Culture - Contre-culture Cinéma

[Lausanne] L’Abri, un film pseudo-engagé

Il y aurait plusieurs manières d’aborder le documentaire du réalisateur lausannois Fernand Melgar sorti cet hiver sur l’hébergement d’urgence dans la capitale vaudoise. Descendre en flammes le film lui-même, critiquer la structure qui est montrée (l’abri protection civile de la Vallée de la jeunesse) ou dénoncer la politique de la ville de Lausanne en matière de bas seuil. Ce texte se propose de faire un peu de tout cela.

Lausanne |

Auprès du grand public, l’Abri passe pour un film engagé à caractère humaniste au motif qu’il aborde une réalité choquante mais peu connue des quidams, comme d’ailleurs les films précédents de Melgar (la Forteresse montrait le centre d’enregistrement pour requérant.e.s d’asile de Vallorbe et Vol spécial la prison de Frambois pour sans-papiers et requérant.e.s débouté.e.s en attente de renvoi). Mais pour les personnes qui connaissent de plus près les thématiques abordées, ces films provoquent plutôt l’impression de ne pas connaître les mêmes réalités.

La principale raison est sans doute la prétendue neutralité affichée par le réalisateur. Cette intention ressort autant de sa technique filmiques (caméra à l’épaule, il se met en retrait des protagonistes et se fait oublier pour mieux les filmer) que de ses prises de position explicites (« Je veux montrer au-delà de tout discours politique ou statistique la tragédie humaine [...] J’aimerais montrer la réalité brute et directe dans toute sa complexité et ses contradictions. »). Outre l’évidence que tout film documentaire opère nécessairement une mise en scène et ne reflète donc pas la « réalité brute » (b.a.-ba de l’étudiant.e de cinéma de première année), les films de Melgar révèlent une méconnaissance du terrain et des enjeux où il est difficile de déterminer ce qui relève de l’ignorance, de l’opportunisme ou de la mauvaise foi. Le cas de l’Abri ne fait pas exception. Pour peu que le réalisateur ait pris la peine de se documenter sur le sujet, ni ses choix ni le contexte ne sont explicités dans le film. Le public est invité à se faire un avis par lui-même sur une réalité tronquée en amont mais présenté comme allant de soi.

Rappelons qu’il existe depuis une vingtaine d’années à Lausanne deux structures d’hébergement d’urgence subventionnées ouvertes 365 jours sur 365, où les SDF sont accueilli.e.s de façon professionnelle dans des locaux équipés à cette fin : le Sleep-in géré par une association, et la Marmotte administrée par l’Armée du salut. Ces structures sont nées de longues années de lutte (en 1980, Lôzane Bouge revendiquait déjà un « dormitorium »).Tout comme leurs homologues du secteur social public, les instances subventionnées subissent depuis plusieurs années de fortes pressions de la part du politique, qui ciblent à la fois le personnel et les populations précaires.

Quant à l’abri PC montré dans le film, il n’a vu le jour que suite à la mort d’un SDF bien d’ici dans un parc en 2006, tragédie peu en phase avec l’image que la municipalité rose-verte souhaite donner de sa politique sociale. Géré sur mandat de la ville par ce qui s’apparente à des saisonnier/ères du travail social peu au fait des contingence de l’accueil bas seuil, il est ouvert seulement pendant les mois les plus froid de l’hiver et s’avère peu adaptée pour un accueil digne de ce nom. Mais il correspond probablement à ce que la municipalité entend quand elle affirme ne pas vouloir « créer un appel d’air ».

Le film de Melgar ne dresse donc pas un tableau de la « thématique des SDF », ni même de l’hébergement d’urgence à Lausanne. Il n’en montre qu’une des facettes la plus sordide. Il aurait mieux fait d’appeler son film « Le bunker », comme les usagers/ères surnomment cet abri anti-aérien en sous-sol qui tient plus de la prison que du lieu d’accueil. Beaucoup n’y tentent d’ailleurs leur chance qu’en dernier recours et préfèrent dormir dehors plutôt que de subir la promiscuité des pièces communes à lits superposés, sans fenêtre et sans aucune intimité. Les protagonistes du film ne représentent donc qu’une partie de l’éventail des SDF que l’on rencontre à Lausanne (il n’est par exemple pas question des femmes qui fuient la violence conjugale ou de ces retraités qui préfèrent vivre dans les bistrots et les structures à bas seuil plutôt qu’en EMS).

