Cependant, deux grandes tendances se dégagent : d’un côté, celles et ceux qui voient dans l’épidémie l’occasion pour le pouvoir de pousser encore plus loin la restriction des libertés publiques. Cette tendance est incarnée par une tribune du philosophe Giorgio Agamben dans Il Manifesto et s’appuie essentiellement sur les informations qui nous reviennent de la gestion chinoise. De l’autre, une critique de la mauvaise gestion de la situation sanitaire par l’État, accessoirement mu par ses seules priorités économiques. Le gouvernement sous estimerait le problème et ne mettrait pas en place les mesures adéquates (il serait aussi directement responsable de l’incapacité des services de soin à faire face à la crise). Cette tendance présuppose deux raisons à cette sous gestion : l’amateurisme du pouvoir en place ou au contraire son cynisme sans limite qui le pousse à choisir le déni plutôt que de risquer un ralentissement de la productivité et de l’économie. On ferme les stades de foot mais pas les aéroports, ni les bureaux, ni Disneyland. Pour le moment, il semblerait que ce soit cette dernière variante qui domine les décisions du gouvernement Macron, mais pour combien de temps ? Nous savons bien, par ailleurs, que certaines techniques de pouvoir, certaines manières d’ordonner la plèbe, ne sont pas exclusives et peuvent se chevaucher. C’est la raison pour laquelle ce témoignage de Chine nous paraît extrêmement précieux. Si ce n’est pas la direction que notre gouvernement semble prendre en France, c’est une des techniques à disposition et elle s’avère redoutablement efficace.
Il y a quelques semaines j’avançais dans mes carnets des idées sur les questions de normalisation des comportements et d’intériorisation du contrôle et de la surveillance par la population chinoise, notamment à travers des dispositifs tels que le « crédit social » [1] et les « villes civilisées » [2], qui visent à transformer profondément et durablement les comportements des administrés. J’étais à ce moment-là très loin d’imaginer la tournure qu’allaient prendre les évènements. Car à l’aune de cette épidémie et de la lutte contre sa propagation, à bien y regarder, on peut déceler à travers les dispositifs et les nombreuses mesures déployés, une étape supplémentaire du processus d’acclimatation de la population au contrôle total et à la surveillance généralisée. En effet, la peur virale, hautement plus efficace et effrayante que celle créée par la menace terroriste, permet de légitimer un degré de coercition tout à fait inédit. Il ne s’agit plus d’un « simple » contrôle autoritaire teinté de surveillance de masse, de censure et de mainmise sur les canaux d’information. Il s’agit aujourd’hui d’une véritable contrainte physique et matérielle : l’assignation à résidence d’une large partie de la population chinoise [3]. Dans les villes on voit en effet apparaître de véritables « check-points » à l’entrée de la plupart des quartiers, et de nombreux immeubles sont littéralement barricadés avec les moyens du bord de manière à contrôler et empêcher l’accès aux habitations. Mais si l’action politique et la gestion de la crise sont bien évidemment critiquées et remises en cause, le confinement lui, ne l’est pas. Celui-ci est consenti dans la mesure où, face à la peur du virus, la majorité de la population semble accepter de s’y plier, sacrifiant sans ciller sa liberté de déplacement.
« La ville où je réside en Chine semble, depuis un mois et demi maintenant, s’être figée dans une ambiance mortifère où les rares passants se risquant à une sortie dehors se dévisagent étrangement. Sous leurs masques, on devinerait presque leur étonnement de croiser un être humain. Moi qui avais été habitué depuis mon arrivée à la frénésie et à la densité de l’espace public, je découvre à présent le calme, le vide, la solitude, l’attente et la répétition, devenues les uniques composantes de mes journées. Jamais à ce point mes interactions sociales n’ont été réduites à mon téléphone. En cette période particulière, c’est à travers lui et lui seulement que je peux communiquer. J’ai l’impression que le lien social a perdu sa dimension physique et organique, en raison du fait que les gens sont cloîtrés chez eux, reclus dans leurs appartements, mais aussi parce qu’une fois dehors, tout est fait en sorte de minimiser au maximum les interactions humaines. À l’entrée de chaque bâtiment public, à l’entrée de chaque magasin, à l’entrée de chaque bus, des agents contrôlent la température et empêchent les individus fiévreux d’accéder à l’espace en question. J’ai par moments l’impression de vivre une sorte de schizophrénie ambiante : si j’assiste tous les jours à un renforcement du contrôle et des mesures préventives [4], les informations et statistiques officielles se veulent au contraire positives et encourageantes, annonçant le début de la fin. À quoi me fier ? Aux paroles publiques ou aux actes politiques ? Si la voix du gouvernement se veut rassurante, sa main confirme et renforce mon inquiétude. »
Un spectre hante la Chine. Non pas le spectre du capitalisme. Non pas le spectre du terrorisme.
