comme ilestencoretemps.fr ou onestpret.fr. Ces plateformes sont calquées sur le modèle du crowdsourcing, appliqué, cette fois, à la lutte politique. De ce fait, elles créent une équivalence entre toutes les formes de luttes et les réduisent, chacune, au simple rang de rouage à alimenter la Cause Suprême. Sur l’un de ces sites, on ne s’en cache pas : « On vous aide à trouver votre place », proclame l’entête, avant de présenter le menu déroulant des engagements possibles.

À lutter ainsi, le risque d’essoufflement est grand. Le passé nous apprend que les luttes tiennent, persistent, parce qu’elles sont riches de peuples et d’histoires, parce qu’elles ont su se créer une consistance propre. A l’opposé, sur les nouvelles plateformes, des luttes radicales, situées, tenaces, comme celle contre la mine à ciel ouvert de Hambach, Ende Gelände, sont ravalées au même rang qu’acheter des légumes bio ou couper l’eau quand on se brosse les dents. Les généalogies de luttes, leurs différends, les énergies forcément minoritaires qui y circulent, tout cela se trouve capté au service de la grande agrégation des causes.

On nous rétorquera que « c’est déjà ça de pris » et que « ça ne peut pas faire de mal ». Sauf qu’il y a encore un prix à payer. Ce prix est celui de la présence d’un arbitre supérieur, un référent moral absolu, qui infantilise les luttes comme les individus. Le grand plan d’équivalence n’est possible qu’à la condition de s’adresser à des citoyens saisis dans l’impuissance de leurs routines néfastes, aux affects à la dérive. Autant de pages blanches dépourvues de pensées, de convictions et d’histoire. Nous revoilà partis pour un tour avec les missionnaires ou les bergers du peuple. Car la plateforme s’occupe de savoir ce qui est bon pour nous : à chacun.e, dans son coin, d’apporter sa contribution. L’organigramme tient lieu de maxime d’action.

C’est compter sans la prolifération des mondes. Les causes, même environnementalistes, ne sont pas communes a priori, les enjeux politiques non plus, les pensées de chacun.e encore moins. Qu’il puisse y avoir un accord politique entre ces luttes et actions, une visée commune, c’est possible et c’est même souhaitable, mais cela doit être construit, pas présupposé dans un grand élan volontariste. Il ne peut y avoir de consensus préétabli, sinon à réduire la prolifération des mondes vécus et de leurs effondrements partiels, à des slogans aussi creux que « sauver la Planète ! » [6]

L’ordinaire persistant

Au fond, le récit de l’effondrement nous dérobe nos devenirs collectifs. Il se veut d’abord et avant tout être une pensée de la rupture, plutôt que des continuités. Il va s’agir de filer droit, tout droit. En empruntant le registre lexical de la linéarité temporelle — grande accélération, pics, seuils, effondrements — les collapsologues nous enfoncent dans le bas du dos, quelque part entre les reins, une flèche du temps qui nous force à avancer sans plus se retourner (en cela, ils recyclent de vieilles eschatologies marxistes), sans plus se préoccuper du présent épais ni du passé dont nous héritons.

Au fond, le récit de l’effondrement nous dérobe nos devenirs collectifs.

L’ordinaire des désastres passés, présents et à venir, passe à la trappe. Comment hériter des sols détruits par la révolution industrielle ? On n’a pas le premier élément de réponse convaincante, mais ces sols sont là. À supposer même qu’on arrête tout activité extractive séance tenante et qu’on cesse de brûler la moindre goutte de pétrole, les effets du désastre sont engagés, produisent et continueront de produire leurs effets à des échelles de temps qui nous dépassent totalement — et qui dépassent même, sans doute, la perspective d’un effondrement brutal, dusse-t-il se produire. Une catastrophe aussi dramatique que l’expansion de l’Europe coloniale ne cesse d’être lue et relue, dans ses causes comme dans ses conséquences, et se transforme ainsi au fil du temps  [7]. Avant des effondrements brutaux, toujours susceptibles de se produire, nous voyons plutôt quelque chose comme un cours ordinaire de la catastrophe, une lente infusion, un délitement graduel de ce qui fait milieu, à un moment donné, pour des êtres densément reliés les uns aux autres.