Pour qui connaît en tant soit peu la nature du travail social, il est choquant de voir dans l’Abri à quel point dans cette structure le premier contact semble se résumer à des barrières à bétail, un agent de sécurité plus ou moins fin selon les soirs (« si ça commence comme ça, ça va finir à la matraque »), les invectives et les empoignades physiques de la part des veilleurs/euses, assorties de la menace souvent exécutée d’appeler la police, ce qui est la pire manière pour construire un lien de confiance. Ce manque de professionnalisme transpire également dans d’autres scènes, même si l’on peut supposer que les veilleurs/euses font de leur mieux (et que je rentre dans la chambre avec une bombe de déo en lançant « c’est pas interdit de se laver » ; entretien de « conseil » face à des personnes pour qui il s’agit peut-être du premier contact avec la Suisse, …). Le summum est atteint avec les apparitions clownesques de l’intendant paternaliste de la protection civile, dont les discours totalement déplacés, malgré les perches que tentent de lui tendre ses subordonnés subordonné.e.s, montrent à quel point il vit dans un univers mental incompatible avec la fonction d’accueil.

Étonnamment, les réactions du public dont nous avons eu écho ont peut relevé ces aspects pourtant ultra-choquants et se sont limités à la symétrie consensuelle consistant à dire : « ce n’est pas facile pour les veilleurs non plus ».Dans son film précédent Vol spécial, le même type de mécanisme (humanisation des matons en mettant leurs soucis au même niveau que ceux des migrants détenus en vue de renvoi) a valu à Melgar de se faire traiter de fasciste lors de présentations publiques, critique qu’il affecte de ne pas comprendre.

Dans l’Abri, la principale récrimination de la part du public « progressiste » envers les autorités semble se cristalliser sur le fait que des personnes sont laissées dehors alors qu’il reste des lits vides dans l’abri. Or, à nos yeux, cette position fait l’impasse sur la qualité de l’accueil, sans laquelle le travail social ne consisterait qu’en une gestion de stocks humains. De plus, la revendication de places d’accueil supplémentaires ne ferait qu’institutionnaliser la précarité, à l’opposé de la théorie de la « spirale ascendante » vers des solutions durables soutenue à une époque par les autorités. Dans l’immédiat, à moins de vouloir délibérément créer des situations explosives, on ne peut pas entasser cent personnes dans quelques dortoirs, de surcroît avec du personnel déjà surchargé, mal préparé et poussé à prendre sur soi en raison de l’inexistence d’un cadre plus général pour les soutenir.

Du point de vue cinématographique, ce manque de cadre constitue par contre du pain béni pour exploiter la veine émotionnelle (p.ex. pousser le personnel à débriefer devant la caméra). Dans la même veine, on frôle parfois le voyeurisme (les parents roms qui préparent les tartines dans la voiture où la famille a passé la nuit ; le jeune Africain qui appelle sa maman pour la rassurer alors qu’il grelote dans un cabanon sur une friche abandonnée).Toutefois le film ne verse pas trop dans l’esthétisation de la misère à quelques exceptions près (le monsieur à barbe blanche qui fait la prière avant le repas).

On décèle bien dans les discours directs quelques dénonciations (« on est traités comme des animaux » ou la critique par les veilleurs/esues du coûteux logiciel supposé permettre une meilleure gestion des nuitées), mais on peine à comprendre ce que Melgar souhaite en définitive montrer au travers de son film, au-delà des drames humains dont il fait son fond de commerce. Tout en se profilant comme quelqu’un d’engagé, il prétend ne montrer que des images brutes (elles sont effectivement si brutes qu’elles font penser à un simple matériel préparatoire). Le problème est justement que les images ne parlent pas d’elles-mêmes. Dans l’Abri, elles ne font que conforter les opinions antagonistes pré-existantes,, plutôt qu’ouvrir un débat. Les humanistes y voient les manquements de l’État social, tandis que le municipal socialiste Tosato y voit la démonstration que la ville de Lausanne fait déjà beaucoup dans un contexte difficile. Les réacs concluront que trop d’argent est dépensé pour des gens ingrats et "pas de chez nous". Outre-Sarine, la presse ne cache d’ailleurs pas son étonnement en se focalisant sur ce dernier aspect (il est vrai qu’en Suisse allemande, le tri raciste à l’entrée des lieux d’accueil est la norme depuis de nombreuses années), ce qui fait passer à la trappe toute critique éventuelle envers la politique municipale en la matière.

Quant à nous, au contraire de ce mauvais documentaire qui refuse de prendre position, nous dénonçons l’incompétence crasse de l’abri PC et la volonté croissante de contrôle de la Ville sur les populations précarisées comme sur les structures qui les accueillent.

Des personnes impliquées

P.S.

Cet artice a été publié dans le N°92 de l’apériodique “t’okup” de Lausanne.

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