Pensées politiques

Penser avec les grand·e·s : Ivan Illich

Légataire d’une longue tradition d’écologie politique, « Moins ! » vous invite à (re-)découvrir quelques-unes des figures qui ont contribué à nourrir les idées et les questionnements des objecteur·trice·s de croissance. Lors de chaque numéro, nous allons proposer au fil des pages quelques grains de réflexion de ces auteur·e·s, dans l’espoir que ces citations suscitent l’envie de poursuivre la lecture.

Ivan Illich (Vienne, 4/9/1926 – Brême, 2/12/2002) est l’un de ces personnages que l’on ne saurait définir à l’aide d’un simple adjectif. Théologien, linguiste, historien, mais aussi histologue,et pédagogue, Illich se refuse à tout essai de catégorisation. L’éclectisme de ses intérêts affiche toutefois un trait commun : il s’agit d’un penseur radical. Ses critiques de la société industrielle et du développement, qui avaient trouvé une large écho dans le contexte contestataire des années ’60, ont longtemps été reléguées au deuxième plan, au profit de théories plus consensuelles. Mais les idées à l’aide desquelles Illich démonte les institutions de la modernité n’ont rien perdu de leur actualité. À l’ère de l’hypermobilité, Energie et équité demeure un véritable vadémécum pour tout véritable écologiste souhaitant réfléchir en profondeur à la question des transports ; Une société sans école suscita en son temps des controverses qui n’ont toujours pas trouvé fin, du moins auprès de ceux et celles pour qui le savoir n’est pas confiné aux murs scolaires ; dans Némesis médicale, l’institutionnalisation de la médecine se révèle être l’un des principaux ennemis dans le domaine de la santé (cf. l’article de Françoise Berthoud, p.17) ; Le genre vernaculaire propose une approche des questions de genre qui ne cesse de nourrir les débats auprès des milieux féministes. Ce ne sont que là que quelques exemples des thèmes débattus par Illich dans ses œuvres, dont La convivialité représente peut-être la meilleure synthèse. Les extraits que vous trouverez dans les pages de ce journal constituent une sélection de passages dans lesquels le fondateur de l’école de Cuernavaca (Mexique) s’est intéressé à la critique de la croissance.

Extraits :

« La condition nécessaire, encore qu’insuffisante, pour amener le déclin du sexisme, c’est la réduction de la relation monétaire et l’expansion de formes de subsistance hors marché, hors économie. […] je crois qu’il est temps de bouleverser les stratégies sociales, de reconnaître que la paix entre les hommes et les femmes, quelque forme qu’elle puisse prendre, dépend de la contraction de l’économie et non de son expansion. […] Sans croissance négative, il est impossible de maintenir l’équilibre écologique, d’arriver à la justice entre régions du monde et à la paix entre les peuples. Il faut que cette tendance soit beaucoup plus accentuée dans les pays riches que dans les pays pauvres. Le maximum à quoi chacun puisse prétendre, c’est un accès égal aux ressources rares du monde d’un niveau peut-être comparable à celui des nations actuellement les plus pauvres. »
Ivan Illich, Le genre vernaculaire (1983), in Oeuvres complètes, vol. 2, Fayard, Paris, 2005, p. 259

« À l’échelle mondiale, il est évident que la croissance a concentré les profits économiques, dévalorisant simultanément les êtres et les lieux, d’une façon telle que la survie est devenue impossible en dehors de l’économie monétarisée. Davantage de gens sont plus démunis et impuissants aujourd’hui que jamais dans le passé. »
Ivan Illich, Dans le miroir du passé, Descartes et Cie, Paris, 1994, p.95

« Le travail orienté vers la croissance conduit inévitablement à standardiser et régenter les activités, qu’elles soient rétribuées ou pas. C’est une vision inverse du travail qui prévaut lorsqu’une choisit un mode de vie orienté vers la subsistance. »
Ivan Illich, Les trois dimensions du choix public, in Dans le miroir du passé, Descartes et Cie, Paris, 1994, p.105