Il s’agit là d’un spectre viral.
Réagissant à l’épidémie qui gagne l’Italie, Giorgio Agamben parle d’un « besoin réel d’états de panique collective » [5]. Il est vrai que le climat de peur qui a été profondément gravé dans les esprits par le biais de l’instrumentalisation politique et médiatique du terrorisme prédispose les individus à une réception et une sensibilité accrue face à tout risque. Cependant, le terrorisme en tant qu’instrument de peur a ses limites : sa fréquence est trop « aléatoire » et ses victimes potentielles ne sont « pas assez » nombreuses. Pas de quoi inquiéter véritablement et de manière permanente une population entière. La menace virale, elle, davantage susceptible de concerner chacun d’entre nous, produit les conditions d’une généralisation de la peur. À grand renfort de tapage médiatique, l’instrumentalisation politique d’une situation épidémique semble beaucoup plus efficace dans l’objectif de produire une panique globale et une tétanie générale.
« Cela fait maintenant quarante-deux jours que l’on me demande impérativement de m’abstenir de sortir de chez moi. Tout est d’ailleurs fait pour m’en décourager : la lourdeur et la fréquence des contrôles, les enregistrements interminables pour pouvoir ne serait-ce que sortir de ma résidence ou accéder aux rares commerces ouverts. Par ailleurs, j’ai dû me soumettre à un nombre assez ahurissant d’interrogatoires relatifs à ma condition de santé et à mes antécédents de voyage des deux mois précédents. Mes employeurs, le comité de surveillance de ma résidence et la police sont ainsi venus m’interroger, voulant connaître jusqu’aux numéros des trains que j’avais empruntés lors de mes récents déplacements.
La ville a récemment lancé une application destinée à « faciliter et fluidifier l’enregistrement et l’accès aux espaces publics ». Comprendre : « systématiser et généraliser le fichage et le contrôle des déplacements ». Il s’agit en effet d’enregistrer le moindre déplacement de manière systématique et informatique. Peu importe qu’il s’agisse de sortir de chez soi, d’accéder à un bus, à un parc, à un supermarché, à un musée ou à une administration publique, tout doit et sera enregistré, numérisé, indexé, de manière à pouvoir être traité et analysé et si besoin, que des actions puissent être prises en conséquence, relativement aux historiques de déplacements et fréquentations des espaces publics. En d’autre termes, à l’intérieur du Mur, plus rien ne doit pouvoir échapper à l’Œil, plus rien ne doit soustraire à l’enregistrement et à la quantification, au contrôle, à la surveillance et à la réification. Ou comment, sous couvert d’un état d’urgence épidémique, mettre en place un dispositif de contrôle total des faits et gestes, des déplacements et fréquentations de chaque individu. Tout sera tracé et enregistré de manière centralisée. Dispositifs de contrôle des déplacements ou censure d’Internet, au fond ces phénomènes convergent vers des objectifs communs et résultent des mêmes logiques. À travers cette application, se dessine ainsi un nouveau dispositif numérique participant à l’accomplissement panoptique d’une surveillance de masse paroxystique. »
Du contrôle social et économique, on arrive aujourd’hui à une forme de contrôle total. Mais tout cela va plus loin. On pourrait penser qu’il s’agit davantage d’une sorte de grande répétition, d’une démonstration. Mais aussi d’une mise à l’épreuve, comme si le gouvernement chinois saisissait la situation actuelle à son avantage et en profitait pour mettre à l’épreuve la docilité – d’aucuns diraient discipline – de sa population, éprouvant sa capacité à se conformer aux mesures de coercition et au confinement, le tout si possible dans une confiance dans les hautes sphères gouvernementales et une délégation de son sort à cette élite centrale. Cet épisode de confinement sur fond de lutte anti-épidémique ferait alors office de coup d’essai déguisé pour la mise en place de nouveaux procédés de contrôle des gouvernés.
