Le 27 avril 2015, Baltimore est entrée en éruption. La pire émeute urbaine frappant une grande ville des États-Unis depuis celle de Los Angeles en 1992. De nombreux bâtiments ont été pillés, d’autres brûlés. Le nombre d’immeubles en flammes a été si important que la ville a dû réquisitionner les casernes de pompiers des comtés environnants. Le gouverneur du Maryland a fait appel à la Garde nationale, tandis que le maire de Baltimore a mis en place un couvre-feu nocturne de cinq jours.
Si les origines et le déroulement des émeutes ont quelque chose de familier, on y trouve également des aspects inédits par rapport à celles de 1992 à Los Angeles. Dans West Baltimore, épicentre de l’émeute, les taux de mortalité infantile égalent ceux du Belize ou de la Moldavie (selon une étude de la Johns Hopkins School of Public Health2). Concernant l’espérance de vie, il existe un fossé de vingt ans entre les zones les plus riches de la ville et les plus pauvres3. C’est dans cette misère sociale que s’est enracinée une économie de la drogue violente et florissante.
Pendant des années, le trafic de drogue se réduisait à la rivalité des gangs locaux s’affrontant pour des territoires. Mais au cours de la dernière décennie, ce commerce s’est structuré, avec l’irruption de cartels plus grands et ambitieux. La Black Guerrilla Family – ainsi nommée en référence à un obscur groupe nationaliste noir des années 1970 implanté dans les prisons californiennes – a par exemple mis en place une stratégie d’organisation élaborée, impliquant des groupes infiltrés au cœur des collectifs d’actions communautaires, au plus près de la rue. Elle a également publié un manifeste de développement personnel pour entrepreneurs qui a bénéficié de l’approbation publique de certains fonctionnaires haut-placés dans l’administration scolaire (dont celle d’un ancien candidat à la mairie) – lesquels n’étaient pas au courant de son lien avec les gangs4.
Intervention de la police après qu’un homme a reçu une balle dans la jambe, Bloc 1600 de Gilmor Street dans le voisinage de Sandtown-Winchester à Baltimore, Maryland, 4 juin 2015. Photo Drew Angerer.
La violence entre gangs et policiers
Il fut même un temps où la BGF (ainsi qu’on l’appelle dans les quartiers pauvres) avait pris le contrôle de la prison municipale, le Baltimore City Detention Center, enrôlant les agents pénitentiaires pour y faire entrer drogue, téléphones portables et argent. Au point que l’un des principaux dirigeants de la BGF avait mis enceinte deux surveillantes du centre de détention, lesquelles se sont tatouées son nom sur le bras. Depuis, le centre de détention a fait l’objet d’une intervention policière, le contrôle a été rétabli, mais l’épisode montre l’étonnante efficacité et l’ambition du BGF. (Je connais une femme qui travaillait au département médical d’admission de la prison pendant la prise de contrôle du BGF. Elle a pris conscience qu’il s’y tramait quelque chose quand elle s’est rendu compte de la présence parmi les détenus de soi-disant SDF, lesquels étaient en fait des agents de police infiltrés. Elle les démasquait aisément : même si leurs habits étaient sales et usés, leurs chaussettes étaient toujours propres)5.
La police et les gangs se livrant au trafic de drogue entretiennent une relation fusionnelle. Pour la première, les seconds sont devenus un moyen de réclamer plus de financement, de moyens d’intervention et d’autorité. De leur côté, les gangs utilisent la police pour « balancer » des rivaux et s’approprier des marchés à leurs dépens. La corruption est très répandue dans la police et beaucoup d’officiers touchent des pots de vins. Certains vendent même de la drogue.
La brutalité policière est une autre réalité quotidienne. La ville a dû payer 5,7 millions de dollars de réparation aux victimes pour la seule période 2011-2014. Et cela n’est probablement que la partie émergée de l’iceberg, étant donné que nombreux sont ceux qui ne possèdent ni les ressources financières ni la persévérance nécessaires pour se lancer dans une bataille judiciaire contre un système que beaucoup considèrent – avec raison – comme leur étant totalement défavorable. Parmi les victimes, on trouve entre autres une grand-mère de 87 ans qui s’est fait déboîter l’épaule quand le flic qui l’arrêtait l’a balancé à terre6. Entre juin 2012 et avril 2015, le personnel médical de la prison municipale de Baltimore a refusé d’admettre en son sein 2 600 personnes parce que leurs blessures ou maladies étaient trop graves pour être traitées en prison. Il est vrai que la plupart des problèmes de santé relevés préexistaient avant l’arrestation. Mais 123 de ces cas impliquaient un traumatisme crânien, signe indiquant généralement une arrestation mouvementée par la police7.