De nouveau, ceci n’est pas sans conséquence politique. Penser la rupture plutôt que les continuités est, aujourd’hui, le plus mauvais service que l’on puisse rendre aux gens et aux collectifs en lutte contre les ravages environnementaux, dans les diverses ZAD comme dans les maisons de quartier, dans les lieux de contre-expertise comme dans les centres de soins, dans les friches industrielles comme dans les espaces dévastés de la catastrophe chimique ou nucléaire [8]. L’enjeu premier de tels gens et collectifs est celui de la consistance, de machiner du temps long et de la continuité, alors même que tout concourt à démolir les agencements fragiles, forcément fragiles et précaires, dont ils dépendent. Surgi de nulle part, le sujet neutre qui tout à coup se voit sommé de sortir de sa léthargie et de sa passivité pour se transformer en héros exalté des changements à venir, celui-là insulte par sa simple existence tout ce travail de tissage de continuités dans les ruptures en cours.

Penser la rupture plutôt que les continuités est, aujourd’hui, le plus mauvais service que l’on puisse rendre aux gens et aux collectifs en lutte contre les ravages environnementaux

Nombreux sont ceux et celles qui s’attachent, depuis des années, à suivre le patient, délicat, laborieux travail de sédimentation que doivent sans cesse produire les collectifs en lutte et tous les gens en quête de dignité, sous peine de disparaître. Leur programme de recherche se déplie sous la question, obsédante et entêtée, de comment ne pas succomber et comment créer une différence, fut-elle minime, pour autant qu’elle tienne et déroute le cours probable mais non déterminé des choses. Aller signifier à tous ceux-là qu’un effondrement brutal leur pend au nez, une fois encore, c’est participer aux multiples attaques sur la densité des liens que de telles résistances au cours probable des choses rendent nécessaires. Même dans un contexte aussi cataclysmique que celui de Fukushima, ceux et celles qui s’attèlent à prendre soin des terres irradiées, à y rester, montrent l’importance de nourrir des récits, de retracer des expériences et des tentatives politiques, plutôt que d’assener une fois pour toute la vérité de la catastrophe, la redoublant, en quelque sorte, sur sa couture épistémique [9].

un sentiment d’accablement tenace qui conduit tout droit, à l’avenant, au cynisme, au nihilisme ou à l’aquoibonisme

Alors, faudrait-il renoncer à parler de catastrophe ? Oui et non. La réponse est pragmatique et se jauge aux effets que crée l’énoncé. Tout est dans la manière. En tout cas, une chose est sûre : une perspective linéaire, mécanique et brutale dans l’événement qu’elle annonce, n’est pas susceptible de se parer des vertus supposées du catastrophisme éclairé [10], à savoir : annoncer le pire pour le conjurer. La catastrophe n’a de sens qu’à être conjurable, saisie dans un récit où l’on puisse lui trouver des prises, qui ne soit pas clos sur lui-même et dépourvu d’aspérités. Faute de quoi, on perd les pédales, on glisse, on dérape, on patine en essayant désespérément de remonter le long de la courbe de toutes ces asymptotes, qui sont le motif de l’anthropocène. La conséquence pratique, c’est un sentiment d’accablement tenace qui conduit tout droit, à l’avenant, au cynisme, au nihilisme ou à l’aquoibonisme ; soit le revers exact de l’extension généralisée de l’innocence volontariste. On a déjà rêvé plus désirable comme perspective.

Mondes multiples

Pour conjurer ce qui précède, il convient donc de faire éclater cette idée que « tout peut s’effondrer », dans toute sa brusquerie et dans toute sa soudaineté. Il n’y a pas de « tout ». Il n’y a, au mieux, que de rares totalités partielles, et des constellations de fragments [11]. Il y a ce qui fait monde pour l’Amérindien, le Népalais ou le Belge, pour l’iguane ou l’abeille, pour le cyprès ou l’orchidée, pour la chienne ou le séquoia, pour le réseau ferroviaire ou les sentiers. Le monde qui s’effondre sous la forme des berges d’une rivière en Alaska n’est pas le monde qui s’effondre en Belgique lorsque les stations essence risquent la pénurie ; tous deux importent (comme nous le montrent les gilets jaunes). L’écologie, celle à laquelle nous tenons, est ce champ de pensée et d’action qui pose le primat de la diversité, sous toutes ses formes, sur la simplification [12]. Cette exigence vaut aussi pour les collapsologues. Il est possible de se mettre à discuter et à négocier avec eux s’ils et elles acceptent de reconnaître la partialité de leur perspective, de leur monde. La totalité bio-géo-physique des collapsologues, celle qui a permis de découvrir le réchauffement climatique, celle qui a mené à tirer la sonnette d’alarme et à signaler la finitude de la planète, aussi fondamentale et importante soit-elle, ne suffit pas à épuiser le monde et à en détenir la vérité dernière. Prétendre le contraire, c’est jouer le « God’s trick  [13] », forcer un point de vue de nulle part sur une infinie diversité de situations et de mondes.