Bien sûr il y a des moutons noirs, des protestations, des contestations. Alors que le gouvernement s’efforce par tous les moyens de « garder la face » en maîtrisant l’information et l’opinion publique, de nombreux lanceurs d’alertes et « journalistes citoyens » cherchent à informer la population de la situation réelle. Mais les personnes qui informent ou crient haut et fort leurs désaccords disparaissent. Il n’est pas propice à la stabilité nationale que de troubler la quiétude de l’opinion publique : mieux vaut exciter la ferveur patriotique que d’agiter la conscience critique. Ainsi, comme lors des derniers mois avec les manifestants hongkongais, le pouvoir réprime et enferme. Li Wenliang, médecin ophtalmologiste qui dès décembre a alerté sur l’imminence de l’épidémie avait d’abord été « rappelé à la loi » et contraint à des aveux relatifs à ses propos dits « calomnieux » (soit une sorte d’intimidation et d’injonction à garder le silence et à ne pas faire de vague publiquement), avant de finalement succomber du virus il y a quelques semaines. Ensuite, la disparition soudaine du journaliste Chen Qiushi. Avocat de profession, il avait gagné Wuhan juste avant la mise en quarantaine afin de témoigner de la situation sur place au moyen de vidéos postées en ligne, tout comme Fang Bing, citoyen wuhanais s’étant improvisé journaliste afin d’informer sur la situation réelle au sein de la ville. Lui aussi postait en ligne des vidéos brutes dans lesquelles il exposait ce qu’il constatait de visu du quotidien à Wuhan en se rendant notamment dans les hôpitaux. Les autorités ont tôt fait de se rendre chez lui pour l’arrêter et mettre fin à son activité. D’autres arrestations ont rapidement suivi, notamment celle de Xu Zhiyong, militant des droits de l’homme bien connu du gouvernement et ayant déjà été emprisonné par le passé. Il venait de publier une lettre ouverte adressée à Xi Jinping, dans laquelle il réclamait publiquement sa démission [6]. À quelques jours près était également ordonnée l’assignation arbitraire à résidence de Xu Zhangrun, grand intellectuel et professeur au sein de la prestigieuse université Tsinghua à Pékin, lui aussi auteur d’un texte incendiaire vis-à-vis du gouvernement [7]. Ce sont à nouveau des figures publiques de l’opposition que l’on muselle. L’objectif étant in fine de rendre toute critique inexistante. Il y a ici comme un arrière-goût d’Orwell : si l’on empêche l’expression de l’opposition et de la critique, celles-ci commencent par ne plus exister publiquement et collectivement, pour finalement ne plus être conçues individuellement. C’est en somme l’aboutissement d’une entreprise de contrôle totalitaire sur les consciences et les imaginaires.
Cependant, cette censure n’opère pas uniquement dans la sphère publique : en Chine, ce qui est désigné par Xu Zhangrun comme une forme de « Big Data totalitarianism » et « WeChat terrorism » [8] se traduit aussi par la disparition de toute frontière entre la sphère privée et la sphère publique vis-à-vis de la sujétion à la surveillance. La censure ne concerne pas seulement les publications publiques postées sur les réseaux sociaux [9] : surveillance et censure pénètrent jusqu’aux conversations privées sur la messagerie WeChat [10]. Celle-ci se plie en effet aux exigences gouvernementales en terme de contenu « acceptable ». De nombreuses combinaisons de mots-clés sont littéralement « bannies », au sens où il est tout simplement impossible de les transmettre à ses contacts. Les algorithmes de la messagerie analysent le contenu sémantique des images et des textes envoyés par l’émetteur et suppriment les contenus « indésirables » avant leur réception par le destinataire, si bien qu’il est impossible d’échanger des propos privés relatifs à des sujets « sensibles » tels que la situation épidémique actuelle, le défunt Dr. Li Wenliang ou encore, la situation au Tibet ou au Xinjiang.
Par ailleurs, cette censure automatique n’est pas le seul moyen de contrôle de l’information sur les réseaux sociaux chinois. De nombreux cas de suppression de groupes de discussions ciblés sont recensés, comme par exemple celle des groupes publics des citoyens de Jining au lendemain de la découverte d’un foyer épidémique de deux cent cas confirmés dans la prison de la ville. Dans ce contexte, le gouvernement local, soucieux que ses administrés ne soient pas en mesure de s’échanger des informations à ce sujet, a préféré clôturer les groupes publics des citoyens de la ville de manière à empêcher tout échange d’informations.