Le niveau de violence frappant les rues a quant à lui atteint des proportions inquiétantes. Bousculer accidentellement quelqu’un sur un trottoir peut valoir de recevoir une balle dans la tête. Les fusillades ont affecté quasiment toutes les familles noires des quartiers pauvres de Baltimore, et même certaines en dehors de ces ghettos. D’ailleurs, aussi bien la maire de Baltimore (Stephanie Rawlings-Blake) que le président du City Council (Bernard « Jack » » Young) ont eu certains de leurs proches abattus dans la rue8.
Tout le monde assiste à ces fusillades, mais plus personne n’est là quand il s’agit de témoigner ou d’identifier les tireurs. La raison en est à la fois compliquée et facilement compréhensible. Vous n’avez pas seulement à vous inquiéter des représailles – ce qui n’est au demeurant pas une crainte vaine, comme l’a montré l’attaque aux bombes incendiaires menée contre la famille Dawson sur East Preston Street, qui a fait sept victimes, parce que la mère avait pris position contre le trafic de drogue dans son voisinage –, il vous faut également vous méfier de la police. Difficile en effet de savoir quel flic est corrompu et fera tourner votre nom auprès du gang. Les rumeurs règnent dans les rues de Baltimore, certaines erronées et d’autres véridiques. Dans l’ombre, prolifèrent des individus ayant tout intérêt à promouvoir la désinformation. Comment deviner ce qui est vrai et ce qui est « du flan » ?
Gamins regardant passer la Marche pour Freddie Gray, Laurens Street, Baltimore, 21 avril 2015. Photo Drew Angerer.
« Crains ton voisin »
Il résulte de tout cela une méfiance généralisée et justifiée envers la police. Cette dernière interprète en retour le refus de collaborer des résidents comme de la complicité. Traitant chaque habitant comme un potentiel ennemi, les flics en viennent, dans des zones comme West Baltimore, à agir de la même manière que les troupes américaines au Vietnam s’attaquant aux hameaux villageois : tout le monde est un Viet-Cong potentiel. L’adoption par la ville d’une politique de tolérance zéro et les décennies de ratages concernant la guerre à la drogue n’ont fait que jeter de l’huile sur le feu. Car une arrestation n’a pas seulement des conséquences à court terme – votre dignité s’en trouve niée –, mais implique également des effets sur le long terme, notamment la difficulté à se faire embaucher dans de nombreux boulots, surtout dans le secteur des services.
Or le rejet cinglant et mérité de la police n’est qu’un aspect du déficit généralisé de confiance sociale, qui agit comme un mécanisme à la fois de survie et de défense. Il se dresse contre toute forme d’action politique ou collective au sens traditionnel du terme – même les approches les plus gauchistes. Au quotidien, cette défiance se manifeste sous une forme pernicieuse. Une femme avec laquelle j’ai travaillé refusait par exemple de faire des dépôts directs à la banque, parce qu’elle n’était pas sûre qu’« ils » n’allaient pas tenter de la voler. Elle préférait la sécurité d’un chèque. Dans mon boulot actuel, les émissions les plus populaires auprès des femmes africaines-américaines d’âge moyen sont les « documentaires » sur des crimes réels, telles que la bien nommé « Crains tes voisins », qui met en scène des crimes impliquant des personnes proches des victimes : l’amant qui se transforme en tueur sans prévenir, les voisins qui sont en fait des tueurs et violeurs en série, le pasteur marié depuis des lustres qui vole son église pour financer l’addiction au crack d’une petite amie adolescente… Tout cela a été bien résumé par une femme que j’ai un jour entendu dans le métro s’écrier avec angoisse et à tue-tête : « Ta famille te baisera encore plus que tes amis ».
