Anticapitalisme Manifestation gilets jaunes

“Il y a tout ce que vous voulez aux Champs Elysées”

Le 26 mars 2019, négociant·e·s en matières premières et banquiers·ères se sont réuni.e.s à Lausanne pour la huitième fois consécutive. Plus de 300 personnes ont manifesté pour dénoncer le pillage organisé des matières premières auquel la Suisse participe allègrement [1]. Des slogans ont résonné dans les rues lausannoise - “Sauve la planète, mange un capitaliste”, « Arrêtons les traders, ouvrons les frontières », « Partagez les richesses, sinon ça va péter » - et quelques barrières de la police ont été renversées sans pour autant inquiéter l’implacable vol organisé qui se négociait à l’hôtel Beau-Rivage de Lausanne. La machine néocoloniale broient des vies, saccagent la planète et continue de piller en toute impunité les ressources mondiales. Or malgré cette ignominie, lorsque l’on tape le mot pillage dans l’onglet "actualité" du grand algorithme mondial ennemi, la première page est inondée par des articles liés aux évènements qui ont eu lieu à Paris le 16 mars 2019 aux Champs-Elysées.

Ne fonctionnant pas avec les mêmes algorithmes, Renversé vous propose un article publié intitialement sur le site acta.zone qui revient sur l’Acte XVIII du mouvement des gilets jaunes et propose une vision différente de celle martelée par les médias dominants.

Paris |

L’Acte 18 a été marqué par la destruction massive des enseignes de luxe sur les Champs-Élysées, ainsi que la réappropriation généralisée et systématique de tout ce qui s’y trouvait. Face à l’offensive médiatique actuelle qui décrit ces vols comme les actes de pilleurs et pilleuses apolitiques, nous souhaitons restituer notre version de la journée de samedi, en guise d’éloge politique du pillage populaire.

En rentrant samedi soir, on va sur BMFTV, petit plaisir coupable de voir transpirer les éditorialistes : on n’est ni déçu.es ni surpris.es, le même discours convenu s’épuise à imposer sa lecture criminalisante, s’acharne à construire la panique autour des fameux casseurs. Dans le langage médiatique, les gilets jaunes sont autant de foules sauvages, de voyous, de vandales, qui saccagent, pillent et brûlent dans un déferlement de violence qui ferait pâlir les organisations terroristes les plus ambitieuses. Les médias redoublent de superlatifs, aucun mot n’est assez fort pour caractériser la situation : pour France TV Info “la plus belle avenue du monde [est] dévastée”, pour Le Monde c’est un “déferlement de rage”. Alors, devant les images de catastrophe du Fouquet’s en flammes, devant BFM, on se dit que les gilets jaunes ont quand même la classe.

Les médias, chiens de garde du pouvoir et de la propriété privée

Le lexique de la sauvagerie préside : des “assassins” aux “saccages” en passant par les “complices”, les Champs-Elysées se transforment en territoire de guerre chaotique, envahie par des raids vikings et des hordes de barbares en masque à gaz. Ce qui se joue ici, c’est la dépolitisation de l’émeute d’une part, la déshumanisation des manifestant.es d’autre part. Il s’agit pour les médias de présenter le pillage et la destruction comme des actes incompréhensibles, réalisés sous l’emprise d’une foule haineuse, comme si les gens étaient devenus fous.

Si les médias sont bien obligés de reconnaître un caractère politique à la casse de banques, dans le cas des grands magasins des Champs il est plus facile pour eux de dresser un nouveau portrait du.de la manifestant.e : celui du pilleur qui voudrait seulement s’en mettre plein les poches. Ainsi, l’Obs fait bien la différence entre “l’ultra gauche”, représentée par “ceux qui ne veulent que soulager une brutalité à laquelle n’importe quel prétexte idéologique ou revendication catégorielle pourrait servir de drapeau circonstanciel” d’un côté, et “quelques casseurs (…), c’est-à-dire des opportunistes qui en profitent pour faire leur marché” de l’autre. Toujours le même imaginaire envahit les lignes éditoriales, y compris dans la distinction entre “l’ultra-gauche” et “les casseurs”. Un imaginaire absolument colonial et raciste, qui vient construire les révolté.e.s comme des “envahisseurs”, des étrangers (donc pas des “vrais Gilets Jaunes”), des “sauvages” – au sens de “à civiliser”. Les révolté.e.s font partie des “classes dangereuses”. Aux États-Unis mais aussi dans beaucoup de pays du Sud ou sinistrés, les termes de looting (pillage) ainsi que les vocabulaires de “l’émeute” sont convoqués à volonté par les médias et la police, pour dépolitiser toute forme de révolte, d’auto-organisation et d’auto-défense des quartiers populaires et des populations non-blanches qui se révoltent. Dans ce jeu-là, les médias se font les relais de la propagande policière, celle bien analysée par Mathieu Rigouste dans sa généalogie esclavagiste et coloniale (dans La domination policière). Toutes les techniques de maintien de l’ordre se sont fondées “à partir de répertoires coloniaux” et esclavagistes :