Une telle situation de crise épidémique représente une véritable aubaine pour les gouvernements – quels qu’ils soient par ailleurs. Cela constitue pour eux l’opportunité idéale de se saisir d’un contexte favorable à la mise en place de dispositifs d’exception [11]. En Chine, est ainsi expérimentée à grande échelle une nouvelle organisation politique, économique et sociale de confinement, dans laquelle les interactions physiques sont devenues presque inexistantes et où l’essentiel de l’existence se déroule entre les quatre murs de nos appartements. Mais surtout, où les pouvoirs publics trouvent une soi-disant justification – non qu’ils en aient forcément besoin d’ailleurs – à l’arrestation et à l’emprisonnement des dissidents. Toutefois, la Chine est loin d’avoir le monopole de l’attrait pour les mesures liberticides. Avec le Patriot Act tout d’abord, les USA ont les premiers initié cette tendance post-2001 de transformation de l’État de droit en État sécuritaire [12]. Par ailleurs, qui a oublié, en France, les conséquences désastreuses pour les libertés individuelles et collectives des attentats de 2015 [13] ? L’état d’exception épidémique provoqué par le Covid-19 traduit une tendance mondiale déjà à l’œuvre : l’instauration d’un état d’urgence permanent dans lequel l’exception devient la norme ; la peur le quotidien ; la liberté un vague souvenir.
Le confinement imposé par cet état d’exception épidémique entraîne de nombreuses mutations sociales et économiques, modifiant autant les normes de conduite que les représentations. Un véritable ethos de quarantaine est en train de se forger et de prendre patiemment racine dans les esprits à mesure que le confinement perdure. Certains comportements émergent et s’immiscent progressivement dans la société chinoise, pénétrant peu à peu les mœurs individuelles et collectives. D’autres, déjà à l’œuvre, se renforcent et consolident leur emprise sur les corps et les cerveaux. De manière générale, tous s’inscrivent et s’ancrent de manière beaucoup plus profonde et durable.
Ce nouvel ethos épidémique altère les représentations, modifie les comportements, imposant une planification totale de la vie, orchestrée par un dantesque complexe politique et industriel qui compte sur la confiance en son Bras armé, sur les investissements dans son Œil technologique et son emprise sur sa Langue médiatique afin d’assurer ce qui est désigné ici par l’expression du « maintien de la stabilité » [14]. L’unique stabilité recherchée étant en réalité celle du parti, et l’unique maintien, celui de son dirigeant actuel, aussi longtemps que cela sera nécessaire, c’est-à-dire indéfiniment. En effet, sans véritable projet de société il n’existe pas d’objectif défini. Le paradigme expansionniste visant l’hégémonie mondiale s’invente de nouvelles frontières à repousser à mesure qu’il absorbe les anciennes. Afin d’assurer sa pérennité et sa stabilité dans l’accomplissement de telles velléités, il importe bien évidemment d’étouffer tout désir de révolte, mais plus encore, il s’agit d’éliminer définitivement tout désir de changer ainsi que d’anéantir tout imaginaire d’autrement. Cette réduction des possibles se réalise concrètement par l’imposition d’un cadre de vie unique auquel personne ne peut se soustraire de manière à l’ériger comme seul horizon envisageable, seul horizon enviable, seul horizon imaginable.
Qui contrôle les imaginaires contrôle aussi les corps.
L’imaginaire viral, à grand renfort de toutes les prédispositions à la peur qu’il véhicule, est donc en train d’imposer un ethos épidémique refaçonnant profondément ce qu’il était convenu d’appeler il y a encore peu de temps, la vie.