La mort frappe souvent de manière aléatoire dans la rue. Cela permet également d’expliquer en partie l’explosion de colère concernant les cas de brutalités policières. Évoquant le taux de meurtres très élevé à Wilmington dans un entretien au Wall Street Journal, Hanifa Shabazz, porte-parole du Delaware City Council a en ce sens affirmé que « vous ne savez savez jamais ce qui risque de vous arriver ou qui sera la prochaine victime9 ». Au moins, avec la police, vous savez qui blâmer, tandis que lors des fusillades liées à la drogue dans les quartiers pauvres, on ne sait pas contre qui se retourner. C’est ainsi que les protestations contre la brutalité policière sont devenues de facto des soulèvements contre un mode de vie dans son ensemble. C’est l’une des nombreuses réalités cachées derrières les émeutes de Baltimore.
Peinture murale de Freddie Gray (réalisée après sa mort), près du quartier de Gilmor où Gray a été arrêté, au voisinage de Sandtown-Winchester, 5 juin 2015. Photo Drew Angerer.
Le cauchemar états-unien
Pour les plus jeunes, les pressions sociales montent d’un cran. Les reality shows diffusés sur BET et VH1 mettent en scène la fabuleuse richesse des magnats du hip-hop tels que Kanye West et Rick Ross, avec leurs divers palaces et voitures de luxe, leurs nuits dans les clubs de strip-tease d’Atlanta, le cognac coulant à flot, tout un monde de biens matériels et de plaisirs sans fin qui ne seront jamais accessibles à West Baltimore, même dans un millénaire.
West Baltimore est bondé de jeunes aspirants rappeurs, vendant leurs CD faits maison aux coins des rues, concoctant leurs mix tapes dans la cave de leur grand-mère, dealant un peu d’herbe ou de coke à côté, espérant le grand succès. Leur situation n’a rien à voir avec celle de la génération précédente, où si tu ne pouvais pas chanter comme David Ruffin, tu te rangeais en te tournant vers un boulot monotone et bien payé à l’usine Chrysler. Via la démocratisation de la technologie musicale, le hip-hop a transformé toute personne dotée du bon flow et des breaks adaptés en star potentielle. Il n’y a après tout pas grand-chose séparant les capacités d’un Puff Diddy ou d’un Jay Z de celles de n’importe quel môme de West Baltimore.
Par ailleurs, tout le monde sait qu’il n’y a plus de jobs type Chrysler disponibles, mais juste des emplois précaires, dégradants et mal payés – serveurs dans un fast-food ou employé dans un hôtel pour riches touristes. Et puisque vous ne vous imaginez pas dépasser les 25 ans, il semble plus logique de vouloir tout vivre, tout de suite. Les émeutes de Baltimore n’étaient pas simplement celles de l’armée de réserve des travailleurs. Elles étaient tout autant, voire plus, les émeutes de l’armée de réserve des consommateurs – selon l’expression poignante d’un criminologiste britannique.
Cette omniprésence de la consommation et des marques a un effet contradictoire. D’un côté, elle met à jour le désir, évidemment perverti, d’obtenir davantage de la vie. D’un autre côté, elle implique une privatisation de ce même désir. L’identité disparaît devant le désir de possession – le reste n’existe plus. Ce désir de possession devient partie prenante d’une lutte pour la survie et le succès. Tout gauchiste estimant que les pillages sont le signe d’une attaque en règle contre la propriété privée serait rapidement désenchanté s’il tentait de reprendre les marchandises volées des mains d’un pilleur.
Les demandes de la gauche concernant le chômage et la réouverture des centres de loisir (beaucoup de ceux de Baltimore ont été fermés ou vendus il y a quelques années) où les mômes peuvent jouer au ping-pong et aux jeux vidéos manquent malheureusement leur cible. Oui, la pauvreté et le chômage jouent bien un rôle majeur. Mais ces facteurs matériels passent par le filtre de rêves et d’espoirs qui ne seraient même pas satisfaits si un boulot à 25 $ de l’heure avec de bons avantages tombait du ciel. Cette impatience et cette insatisfaction pavent la voie à de futurs conflits, lesquels pourraient se conclure par d’autres troubles dans les rues. Ou bien tout aussi facilement dégénérer en rixes éclair entre East et West Baltimore dans la zone portuaire.
