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Les damnés de la Terre, Frantz Fanon, 1962

A l’heure où un syndicaliste policier explique à la télévision qu’il serait normal d’utiliser des expressions comme « bamboula », il est particulièrement intéressant de se plonger dans les écrits de Frantz Fanon. Son dernier ouvrage, les « damnés de la terre », est sans doute aussi le plus percutant. Publié en 1961, le livre aborde la question coloniale sous ses différents aspects : politique, culturel, militaire.... Il est utile de préciser que Fanon fut tout à la fois un acteur de la guerre d’Algérie, un acteur de la décolonisation sur tout le continent africain en tant qu’émissaire du gouvernement provisoire algérien et de par sa profession un acteur du mouvement anti-psychiatrique.

Le rôle de la violence politique

Les « damnés de la terre » est surtout connu pour son point de vue sur la violence – notamment en raison de la préface de J.P . Sartre. L’ouvrage revient longuement sur les ravages de la colonisation et des techniques contre-révolutionnaires. Un chapitre est ainsi consacré à des consultations psychiatriques en Algérie où Fanon donne la parole à ses patients. Ceux-ci témoignent de la brutalité entre colonisé-es ou contre eux-même. Mais depuis les « évènements d’Algérie » le ressentiment - cause de la violence entre Algérienn-es - cible à présent les colons » : par les attentas et la guérilla, le sabotage ou par la « paresse » au travail.
Fanon constate que le monde colonial et le monde des colonisé-es sont irréconciliables, il en déduit l’impossibilité de la paix tant que la colonisation persiste. L’édifice colonial n’est en effet possible que par la négation totale de la société et de l’individu colonisé. « L’africain normal est un européen lobotomisé » dixit un « scientifique » de l’époque, dans le même genre on se souviendra des scènes édifiantes de Tintin au Congo. C’est cette négation – cette déshumanisation – qui permet d’imposer un régime autoritaire d’exception. Les colonisé-es sont donc contraint-es pour pouvoir s’émanciper de se débarrasser au sens propre de la colonisation. Les colons n’étant pas prêt à renoncer à leur intérêt et à leurs privilèges, la violence politique s’avère nécessaire. Fanon regrette le décalage entre les masses et les partis politiques locaux à ce sujet. Il explique que c’est une erreur pour ces derniers de se calquer sur le modèle des partis des États impérialistes. Les partis doivent être l’expression des masses, y compris quand elles ont recours à la violence.

Fanon pointe toutefois dans son livre les limite d’une violence trop spontanéiste, sans objectif précis, et justifie donc le rôle des partis qui doivent permettre de transformer le climat de violence en actes de violence politique : « notre mission historique, à nous qui avons pris la décision de briser les reins du colonialisme, est d’ordonner toutes les révoltes, tout les actes désespérés, toutes les tentatives avortées ou noyées dans le sang ».

Le rôle de la paysannerie

A la différence des États impérialistes, le sujet révolutionnaire dans les colonies n’est pas le prolétariat travaillant dans l’industrie mais les paysann-es pour F. Fanon. Comme dans la Russie de 1917, il faut préciser que l’agriculture était l’activité principale dans ces pays alors très majoritairement ruraux. Fanon observe le développement des bidonvilles, où se concentrent des anciens paysann-es sans travail qui n’ont plus rien à perdre. Ces mêmes bidonvilles qui ont aujourd’hui explosés sous l’afflux de paysann-es appauvris par les « mesures structurelles » du FMI et de la banque mondiale.
Cette nuance importante avec la lecture marxiste plus orthodoxe – qui fait du prolétariat des usines l’acteur primordial de la révolution (et à raison dans le contexte de l’industrialisation de l’Europe) – est l’une des causes évoquées pour expliquer la méfiance envers les luttes pour la décolonisation des partis ouvriers de la « métropole ». D’autant plus que les prolétaires de la « métropole » bénéficient eux aussi de l’exploitation des prolétaires colonisés, dans des proportions évidemment très modestes en comparaison de la bourgeoisie.

