“Nos villes ne sont pas un environnement hostile ou une prison gérée par nos ennemis. Celles-ci n’appartiennent pas au pouvoir et n’en sont pas le simple produit. Aimer nos villes et notre monde va de pair avec le désir de le transformer. Analyser la ville et ses transformations constitue un impératif indispensable pour ceux qui veulent y lire les lignes de l’innovation dans les sciences de l’exploitation et du contrôle social.
Cependant la pire des manières d’observer à contre-jour l’environnement urbain est d’oublier complètement la ville pour aller la chercher exclusivement dans ses narrations, si antagonistes soit-elles. Si nombre des auteurs des opuscules apocalyptiques sur la ville contemporaine l’avaient traversée, au lieu de fréquenter pendant des années le même banc avec les mêmes deux ou trois amis - ou s’ils l’avaient traversée de manière moins complaisante, moins extasiée - ils se seraient rendus compte que cette ville est un monde plus complexe et multi-facette que la compartimentation morale qui se cache dans n’importe quelle doctrine.
La vision que nous avons de la ville change complètement si elle est vécue comme un espace hétéronome construit et gouverné par une force adverse, ou si elle est vécue comme un champ de bataille dans lequel il est possible se positionner dans l’objectif d’avoir des répercutions et possiblement de gagner. Les sombres descriptions nihilistes de la métropole fournissent, par exemple, une image unilatérale et anxiogène de la réalité urbaine, qui est très peu partagée, au passage, par les sujets en chair et os du prolétariat urbain — ceux-là mêmes qui produisent le refus quotidien, les séditions métropolitaines, les révoltes. Les explosions de rage qui traversent les métropoles contemporaines ne sont jamais animées par la vision unilatérale de la ville qui imprègne les tracts distribués en manif ou dans les occupations par les maniaques de la paranoïa et les théoriciens de l’asocialité et du ghetto. Elles sont plutôt animées par l’idée de la ville comme un lieu où l’ennemi rôde avec circonspection.
La ville est disputée à chaque millimètre — et on ne dispute que les choses que l’on aime.
La métropole n’est pas un lieu d’expression du pouvoir absolu du capital, et sa structure n’est pas le fruit exclusif de ses plans : en elle se dépose à chaque fois et toujours, sur n’importe quel niveau, également notre sensibilité décolonisatrice et notre intelligence de classe. Le résultat qui se tient devant nous possède beaucoup de qualités et beaucoup d’espaces (physiques ou pas) qui sont notre produit commun, desquels il faut partir pour continuer la conquête. La ville est disputée à chaque millimètre — et on ne dispute que les choses que l’on aime. Souvent on isole les éléments relatifs au contrôle et à la supervision, et on n’identifie qu’en eux la notion de métropole, parfois en reléguant toutes les formes de refus et de résistance au règne d’un négatif présupposé mais qui n’est jamais problématisé, surtout en terme de force historique du présent — un négatif insaisissable. Ceci ne correspond pas, même de loin, au lieu social (et formel) ambivalent et multifacette qu’est la forteresse capitaliste dont nous promouvons l’assaut interne. Un assaut qui est déjà à l’œuvre, et bien au-delà de nos intentions.
Police et asymétrie
Les conceptions apocalyptiques de la ville produisent des visions défaitistes et promeuvent une conception dématérialisée du conflit. On prétend que le conflit « symétrique » avec un ennemi donné et, plus globalement, l’organisation révolutionnaire des multiples réalités urbaines, n’est désormais plus quelque chose que l’on peut réinventer ou reproduire, voire même que cela serait contre productif. Bien sûr, le caractère asymétrique des conflits urbains, aujourd’hui toujours plus technologique, est évident sur le plan militaire (sans que cela nous empêche de rappeler qu’une telle asymétrie existe depuis le début du 20e siècle, et qu’elle ne constitue donc pas en soi un trait saillant de notre époque). Cette donnée n’est dans tous les cas pas éliminable de l’horizon historique de la transformation, à condition bien sûr que l’on aborde cette question sérieusement. S’interroger de manière intelligente et sans préjudice sur les formes actuelles et futures de l’affrontement (comme, du reste, questionner dans leur réalité démystifiée, celles du passé) est fondamental ; mais d’un autre côté, tant le niveau d’analyse technico-scientifique que celui militaire attendent toujours d’être interrogés non du point de vue d’une victoire morale drapée de poésie et de défaite, mais du point de vue de la victoire matérielle.