Les plus âgés ont recours à diverses lectures de la situation. N’importe quelle personne d’âge mûr se souvient de la dévastation engendrée par les émeutes de 1968, et de la décennie de désengagement qui a frappé Pennsylvania Avenue, W. Baltimore Street et Gay Street dans l’East Side, avec ces devantures qui restaient calcinées ou barricadées de planches, et qui, pour certaines d’entre elles, le sont toujours. Si vous êtes encore plus vieux, vous vous souvenez de l’époque où Pennsylvania Avenue et la 125th Street abritaient des hauts lieux de culture luxueux, tels que le Royal Theater où se produisaient des acteurs comme Moms Mabley, Redd Foxx et Pigmeat Markham. D’autres se rappellent de leur père, qui travaillait sur les fours à charbon de Bethlehem Steel, la tâche la plus salissante et dangereuse de Sparrows Point, réservée aux travailleurs noirs : il se rendait toujours au travail en costume-cravate, pour préserver sa dignité. Bref, pour les plus vieux, les jeunes semblent emprunter une voie diabolique vers l’auto-destruction.
Pour couronner le tout, il y a cet autre facteur, la profonde férocité de l’environnement, l’absence d’espoir. Certaines institutions sociales telles que les syndicats et les groupes communautaires se sont retirés du paysage, tandis que les autres ont basculé vers une approche différente, à l’image de l’Église, qui, loin de l’évangélisme sudiste enraciné dans des pratiques sociales, se complaît aujourd’hui dans une forme d’évangélisme de la richesse. Une transformation symbolisée par l’essor de méga-pasteurs télévisés tels que T.D. Jakes. La situation sociale est devenue une version exacerbée de l’« encerclement vital » qu’Earl Shorris décrivait dans son livre du début des années 1990 au sujet de la pauvreté américaine : New american blues. Utilisant la métaphore d’animaux encerclés par des prédateurs et ne tentant pas de s’enfuir, Shorris comparait la situation désespérée des pauvres américains à un « encerclement » quotidien.
Le peuple contre-attaque
Voilà en partie ce qui a entraîné l’explosion sociale de Baltimore après la mort de Freddie Gray. Ce tableau trouvera d’autres résonances violentes dans les années à venir. Gray a été soumis à ce que les flics appellent un « Rodeo ride » : les suspects sont conduits à toute vitesse dans les rues pour engendrer une impression d’impuissance et provoquer la coopération. Lors de ce rodéo, à un moment que personne ne parvient à pointer, la moelle épinière de Freddie Gray s’est brisée. Sa mort s’ajoute à d’autres événements similaires, à l’image du décès de Tyrone West en 2012, mort d’un problème cardiaque lors d’une bousculade avec la police.
Dans la plupart de ces cas précédents, il y avait eu quelques manifestations rageuses suivies d’un rapide retour au silence. Pourquoi la mort de Gray a-t-elle donné lieu à des émeutes et pas les autre ? ─ voilà qui reste mystérieux, mais il est avéré que la couverture médiatique des émeutes de Ferguson en août 2014 a joué un rôle. Désormais, affronter la police dans la rue n’était plus quelque chose d’abstrait : vous l’avez vu à la télé l’année précédente. Si défier les flics n’était toujours pas socialement acceptable, cela devenait banal.
En réponse au décès de Gray, les jeunes ont alors utilisé les réseaux sociaux pour se donner rendez-vous dans les heures suivant l’événement à Mondawmin, vieux centre commercial situé à la frontière de West Baltimore. Pour certaines critiques, il n’y avait rien de politique dans ces émeutes, puisque de nombreux rassemblements discrets s’étaient déroulés à ce même endroit les années précédentes : des jeunes avaient déjà dévalisé ces magasins, attaquant des passants anonymes ou se battant entre eux10. Il y a peut-être une part de vrai dans ce constat, mais il omet un fait important : même si la première impulsion n’était pas politique (ce qui est déjà dur à argumenter), une fois que les confrontations se sont généralisées hors de Mondawmin, tout est soudainement devenu très politique – quelles qu’aient été les intentions conscientes des émeutiers.