il convient donc de faire éclater cette idée que « tout peut s’effondrer »

Un tel récit total nous condamne, toujours et encore, à remettre les destinées collectives entre les mains des grands pilotes du circuit, ces organes qui ont toujours considéré le système-Terre unifié qu’il s’agirait de téléguider, qui nous donnent à voir le vaisseau Terre depuis un hublot : le Club de Rome, le GIEC, et tous ces autres apprentis commandants de bord parmi lesquels nous comptons les collapsologues. Nous leur disons ceci : bien sûr, jusqu’à preuve du contraire, nous ne pouvons compter que sur une planète, affectée comme elle l’est dans ses processus bio-géo-physiques. Nous n’en n’avons pas de rechange à proposer. Bien sûr, ces processus sont totaux et concernent la planète dans son entièreté. La civilisation thermo-industrielle se répand sur tous les continents et ne laisse personne indemne. Et pourtant, ce que vous décrivez n’absorbe pas l’entièreté de la réalité, ses recoins, ses poches d’altérité, ses nombreux trafics intercontinentaux, ses événements improbables et ses décrochages joyeux. La lumière que vous jetez sur le monde est nécessaire, la situation que vous décrivez est catastrophique mais ce n’est pas tout. L’environnement physique est tout un monde, mais ce n’est qu’un monde. Le capitalisme est total mais l’économie et les formes de vie sont « patchy » [14]. Il s’agit à chaque fois d’assemblages cousus de totalités partielles.

On ne lutte pas contre un éléphant avec de la porcelaine.

On nous reprochera de faire œuvre de raffinement épistémologique. Que les mondes soient multiples, enchevêtrés, complexes, tout ce beau verbiage n’est bon que pour les anthropologues. On ne lutte pas contre un éléphant avec de la porcelaine. C’est pourtant tout ce dont nous disposons, de la porcelaine, et encore, en fragments épars, en bouts, réseaux et totalités fragiles (le réchauffement climatique le montre bien !). Nous n’avons pour nous ni de beau vase tout enrubanné, ni la cohésion sans faille d’un système prêt à illuminer nos impuissances. Les mondes sont en prise avec différents peuples et différents devenirs. Il nous faut apprendre à hériter et à cultiver les précédents, les innombrables précédents, des milieux qui se sont retissés, malgré tout, qui ont émergé, coûte que coûte, et qui sont demeurés vivaces alors que tout conspirait à les démolir. « Contre le probable, nous devons faire le pari du possible  [15] ». Les mondes sont en morceaux. Ils agonisent sous les récits hégémoniques qui continuent de les pulvériser. Les dégâts qui leur ont été occasionnés sont sévères et, pour certains, irréversibles. Souvent, il ne reste plus que des fragments mais de ces fragments nous pouvons nous saisir  [16] ; de là, nous pouvons déployer à nouveau des puissances désirantes et des modes d’action, des expérimentations, pour rendre le présent moins suffocant.

Une femme californienne renvoie les liquidateurs d’histoires à leurs copies : « The game is NOT over. Thank you very much [17] ». L’histoire n’est pas en phase terminale. Les indéterminations, sous toutes leurs formes, portent en elles l’hésitation, le doute, le regret et la honte possibles, mais aussi la joie éprouvée à l’action menée. Chacune de nos actions vibre dans un monde, mais nul ne peut prédire son devenir. Empressons-nous alors de ne pas conclure, avec ces mots redoutables prononcés, repris et maintes fois répétés par des féministes : « Le futur est obscur, et c’est la meilleure chose qui puisse lui arriver, je pense  [18] ». Au bout du compte, nous agissons et agirons toujours dans la pénombre. Nous fabriquons l’histoire au présent et nous ne voulons plus de lumières aveuglantes.

