Histoire - Mémoire

Encore un livre sur la fusillade du 9 novembre 1932

Jean Batou consacre un livre épais à la fusillade du 9 novembre 1932 à Genève. Pourquoi ? C’est bien la question qui tenaille le lecteur et qui l’aide à venir à bout des 392 (hors la bibliographie et les notices biographiques) interminables pages du volume. Où Jean Batou veut-il en venir ? Difficile de le savoir.

Genève |

Y-aurait-il des sources inexploitées qui justifieraient une nouvelle monographie sur la période la plus étudiée de l’histoire genevoise ? L’auteur en indique cinq (p. 13) :

Les papiers de l’attaché militaire français qu’il utilise une petite dizaine de fois pour en tirer des banalités, comme cette citation du colonnel-divisionnaire de Diesbach : « Une extension du Parti socialiste communisant deviendrait préoccupante pour notre système de milice » (p. 249). Qui se serait douté, en effet, que le colonnel-divisionnaire de Diesbach eut été préoccupé par le communisme si ces précieux papiers ne nous étaient restés inconnus ?
Les archives de l’Entente internationale anticommuniste dont Michel Caillat « a bien voulu [lui] communiquer » des références relatives au 9 novembre 1932. Ces archives sont, notons-le au cas où quelqu’un d’autre que Michel Caillat et Jean Batou voudrait s’y intéresser, accessible au public depuis 1991 à la Bibliothèque de Genève où elles sont conservées. Ici encore, rien de décisif ne concerne la fusillade et l’anticommunisme qui règne dans les élites suisse est une réalité bien documentée.
La série portant la cote AP 95.3.7 aux Archives d’État de Genève (AEG). Cette série, qui comporte une trentaine d’enveloppes, fait partie des archives personnelles d’André Ehrler versées aux AEG en 1995 mais inventoriées en 2010 seulement, sans doute parce que l’ancienne préposée aux Archives d’État avait des tâches plus urgentes qu’inventorier les papiers d’un ancien conseiller d’État socialiste. Ehrler, donc, a été Conseiller d’État dans le gouvernement Nicole, chargé du « Département de l’hygiène, de l’assistance et des assurances sociales » ce qui, entre 1933 et 1936 n’a pas du être une mince affaire, on s’en doute. 
On le sait, les historiens contemporanéistes sont dispensés par principe de la critique des sources. Nul besoin de replacer les documents dans leur contexte, de décrire les circonstances dans lesquelles ils ont été récoltés, rassemblés, produits. Jean Batou profite largement de cette dispense. Sur cet intriguant dossier des archives Ehrler, on ne saura rien. Le volume est comme assaisonné de citations issues de cette série intitulée « événements du 9 novembre 1932 » et qui contient aussi bien, si l’on en croit l’inventaire, des coupures de presse que des rapports de police, des photographies, des pièces d’instruction, etc. Comment et selon quelle chronologie Ehrler est-il entré en possession de ces documents ? Dans quel but a-t-il constitué cet important dossier ? Pour toute autre période historique la formulation d’hypothèses relatives à ces questions aurait été un préalable à l’exploitation de ces sources, force est de constater que ce n’est pas le cas en l’occurrence.
Les dernières sources nouvelles qui justifient l’ouvrage sont la base de donnée en ligne d’une société de généalogie genevoise et les versions numérisées du Journal de Genève et du Réveil anarchiste. Il est vrai que dépouiller cinq ans d’éditions de deux périodiques dont un hebdomadaire – lesquels ont déjà été mis largement à contribution pour la période examinée – ou aller consulter les registres d’état civil aurait sans doute empêcher l’auteur d’enluminer l’exergue de ces chapitres avec des citations d’Adorno et Horckeimer. La numérisation des sources permet en outre, tenons-nous bien, de « mesurer le degré de proximité de personnes apparentées » (p. 13).