L’une des ancêtres de la police moderne, la maréchaussée, a été fondée sur la plantation esclavagiste pour chasser les marrons. Auto-organisés en réseaux, les anciens esclaves en fuite pratiquaient le sabotage et la destruction des biens des maîtres. Ils étaient représentés comme des bêtes sauvages pour justifier qu’on leur donne la chasse. Car en plus de combattre l’ordre plantocratique, au bout de leurs fuites, les marrons n’ont jamais cessé de rejoindre ou de créer, de faire vivre et de défendre des communes libres et autonomes. - Répressions et résistances, Entretien avec Mathieu Rigouste

Au lieu de la noble révolte, celle dont parle la République à travers les tableaux de Delacroix et la prise de la Bastille, « la mise en scène de “l’émeute” » sert à « dépeindre les insoumissions des dominés comme une forme de sauvagerie » et « fournit une arme politique pour soumettre les damnés intérieurs »2. Et la construction de la sauvagerie justifie ainsi la “chasse”, les violences policières, et donc la domination par la violence.

Ceux et celles qui ont décidé de condamner moralement ce qui s’est passé samedi ont choisi le camp de l’ordre établi dans cette guerre sociale. Les médias bourgeois jouent leur rôle de chiens de garde, mais d’autres se dévoilent, comme le journal L’Humanité, qui réduit ces actes – de révoltes de classe – à des “exactions”. S’iels sont choqué.e.s par les pillages, nous sommes, nous gilets jaunes, choqué.e.s que ces pillages n’arrivent pas plus souvent, vu l’obscénité des objets et des prix affichés dans les vitrines.

Alors c’est qui les pilleurs ?

Tout ce discours contribue à retourner la responsabilité, et à effacer le fait que le pillage est d’abord massif, structurel : capitaliste, colonial et néocolonial. Car qui pille ? Qui a spolié les terres et qui collabore encore avec plaisir avec des pays esclavagistes comme la Libye ? Qui continue la colonisation en intervenant au Tchad ? Hugo Boss a fait fortune grâce aux nazis, et eux-mêmes ont tiré leur entreprise génocidaire des pratiques coloniales3. Les premières malles Vuitton n’ont-elles pas servi les colons et accompagné les “voyages” des “explorateurs” et leurs génocides coloniaux ? Louis Vuitton ne tenait-il pas son stand à l’Exposition Coloniale ? Aujourd’hui, LVMH, qui possède Louis Vuitton et Bulgari, a fait exporter à Madagascar une partie de la production pour certaines de ses filiales. Non-content d’exploiter des ouvrier.e.s en France, le groupe profite de la persistance des rapports coloniaux pour exploiter les ouvrier.e.s non-blanc.he.s dans les anciennes colonies françaises. Le Groupe Barrière, à qui appartient le Fouquet’s, n’a-t-il pas installé des hôtels de luxe à Marrakech, ainsi qu’un confortable casino à Abidjan pour donner du repos à tous les néo-colons venus faire leur argent sur les dos et avec le sang des ivoirien.ne.s ? Les Champs-Elysées sont le théâtre chaque année d’un 14 juillet qui célèbre sa grande armée coloniale, celle qui viole des enfants en Centrafrique. Doit-on continuer la liste ?

@KatyushaRyzh

Mois de mars : augmentation spontanée du SMIC

Pourtant, à rebours de ce que répètent les médias et les syndicats de police, nous y avons senti des actes logiques, préparés ou non, mais stratégiques et politiques. Ce 16 mars, nous avons observé une immense opération de redistribution et de partage, un grand marché gratuit, la réappropriation populaire et joyeuse de ce qui est produit avec la sueur des pauvres.