« The game is NOT over. Thank you very much »

 

Remerciements

Nous tenons à remercier pour leurs relectures attentives de versions précédentes de ce texte Isabelle Stengers, Rémi Eliçabe, Thierry Drumm, Thibault de la Motte, Jean-Baptiste Fenouillère, Greg Pascon, Nathalie Melis, Olivier Praet, Michaël Ghyoot, Josep Rafanell i Orra, Alexis Zimmer, Alexandre Galand, Jean-Baptiste Fressoz, Lionel Devlieger, ainsi que les étudiant-es du cours de « Socio-écologie des transitions » de l’Université de Mons, qui ont rudement mis à l’épreuve nos arguments. Nous voudrions aussi remercier Elisabeth Lagasse qui, lors d’une rencontre académique, nous a incité à ne pas prendre à la légère les effets de la collapsologie et qui a ensuite écrit un texte dont nous sommes solidaires : « Contre l’effondrement, pour une pensée radicale des mondes possibles », Contretemps : Revue de critique communiste, publié le 18 juillet 2018, en ligne , pour une pensée radicale des mondes possibles.

P.S.

Article publié initialement sur le site L’entonnoir

Notes

[1Sur l’importance de l’adresse et le caractère potentiellement envoûtant des écrits et théories, voir : Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, Sorcellerie capitaliste : Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, 2005.

[2Deborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, “Arrêts de monde”, in Emilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Éditions du Dehors, 2016, pp. 221-339.

[3Chris de Stoop, Ceci est ma ferme, trad. M. Goche, Christian Bourgois éditeur, 2018.

[4Elsa Maury et François Thoreau, « Re-prises d’une lutte en cours. Sur les modes d’existence de la bataille d’Orgreave et de son re-enactment », in François Thoreau et Ariane d’Hoop (dir.), L’appel des entités fragiles. Enquêter avec les modes d’existence de Bruno Latour, Presses de l’ULiège, 2018, pp. 151-176.

[5Vinciane Despret, Au bonheur des morts : récits de ceux qui restent, Les Empêcheurs de penser en rond, 2016.

[6Pour une critique de ce slogan, voir : Bruno Latour, Où atterir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017, et sa conférence-performance Inside (2017/2018).

[7Raj Patel et Jason W. Moore, Comment le monde est devenu cheap. Une histoire inquiète de l’humanité, trad. P. Vesperini, Flammarion, 2018.

[8Voir, dans la masse innombrable des récits allant dans ce sens, ceux contenus dans Collectif pour l’enquête politique, Cahiers d’enquête politiques #1. Vivre, raconter, expérimenter, Éditions des mondes à faire, 2016 ; voir également Livia Cahn, Chloé Deligne, Noémie Pons-Rotbardt, Nicolas Prignot, Alexis Zimmer et Benedikte Zitouni, Terres des villes. Enquêtes potagères de Bruxelles aux premières saisons du 21e siècle, Éditions de l’Éclat. ↩

[9Sabu Kosho, Hapax, Yoko Hayasuke, Shiro Yabu, Mari Matsumoto, Motonao Gensai Mori, Fukushima & ses invisibles. Cahiers d’enquêtes politiques #2, Éditions des mondes à faire, 2018. Voir aussi Uncanny Terrain – A documentary series about Fukushima Farmers de Junko Kajino et Ed Koziarski.

[10Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 2004.

[11Josep Rafanell i Orra, Fragmenter le monde, Paris : Éditions Divergence, 2018.

[12Murray Bookchin, Pour une société écologique, trad. Daniel Blanchard et Helen Arnold, Christian Bourgois, 1976 [1965].

[13Donna Haraway « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » in Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais : Sciences – Fictions – Féminismes, éditions Exils, 2007 [1988]. Plus généralement, le geste posé ici en est que nous avons appris d’Isabelle Stengers et consiste à « civiliser les modernes » ou, en l’occurrence, il y a-t-il moyen de civiliser les collapsologues ? Voir : Isabelle Stengers, Civiliser la modernité ? Whitehead et les ruminations du sens commun, Les Presses du Réel, 2017.

[14Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte, 2017.

[15Voir Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes : Résister à la barbarie qui vient, La Découverte, 2009.

[16Sur la non complétude de toute ontologie et la fabrication de sens qui se fait toujours avec, et à partir de fragments, voir la conclusion du livre de Nastassja Martin, Les âmes sauvages : face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, La Découverte, 2016, pp. 257-268.

[17Donna Haraway, Staying with the trouble. Making Kin in the Anthropocene, Duke University Press, 2016.

[18Rebecca Solnit, Woolf’s Darkness : Embracing the Inexplicable, New Yorker, 24th April 2014

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