C’est donc appuyé sur un corpus innovant, numérique et solidement critiqué que Jean Batou construit son ouvrage. Auquel il faut finalement trouver une raison. Elle se dessine dans les dernières pages de la conclusion : « Nous sommes aujourd’hui au seuil d’une nouvelle dépression, dont les analogies avec celle des années 30 ont été soulignées par plus d’un analyste », attaque Batou. « Il est donc temps que les acteurs des mouvements sociaux et les citoyens conscients des défis de notre époque se souviennent des expériences de l’entre-deux-guerres pour se donner les moyens de conjurer les périls qui nous (sic) en rapprochent. » (p. 391) Et quelle mesure concrète « nous » propose-t-il ? « Les Chambres pourraient notamment revenir sur les sanctions prononcées contre Nicole et ses six camarades (sic). » Cette proposition (notamment) vient après 390 pages à tourner autour du pot et révèle enfin franchement les professorales intentions : il s’agit de faire réhabiliter par l’Etat les leaders des mouvements ayant appelé à la manifestation.

Faisons un détour. Batou mentionne brièvement (pp. 53-54) la manifestation Sacco et Vanzetti du 22 août 1927. Au cours de la soirée du 22 août, des manifestants avaient astucieusement saisi l’occasion de l’indignation de la gauche et d’une partie de la droite à l’occasion de l’annonce de l’assassinat des deux anarchistes italiens pour se payer le luxe d’une promenade en ville, attaquant un poste de police, un cinéma, un garage, dérobant quelques pistolets à la flicaille. Batou se garde pourtant d’exposer le rôle de Nicole dans cette manifestation. Très vite après le meeting, plusieurs personnes sont arrêtées par la police. Léon Nicole s’entremet pour obtenir leur libération en échange de la dissolution de la manifestation. Il est convaincu qu’il parviendra à disperser la foule. Malheureusement pour lui, le cortège se poursuit. Fou de rage d’être débordé par un mouvement qu’il a la prétention de contrôler sans partage, il vomit dans Le Travail, son journal, sa haine des « émeutiers et des professionnels de l’émeute » (Le Travail du 23 août 1927). Comme toujours quand les choses leur échappent, les chefs de la classe ouvrière stigmatisent « les manifestants [qui] furent pour la plupart, dans la proportion du 90%, des jeunes gens de 17 à 20 ans, inconnus dans les milieux politiques de gauche et dans les organisations de la classe ouvrière. » (idem).

En réalité, le très dense réseau historiographique et mémoriel autour du 9 novembre 1932 n’est possible qu’à la condition que la manifestation soit le fait d’un mouvement ouvrier fortement encadré par des chefs et des organisations dont il s’agit de défendre l’honneur et qu’il s’agit, à travers les commémoration, de réhabiliter. Les manifestations d’autonomie de ceux-là même qu’il s’agirait de défendre, comme la grève des monteurs en chauffage de Zurich en août 1932 ou la manifestation de 1927 à Genève passent nécessairement à la trappe de la mémoire aussi bien que de l’histoire telles que Batou – et la plupart des historiens de sa trempe – envisage l’une et l’autre.

Malgré ses lassantes tentatives pour se démarquer, Batou s’inscrit dans une ligne historiographique inébranlable fondée dans les années 1970. Les historiens comme les militants rabâchent, depuis 30 ans, quelques maigres témoignages, les interminables éditoriaux du Travail et les bonnes feuilles du Mémorial du Grand Conseil en répétant que leur mince connaissance de la période est le plus sûr moyen de « conjurer les périls qui nous (sic) en rapprochent » (p. 391). Le sommet de l’affligeant est atteint par André Rauber dans les actes du colloque commémoratif de 2007. Pour le reste, on connaît par le menu les exploits virils de la Ligue d’action du bâtiment (Wist, Ferracin, Filgueiras, Elsig et on en passe), le détail de chaque intervention parlementaire de Léon Nicole (Grounauer, Spielman, etc.), la vie et l’œuvre de Louis Piguet et de son comité de chômeurs et le déroulement détaillé de la démolition des « taudis des Terreaux du Temple » (Collège du Travail, Grounauer).

En revanche, comme le regrettait déjà Jean-Claude Favez dans un article de 1972, malgré cet intense rabâchage, on ne sait toujours rien – et il est très vraisemblable qu’on ne saura jamais rien – des femmes, des paysans, des receleurs, des prostituées, des clandestins, des enfants, etc. Produire une véritable histoire sociale de cette période suppose en effet de l’inventivité, du temps et une ouverture d’esprit dont Batou ne dispose pas. Il écrit l’histoire en journaliste, c’est-à-dire tout empreint de l’idée que le monde social se résume à des mouvements organisés, des chefs et des partis qui luttent pour le pouvoir politique. En cela, il ne rompt aucunement avec Torracinta, Grounauer, Spielman et compagnie.