Le rôle de la culture

Si les « damnés de la terre » débute par la question de la violence physique, le livre aborde également celle de la culture. Fanon décrit l’importance des artistes et surtout des poètes (Senghor, Césaire etc.) pour la décolonisation. Cette fois-ci, c’est la violence des mots que le colonisé renvoi à la figure du colon. Avec le concept de « Négritude », le stigmate devient une fierté, l’insulte raciste une arme émancipatrice.
Fanon relativise la place de l’économie dans le contexte colonial par rapport à la place du racisme, et notamment au racisme déguisé en ethno-différentialisme où pour les colons la « guerre entre civilisations » compte tout autant que la « guerre entre races ». Le racisme – biologique puis culturel - est au départ en grande partie une légitimation du pillage des matières premières et de la sur-exploitation des colonisés au sein du système esclavagiste, dans le cadre de la phase d’accumulation primitive du capital. Cette idéologie fondatrice du colonialisme devient une fin en soi au service des intérêts des « blancs » tandis que les colonies sont réduites à devenir de simples marchés et de simples débouchés pour les capitaux impérialistes. D’où la préférence pour le maintien d’économies faibles, paternalistes et dépendantes plutôt que pour le développement d’économies rentables, modernes mais plus égalitaires.
En réponse à la culture raciste, Fanon met en garde contre deux écueils : _ développer une culture empruntée à celle des colons _ ou à l’inverse une culture folklorique et caricaturale synonyme de repli sur soi et d’une identité figée. Revenir à des œuvres artistiques folkloriques et à des clichés sur l’Afrique, ce serait succomber à une « racialisation de la pensée » imposée par le colon. Il fait en revanche l’éloge de la culture quand elle prend les traits d’une « épopée ». Il considère ainsi la lutte de libération nationale comme « la manifestation la plus pleinement culturelle qui soit », indispensable pour « faire peau neuve, développer une pensée neuve ».

Le rôle du nationalisme

L’auteur n’hésite pas à critiquer le nationalisme et à en montrer les limites. A l’instar d’autres acteurs révolutionnaires, il note que cette idéologie aboutie à une politique inter-classiste. Surtout, il déplore que le nationalisme revienne à copier le modèle européen de l’État-nation. Il constate également les dérives des classes bourgeoises nationales qui ont pris le pouvoir dans les jeunes nations africaines « indépendantes », qui ont tenté de créer un capitalisme national (sans en avoir toutefois les moyens) et qui tendent à former des dictatures particulièrement atroces envers le reste de la population en cheville avec l’ancien État colon (ou d’autres blocs impérialistes selon les cas).
Mais Fanon reste néanmoins un farouche partisan de l’échelon national, de l’indépendance et du développement d’une « conscience nationale ». Pour lui, il s’agit d’un contre-poids à une ethnicisation des rapports sociaux et à une « balcanisation » de l’Afrique encouragée par les impérialistes et qui sont la cause de dramatiques guerres civiles comme au Katanga. L’indépendance nationale est à ses yeux une étape nécessaire, située entre la chute des empires coloniaux et la construction d’une unité africaine, préalable indispensable selon Fanon à une révolution au niveau mondial.

Les prémisses du néo-colonialisme, les débuts de la françafrique

Dès le début des années 1960, Fanon a pressentie et analysé les conséquences des vagues d’indépendances nationales qui ont marquées la « décolonisation », ce « programme de désordre absolu ». Il montre comment l’impérialisme a su évoluer pour continuer à exploiter et à conserver sous sa chape de plomb les classes laborieuses de l’Afrique.

C’est tout un système qui commence à prendre le relais sous ces yeux à base de corruption, de réseaux d’influences, de techniques répressives contre-révolutionnaires, de soutien aux pires dictatures, de dépendances technologiques et de présence militaire… dans le but de préparer le terrain pour les entreprises capitalistes qui imposent progressivement de plus en plus leur présence sur place.

P.S.

Fiche de lecture trouvé sur rebellyon.info et proposé l’association table rase : http://table-rase.org/

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