Compliqué de faire les courses 
quand le supermarché est dans le camp adverse - Maes, Mal à la vie

Cette opération répondait d’abord à des nécessités matérielles et représente avant tout une contestation active du système de production capitaliste et de l’inégalité entre les classes sociales : les beaucoup sont pauvres et exploité.e.s, les peu sont riches et exploitent, donc les beaucoup prennent aux riches et redistribuent entre les pauvres. Les Gilets Jaunes, c’est la révolte de ceux et celles qui sont contraint.e.s de travailler pour survivre et qui, même avec ça, n’ont pas assez d’argent pour finir le mois. Piller les magasins des Champs-Elysées, c’est un moyen de subvenir à ce manque d’argent sans se faire exploiter. L’ISF a effectivement été prélevé à la source, avec une bonne partie de marchandises volées. On espère que les sacs, habits, bijoux récoltés permettront à beaucoup de compléter leurs salaires, et, qu’en attendant des concessions sociales de la part du gouvernement, cette auto-augmentation du SMIC signifiera une fin de mois de mars plus sereine.

Au-dessus de leurs lois
. Puisqu’on nous a toujours reniés
. Nous on y croit
. Les derniers seront les premiers - Lunatic, “Introduction”, Mauvais Oeil

Cette grande fête de la gratuité était aussi une riposte face à la violence de ces lieux, grandes vitrines des boutiques de “luxe” et de “prestige”. Toutes ces marchandises qui sont faites pour les riches et uniquement pour eux : autre moyen d’asseoir sa domination de classe par l’indécence. Car il est indécent de payer une nuit au Fouquet’s 15000€ quand des gens crèvent dans la rue. Cette violence directe se double d’une violence symbolique : les pauvres n’ont pas le droit de cité dans ces endroits, ne peuvent pas rentrer chez Hugo Boss ou au Fouquet’s sans qu’on leur fasse sentir que ce n’est pas leur place, ou qu’on les raccompagne directement à la sortie s’iels ont l’air trop pauvres, ou s’iels sont noir.e.s ou arabes.

Or c’est bien là le problème avec ce qui s’est passé samedi, c’est ça qui fait horreur aux riches : si tout le monde a accès au luxe, ça n’est plus du luxe. Symboliquement, les pillages de samedi, c’est encore une manière de retourner la domination de classe. Ça permet de leur faire comprendre que ce avec quoi iels essayent de faire saliver, l’opulence qu’ils veulent vendre, quand les Gilets jaunes en ont envie, iels l’arrachent d’un coup, sans demander, et en les faisant trembler. Les Gilets jaunes ne pillent pas pour se conformer à leur idéal de luxe, mais pour détruire leur modèle, parce que leur idéal les écrase. Iels brûlent le Fouquet’s pour que plus personne n’y soit jamais humilié. Ces lieux qui leur sont habituellement interdits, samedi les gilets jaunes en étaient les rois et les reines.

Ces grandes marques voudraient faire rentrer les Gilets jaunes dans leur modèle de jouissance, mais leur bonheur vient d’ailleurs, comme l’a compris l’Obs : “les casseurs sont passés à l’acte. Telle est leur jouissance.” Les pillages se sont faits dans l’allégresse, collectivement. Hugo Boss a été saccagé, et les vêtements lancés à tout le monde, en surgissant des vitrines brisées du magasin comme des feux d’artifice. Devant le Bulgari, c’est toute la foule qui s’est attelée à décrocher l’immense plaque de métal, et qui l’a portée pour la lancer sur les flics. Des jeunes étaient surexcités d’avoir trouvés des maillots du PSG, dans la nasse des groupes jouaient au ballon (également volé), un père se réjouissait des cadeaux qu’il allait pouvoir ramener à son fils, chacun.e échangeait ses trouvailles en fonction des tailles et des goûts. La jouissance gilet-jaunée ne vient pas du profit individuel. Tout le butin était joyeusement partagé entre tous et toutes. La jouissance gilet-jaunée vient de la prise de conscience d’une force collective…aux cris de “Révolution !”.

Les pilleurs furent pillés. Ils ont eu peur, et la police a été maintenue à distance. Les grands organisateurs des plus grands saccages historiques systématisés ont goûté un peu au retour de bâton. S’ils s’en sont offusqués, tant mieux. Le temps d’un après-midi, le monde fut remis à l’endroit.

Des gilets jaunes parisien.ne.s

P.S.

Article glané sur le site https://acta.zone/

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