Dans les quelques heures qui ont suivi, les jeunes ont mené une bataille rangée avec une police prise au dépourvu, lui jetant des pierres, des briques, des bouteilles, et tout ce qu’ils avaient sous la main. Les magasins de Mondawmin ont été fracturés et pillés. Cette nuit-là, il y a eu d’importantes batailles de rues et nombre d’incendies dans toute la ville. Des voitures de police ont été brûlées, des magasins pillés. Il est vrai que les émeutes de 2015 n’ont pas atteint le niveau de celles de 1968, avec moins de zones de la ville réduites en ruines. Mais la Garde nationale a été appelée en renfort, un couvre-feu instauré. Jusqu’au FBI qui a envoyé des avions pour surveiller discrètement l’agitation. Bilan final : 200 magasins pillés, 200 personnes arrêtées et 150 départs d’incendie, incluant celui ayant frappé un centre destiné aux personnes âgées les plus pauvres, sur le point d’être inauguré, ce qui a rendu furieux beaucoup de vieux habitants du coin11.
Il est difficile de savoir à quel point l’ensemble des événements a eu un effet sur les jeunes de West Baltimore qui ont impulsé les émeutes. Leurs voix sont restées en grande partie inaudible, et ceci malgré une grosse couverture médiatique. Les porte-parole choisis par les médias pour représenter la jeunesse étaient bien souvent des étudiants noirs légèrement plus âgés, qui avaient organisé les manifestations autour de Ferguson et d’Eric Garner [mort à New York en 2014 suite à son arrestation par un policier, NdT], et qui par conséquent savaient davantage comment se comporter avec les médias – même s’ils ne faisaient pas eux-mêmes partie des rangs des émeutiers.
Reste que soudain, les jeunes gens de West Baltimore étaient écoutés, même si ce n’était que par le prisme de leurs actions. La société leur prêtait attention. CNN leur demandait ce qu’ils pensaient. De jeunes anarchistes leur fournissaient des bouteilles d’eau et des informations légales. Des étrangers d’autres villes organisaient des manifestations de soutien. Pour nombre d’entre eux, cela a dû être une expérience bouleversante, fondamentale, qui va subtilement se diffuser dans l’usine sociale de la ville pendant des années.
Au cours de cette semaine tendue, la police s’est encore davantage discréditée, notamment via les déclarations du préfet de police Anthony Batts, qui a affirmé que des mystérieux et anonymes « agitateurs extérieurs » avaient envahi Baltimore pour infiltrer les zones d’émeute. Et d’expliquer ensuite que des sources travaillant dans le renseignement auraient révélé une menace planant sur les officiers de la ville : des gangs rivaux tels que les BGF et les Crips auraient décidé de s’unir pour en « éliminer » certains en réponse à la mort de Gray. (Il s’est avéré en fait que les BGF et les autres gangs rencontraient à ce moment-là les responsables locaux des églises et les officiels de la mairie pour tenter de calmer la situation12.)
Plus tard dans la semaine, le procureur général de Baltimore annonçait la mise en inculpation des six flics impliqués. Cette décision a été considérée à juste titre comme une victoire, et les rassemblements de protestation se sont soudain changé en célébrations spontanées. Quelques jours plus tard, la maire Stephanie Rawlings-Blake demandait au département de la Justice de continuer dans cette direction et d’enquêter sur les violations systématiques de la loi dans les comportements de la police. Suite à ces deux avancées, les manifestations se sont dissipées. La marche nationale organisée le lendemain des mises en examens, à laquelle avait appelé Malik Shabazz, membre des Black Lawyers for Justice et ancien dirigeant du New Black Panther Party, n’a rassemblé que quelques milliers de personnes, malgré l’annonce par Shabazz qu’il y aurait 10 000 participants marchant sur West Baltimore. Un rassemblement réclamant l’amnistie de tous les émeutiers n’attirait quant à lui que quelques douzaines de personnes, le 16 mai suivant. Désormais, les rues sont calmes.
Peinture murale de Freddie Gray (réalisée après sa mort), près du quartier de Gilmor où Gray a été arrêté, au voisinage de Sandtown-Winchester, 5 juin 2015. Photo Drew Angerer.
Noirs contre Noirs, classe contre classe
Nul doute que les mises en examen et les enquêtes du département de la Justice ont constitué un moyen, pour la classe politique noire gouvernant Baltimore, prise au dépourvu, de rétablir le contrôle via quelques concessions. Dans les mois à venir, il y aura à coup sûr des événements orchestrés en ce sens, telles que les nébuleuses conférences « Youth Empowerment », destinées à « soigner » la ville et à évoluer dans une direction « positive » (à savoir élire davantage de Démocrates).