Cependant, le plus grave n’est sans doute pas ce parti pris navrant. Le plus pénible dans ces pages répétitives, c’est sans doute la mentalité de juge d’instruction qui anime Batou. Tout à sa volonté d’ouvrir la voie à une réhabilitation officielle des condamnés des assises fédérales, Batou ne construit pas une histoire du 9 novembre 1932, il établi un dossier à décharge.

En témoigne, par exemple, l’importance qu’il donne au fait que le bris des fusils des recrues engagées dans le Boulevard du Pont-d’Arve ait été le fait d’individus isolés et non pas de groupes « coordonnés » (p. 61-63). Qui peut sérieusement établir le degré de coordination qui existe entre des manifestants ? A quoi peut bien servir une telle connaissance ? Pour Batou, il s’agit, on l’aura compris, d’accréditer l’idée que les chefs des différents mouvements appelant à la manifestation ne se sont jamais écartés du droit, appelant les « recrues à fraterniser avec la foule » mais rien de plus. Mieux, il s’agit de laisser croire qu’il existait une possibilité d’un coup d’état réactionnaire (p. 351-359) contre lequel les organisations ouvrières se seraient dressées avec toute la dignité du légalisme.

La perspective pour ainsi dire judiciaire qui structure l’ouvrage a de lourdes conséquences historiographiques. Batou est ainsi incapable de considérer que la fusillade soit en fait le résultat de trois séries causales distinctes fonctionnant chacune selon une logique propre. A tout instant, il cherche à établir qu’une volonté du « patriciat genevois » est à l’œuvre dans le massacre en même temps qu’il présente les manifestants comme dépourvus d’une volonté propre. Or, d’une part les élites économiques et sociales – termes qu’il faudrait préférer à celui de « patriciat » – et d’autre part le mouvement ouvrier organisé politiquement sont traversés par de puissantes luttes pour la domination non pas – ou marginalement – des institutions politiques, mais bien plutôt de leur propre champ d’influence. Ce qui conduit à la fusillade, ce sont des luttes internes au champ économique et au champ militant respectivement. A ces luttes qui se poursuivent selon deux trajectoires distinctes s’ajoutent celles qui, selon toute vraisemblance, structurent un champ inexploré jusqu’ici celui des « forces de l’ordre » qui jouit, dans les démocraties libérales, d’une autonomie relative. Batou mentionne certes l’anticommunisme de l’officier ayant donné l’ordre de tir (p. 318-324), mais on ne sait rien de points cruciaux comme les rapports entre les services politiques de la police genevoise et les services du Ministère public fédéral, le jugement que ces derniers portent sur les premiers, les réseaux de renseignements officieux (Ernst Cincerra et Jacques-Simon Eggly ont forcément eu des ancêtres), dont on sait qu’ils nourrissent une paranoïa permanente seule à même de justifier la poursuite de leur existence, le rapport à la violence et aux armes qui prévaut au sein de l’armée et parmi les organisations para-militaires (Garde civique, etc.)

L’indépendance des séries causales et la relative autonomie des acteurs en présence sont des apports fondamentaux d’Alain Dewerpe à la compréhension des « massacres d’Etat » que manifestement Jean Batou n’a pas compris. L’intérêt du travail de Dewerpe, sa portée réellement anthropologique réside dans sa description d’un fonctionnement propre à la forme Etat. L’ouvrage du professeur lausannois, au contraire, ne va pas du tout « au-delà de la fusillade du 9 novembre 1932 » : il se contente de mettre en cause une configuration particulière de l’Etat. Face aux apports de Dewerpe, cette perspective est une régression et la mise en scène pathétique à laquelle se livre Batou dans l’avant-propos (p.7-9) n’invite guère à la bienveillance. Il ne suffit pas, comme on semble le croire à l’Université de Lausanne, d’être trotskyste pour être historien.

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