Il est important de nommer ces mutations et de les désigner de manière à ne pas se retrouver, d’ici peu, confronté à ce qui apparaîtra bientôt comme des évidences intériorisées de longue date sans que l’on ne puisse se remémorer ce qui nous a valu leur apparition. Il s’agit de ne pas être aveugles face à la transformation actuelle des conditions d’existence et du quotidien d’un être humain au sein de ce pays. Climat de peur généralisé, hygiénisme débridé, contrôle total normalisé. Tout cela était en réalité déjà à l’état de gestation depuis un certain temps. Toutes ces composantes ne sont finalement que poussées plus loin encore dans leur emprise totalitaire. Si ces transformations peuvent paraître radicales, elle ne sont que l’aboutissement du projet coercitif inhérent – nommons-le enfin – au capitalisme néolibéral et à sa déclinaison « socialiste-communiste » par le PCC, ainsi qu’à toutes les formes abstraites et concrètes à travers lesquelles cette organisation économique, sociale, technologique, politique et productive se réalise parmi les différentes sociétés qu’elle absorbe.
« Depuis quarante-deux jours donc, mes sorties en dehors de chez moi sont particulièrement limitées. De toute manière, tout est fermé, et de plus, je dois me plier au télétravail. À travers lequel par ailleurs, la frontière entre sphère privée et sphère productive est définitivement rompue. Le travail a envahi la totalité du temps disponible. Il existe en Chine ce qu’on nomme le « 996 » : travailler de neuf heures du matin à neuf heures du soir et ce, six jours par semaine. Depuis le passage au télétravail, c’est comme si le « 996 » avait cédé la place au « 007 ». À tel point que certaines entreprises annoncent vouloir pérenniser ce système de télétravail une fois l’épidémie passée. Une aubaine pour les employeurs qui parviennent enfin à l’occupation totale du temps des employés. En effet, étant donné que les heures de présence au bureau sont supprimées et que, de fait, les employés sont désormais en permanence sur leur « lieu de travail », il apparaît évident que ces derniers devraient être totalement et entièrement disponibles pour leur labeur, à toute heure et à tout moment de la journée et de la nuit. C’est ainsi que la frontière déjà très mince entre sphère productive et sphère privée est finalement anéantie, le patron ayant désormais une emprise totale sur le temps de vie et de travail de ses employés. »
D’autres pistes restent encore à esquisser. Un aspect essentiel de cette nouvelle organisation socio-économique en gestation s’incarne à travers le renforcement de la dépendance aux entreprises mastodontes du numérique et du commerce en ligne. En effet, Tencent et Alibaba, des géants du numérique et de la consommation de masse par internet sont les grands bénéficiaires de la situation actuelle. Or, il serait très lucratif pour eux que cette situation devienne un mode d’existence permanent. De cette manière ils deviendraient les seuls pourvoyeurs de biens de consommation via l’intermédiaire de leurs applications, et la livraison à domicile, phénomène déjà normalisé et courant en Chine, achèverait de s’imposer comme l’unique moyen d’accès aux biens de consommation. Enfin, face à la peur, au risque et aux contraintes des contacts et réunions avec autrui, toute possibilité de rencontre à des fins de débat politique collectif s’en verrait anéantie. Pour finir, devant l’impossibilité d’accéder et de jouir des traditionnels loisirs et divertissement, la consommation à domicile deviendrait alors à terme l’unique possibilité de distraction puisque toute activité extérieure serait réduite à néant. Tout ceci semble s’apparenter à une vision sinistre d’un futur dystopique qui se serait annoncé prématurément dans notre présent. Un futur empli des jouissances artificielles de la consommation mais dont l’atmosphère malsaine serait irrespirable et les interactions humaines paralysées par le risque viral. Un accomplissement collectif et individuel dans la consommation, où celle-ci jouerait à la fois un rôle cathartique et palliatif, nous permettant d’oublier la dégradation réelle et irréversible de notre monde en nous abandonnant à l’enchantement artificiel d’un univers factice fabriqué de toutes pièces pour nous divertir, et orienté avant tout vers la marchandisation de l’existence.
« Je tiens à dire que ceux qui politisent le virus sont aussi dangereux que ceux qui l’ignorent ». Cette phrase glanée sur les réseaux sociaux chinois résume bien la situation.
Sous nos yeux
Il y a quelque chose de fondamentalement dangereux avec cette épidémie.
Le gouvernement est en train d’instaurer de nouvelles normes de contrôle
et de surveillance toujours plus larges, strictes et coercitives.
Cela va de l’activité en ligne aux déplacements physiques.
Cela concerne le corps et l’esprit, les actes et les pensées.
Plus rien ne peut échapper au Mur.
C’est comme s’il entourait chaque individu.