Ce point permet de souligner l’un des aspects les plus importants des émeutes de Baltimore, que peu d’observateurs ont noté. Elles ont été la première rébellion éclatant dans une grande ville gouvernée par des politiciens noirs. Baltimore n’est en rien Ferguson, où l’on trouve une couche minoritaire de politiques blancs établis régnant sur une population majoritairement noire et privée du droit de vote. Baltimore est au contraire gouvernée par une majorité noire depuis plus d’une décennie.
Pourtant, durant la longue marche vers le pouvoir menée par la classe politique noire via le Parti démocrate, il y a eu très peu de changements dans des zones comme West Baltimore. En fait, les choses vont de pire en pire, et peu d’efforts ont été faits pour réduire la brutalité policière systématique et le discrédit pesant sur les politiques. Les responsables noirs de Baltimore se contentent généralement de détourner le regard et de se consacrer à leurs propres intérêts en négociant une meilleure représentation de « la communauté noire ». Ainsi que le formulait Adolph Reed avec tant de flair en 1979 dans son attaque du concept de « communauté noire » : « Cette classe de “leaders” tend à généraliser leur propre intérêt puisqu’ils appréhendent leur légitimité et leur intégrité via une conceptualisation monolithique de la vie noire. En effet, cette conceptualisation est apparue dans la mythologie unitaire du nationalisme noir à la fin des années 1960. La représentation de la communauté noire en tant que sujet collectif dissimulait parfaitement le système hiérarchique qui sous-tendait les relations entre “dirigeants” et “dirigés”13 ».
À Baltimore, cela a mené tout droit au comportement de la précédente maire, Sheila Dixon, une populiste qui savait aussi bien séduire les gros bonnets financiers du quartier d’affaires qu’aller serrer des mains dans les rues des quartiers pauvres. Elle a finalement été inculpée et destituée pour avoir volé une poignée de cartes de Noël avec bons d’achats destinées aux enfants SDF d’un refuge.
Il est trop tôt pour savoir si la leçon que les leaders noirs vont nous vendre, au même titre que les Blancs, aura des effets durables. Mais pour Freddie Gray, le fait que ses bourreaux du 11 avril aient été des modèles de « diversité » – trois Blancs et trois Noirs, des hommes et des femmes – n’a rien changé à l’affaire. Au final, ils ont tous agi en accord avec leur rôle social.
Photos : Drew Angerer / Baltimore Unrest.
1 Sélection de textes traduits en français aux éditions Verticales/Gallimard, 2003 : Street voice, paroles de l’ombre.
2 Voir cet article de Dan Diamond publié en 2015 : « Why Baltimore Burned ».
3 Ibid.
4 Voir cet article de Fenton J. et Neufeld S., publié dans le Baltimore Sun en 2009 : « Educators endorse Black Guerrilla Family gang leader’s book ».
5 Voir « How a Gang Called the Black Guerrilla Family Took Over Baltimore’s Jails », Peters, J., 2013, Slate.
6 « The Brutality of Police Culture in Baltimore », Friedersdorf C., 2015, the Atlantic.
7 « Baltimore city jail refused to admit nearly 2,600 injured suspects, casting doubt on police tactics : report », New York Daily News, 2015.
8 Voir cet article de J. Boradwater & Fenton, « Mayor’s Cousin Fatally Shot », publié en 2013 dans le Baltimore Sun.
9 Voir « Delaware’s Biggest City Struggles With High Murder Rate » de S. Calvert, 2015, Wall Street Journal.
10 H. McDonald, 2015, « Baltimore in Flames », City Journal.
11 Voir « After Cleanup from Baltimore Riots, Some Fear Economic Scars Will Linger », N. Sherman, 2015, Baltimore Sun.
12 Voir « Mayor, Commissioner Denounce Work Outside Agitators », de M. Puente & E. Green, 2015, Baltimore Sun. Ainsi que « Baltimore police say gangs ‘teaming up’ to take out officers » de J. Fenton, Baltimore Sun, 2015 et « Experts question gang involvement in riots », de D. et Al. Donovan, 2015, Baltimore Sun.
13 A. Reed, 1979, « Black Particularity Reconsidered », TELOS 39, printemps.
Par Curtis Price
Traduction par Émilien Bernard
Texte original publié par le Brooklyn rail, juin 2015.