À la police il faut donc effectivement se soustraire — là où c’est possible — en créant un quotidien fait de micro et de macro-réappropriations de la richesse sociale, utilisation libre des infrastructures et des transports, occupations d’habitations etc.
Le pire résultat qui pourrait naître du lien entre cette présupposée apocalypse urbaine et le refus du conflit est la théorisation du renoncement politique à tout affrontement avec la police. La police est un instrument de répression destiné à empêcher toutes sortes d’échappatoires vis-à-vis de l’espace juridique de la valorisation économique métropolitaine (sauf là où le pouvoir procède par d’autres formes, étrangères à la loi, là où la répression, policière ou non, advient à l’extérieur de cet espace). À la police il faut donc effectivement se soustraire — là où c’est possible — en créant un quotidien fait de micro et de macro-réappropriations de la richesse sociale, utilisation libre des infrastructures et des transports, occupations d’habitations etc. Cela n’implique toutefois pas que le pouvoir de cette institution doive être laissé intact, ou que l’on doive éviter un affrontement nécessaire et protéiforme avec celle-ci, dans toute la politicité que cela peut prendre.
L’affrontement avec la police, au contraire, doit avoir lieu, tant dans les moments ponctuels catalyseurs de rage par rapport à des abus spécifiques que dans les moments d’organisation générale et de masse en réponse à l’institution policière, construits sur son terrain même, celui de la force. Dans le cas des abus contre les jeunes ou les migrants — personnes passées à tabac, torturées, volées ou humiliées quotidiennement au cours de perquisitions, arrestations et contrôles — il est juste ne pas taire les nouvelles ou les témoignages, mais de les rendre publics, de les faire circuler sur Internet et, lorsque cela est possible, d’organiser une riposte. La couardise de la police est connue, et la multiplication de ces initiatives peut mettre sérieusement en difficulté la reproduction impunie et automatique des vexations et provocations dans nos quartiers.
Lorsque les violences de la police produisent des dommages majeurs, voire irréparables, il faut jeter sur la police tout le poids de ses actions, en associant quiconque soit prêt à se mettre en jeu, même si c’est sur une vague d’émotion, et organiser une riposte qui soit sociale de masse et déterminée, sans afflictions et renvois inutiles. La sous-évaluation politique d’épisodes de ce genre n’a pas d’excuses. Les avocats, les politicards, les bien-pensants qui invitent, sans trop expliquer pourquoi, au « calme », à la « prudence » ou même à « laisser la justice faire son travail » (en n’explicitant peut-être pas ce point de vue publiquement) sont d’une ingénuité coupable et finissent, même sans le vouloir, par faire le jeu de l’arrogance policière et de l’enfouissement.
Il n’est pas nécessaire, toutefois, que la police réalise un méfait pour que sa fonction de commandement soit remise en question. Une faiblesse politique caractéristique du prolétariat urbain contemporain est en effet que, trop souvent, il faut une tragédie pour que se développe une protestation de masse contre la police. La tâche de la subjectivité politique est de renverser ce schéma défensif, pour l’amener vers une position d’attaque. Agir sur un plan politique offensif ne signifie pas, dans cette phase, se retrouver en petit groupe et aller lancer un cocktail molotov devant un commissariat, exhibant par là-même la faiblesse du geste et propageant la certitude de l’irréparable isolement de la subjectivité révolutionnaire. Agir offensivement veut dire construire patiemment, avec méthode, les conditions afin qu’il soit possible de porter des attaques organisées et de masse aux fonctions de contrôle des forces de l’ordre.”