Tel un Mur invisible qu’on ne peut voir,
mais auquel on se cogne sans cesse,
sans jamais pouvoir le traverser.
Et ces normes tendent,
discrètement,
doucement
mais sûrement,
à être généralisées
à l’ensemble de la planète.
Normalisation de la surveillance,
Accoutumance à l’obéissance,
Standardisation de nos conditions d’existence.
Ainsi Gustave Le Bon croise Michel Foucault :
les puissants appliqueront toujours Les lois de l’imitation
lorsqu’il s’agira de Surveiller et punir les populations.
Voilà sous nos yeux la prochaine hégémonie globale qui se dessine progressivement.
Voilà sous nos yeux le nouvel ordre mondial, technologique, social et politique.
Voilà sous nos yeux les vestiges de nos libertés passées,
Voilà sous nos yeux les miettes de nos espoirs brisés,
Voilà sous nos yeux la trace du combat à mener.
Léon Alicem
[1] René Raphaël et Ling Xi, « Bons et mauvais Chinois », Le Monde Diplomatique, janvier 2019
[2] Léo Kloeckner, « L’image de propagande en Chine, outil du contrôle social : le cas de Pékin », Géoconfluences, 2016, mis en ligne le 14 février 2016
[3] Raymond Zhong et Paul Mozur, « To tame coronavirus, Mao-style social control blankets China », The New-York Times, 16 février 2020
[4] Depuis le début de l’épidémie, les dispositifs de contrôle et les mesures sanitaires n’ont eu de cesse de se renforcer : mise en quarantaine, confinement, « check-points » aux entrées de quartiers et de résidences, contrôles de température, fichage informatique des malades, attribution de codes couleurs, application « Close Contact Detector » permettant de déterminer si l’on a pu ou non être en contact avec des malades, enregistrements systématiques pour accéder aux espaces publics, port du masque obligatoire à l’extérieur, passeport demandé pour accéder aux transports en commun, nombreux formulaires et interrogatoires à propos des antécédents de voyages, écoles, collèges, lycées et universités fermés, arrêt du travail pour nombre d’entreprises, désinfection des rues et des immeubles, rues entièrement fermées, combinaisons intégrales pour les employés des supermarchés, mise en place d’un système de « livraison sans contact », interdiction d’entrée pour les personnes étrangères à un bâtiment ou une résidence, mise en place de restrictions de sorties (des systèmes différents existent selon les résidences : sorties alternées, limites quotidiennes par individu ou par famille, laissez-passer, etc.).
[5] Giorgio Agamben, « Lo stato d’eccezione provocato da un’emergenza immotivata », Il Manifesto, 26 février 2020
[6] Xu Zhiyong, « Dear Chairman Xi, It’s Time for You to Go », (trad. Geremie R. Barmé), 26 février 2020
[7] Xu Zhangrun, « Viral Alarm : When Fury Overcomes Fear », (trad. Geremie R. Barmé), 10 février 2020
[8] Ibid.
[9] Jeffrey Knockel, Lotus Ruan, Masashi Crete-Nishihata, and Ron Deibert, « (Can’t) Picture This An Analysis of Image Filtering on WeChat Moments », The Citizen Lab, 14 août 2018
[10] Lotus Ruan, Jeffrey Knockel, Masashi Crete-Nishihata, « Censored Contagion How Information on the Coronavirus is Managed on Chinese Social Media », The Citizen Lab, 03 mars 2020
[11] En Russie par exemple, la municipalité de Moscou a décidé de recourir à la reconnaissance faciale pour surveiller les cas confirmés et suspectés et s’assurer qu’ils respectent le confinement imposé. En France, le secrétaire d’État au numérique Cédric O a profité de la situation pour à nouveau vanter les mérites de cette technologie et pousser au lancement de procédures d’expérimentation.
[12] Colombe Camus, « La lutte contre le terrorisme dans les démocraties occidentales : État de droit et exceptionnalisme », Revue internationale et stratégique, vol. 66, n°2, 2007, pp. 9-24
[13] État d’urgence ; Loi sur le renseignement du 26 mai 2015 ; interdictions de rassemblements et manifestations ; contrôles renforcés aux frontières ; fichier TES.
[14] Xu Zhiyong, « Dear Chairman Xi, It’s Time for You to Go », (trad. Geremie R. Barmé), 26 février 2020