« Une politique de basse consommation d’énergie permet une grande variété de modes de vie et de cultures. La technique moderne peur être économe en matière d’énergie, elle laisse la porte ouverte à différentes options politiques. Si, au contraire, une société se prononce pour une forte consommation d’énergie, alors elle sera obligatoirement dominée dans sa structure par la technocratie et, sous l’étiquette du capitalisme ou du socialisme, cela deviendra pareillement intolérable.
Aujourd’hui encore, la plupart des sociétés – surtout celles qui sont pauvres – sont libre d’orienter leur politique de l’énergie dans l’une de ces trois directions : elles peuvent lier leur prospérité à une forte consommation d’énergie par tête, ou à un haut rendement de la transformation de l’énergie, ou encore à la moindre utilisation possible d’énergie mécanique. La première exigerait, au profit de l’industrie, une gestion serrée de l’approvisionnement en carburants rares et destructeurs. La deuxième placerait au premier plan la réorganisation de l’industrie, dans un souci d’économie thermodynamique. Toutes deux réitèrent l’intérêt de Hobbes, elles rationnalisent l’institution d’un Léviathan appuyé sur les ordinateurs. Toutes deux sont à présent l’objet de vastes discussions. Car le dirigisme rigoureux, comme le métro express à pilotage automatique, sont des ornements bourgeois qui permettent de substituer à l’exploitation écologique une exploitation sociale et psychologique.
[…] Or la troisième possibilité, la plus neuve, est à peine considérée : on prend encore pour une utopie la conjonction d’une maîtrise optimale de la nature et d’une puissance mécanique limitée. […] on ne reconnait pas dans le minimum d’énergie acceptable un fondement nécessaire à tout ordre social qui soit à la fois justifiable scientifiquement et juste politiquement […]. Pour que les rapports sociaux soient placés sous le signe de l’équité, il faut qu’une société limite d’elle-même la consommation d’énergie de ses plus puissants citoyens […] La démocratie de participation suppose une technique de faible consommation énergétique et, réciproquement, seule une volonté publique de décentralisation peut créer les conditions d’une technique rationnelle.
[…] Même si on découvrait une source d’énergie propre et abondante, la consommation massive d’énergie aurait toujours sur le corps social le même effet que l’intoxication d’une drogue. »
Ivan Illich, Energie et équité (1975), in Oeuvres complètes, vol. 1, Fayard, Paris, 2004, pp.384-386

« Par « transit », je désigne tout mode de locomotion qui se fonde sur l’énergie métabolique de l’homme et par « transport » toute forme de déplacement qui recourt à d’autres sources d’énergie. […] Dès que les hommes dépendent du transport non seulement pour des voyages de plusieurs jours, mais aussi pour les trajets quotidiens, les contradictions entre justice sociale et motorisation, entre mouvement effectif et vitesse élevée, entre liberté individuelle et itinéraires obligés apparaissent en toute clarté. […] À pied, les hommes sont plus ou moins à égalité. Ils vont spontanément à la vitesse de quatre $ six kilomètres à l’heure. […] Dès que la vitesse de leur voiture dépasse un certain seuil, les gens deviennent prisonniers de la rotation quotidienne entre leur logement et leur travail. »
Ivan Illich, Energie et équité (1975), in Oeuvres complètes, vol. 1, Fayard, Paris, 2004, pp.393-395

« L’industrie du transport façonne son produit : l’usager. L’usager se trouve au bas de l’échelle où sans cesse augmentent l’inégalité, le manque de temps et sa propre impuissance, amis pour y mettre fin il s’accroche à l’espoir fou d’obtenir plus de la même chose : une circulation améliorée par des transports plus rapides […] Il est incapable d’imaginer les avantages apportés par l’abandon de l’automobile et le recours à la force musculaire de chacun. […] L’usager ne voit pas l’absurdité d’une mobilité fondée sur les transports. […] Il a perdu la liberté de s’imaginer dans un autre rôle que celui d‘usager du transport. Sa manie des déplacements lui enlève le contrôle de la force physique, sociale et psychique dont ses pieds sont dotés. […] Pour lui, la liberté de mouvement n’est que la liberté d’être transporté. Il a perdu la confiance dans le pouvoir politique qui lui vient de la capacité de pouvoir marcher et parler. Il croit que l’activité politique consiste à réclamer une plus large consommation de ces services qui l’assimilent à une simple marchandise. Il ne demande pas plus de liberté pour des citoyens autonomes mais de meilleurs services pour des clients soumis. Il ne se bat pour garantir sa liberté de se déplacer à son gré et de parler aux autres à sa manière, mais pour asseoir son droit d’être transporté et informé. Il désire de meilleurs produits et ne veut pas rompre l’enchainement à ces produits. Il est urgent qu’il comprenne que l’accélération appelée de ses vœux augmentera son emprisonnement et qu’une fois réalisées, ses revendications marqueront le terme de la liberté, de ses loisirs et de son indépendance. »
Ivan Illich, Energie et équité (1975), in Oeuvres complètes, vol. 1, Fayard, Paris, 2004, pp.397-399

« La consommation obligatoire d’un bien qui consomme beaucoup d’énergie (le transport motorisé) restreint les conditions de jouissance d’une valeur d’usage surabondante (la capacité innée de transit). La circulation nous offre l’exemple d’une loi économique générale : tout produit industriel dont la consommation par personne dépasse un niveau donné exerce un monopole radical sur la satisfaction d’un besoin. Passé un certain seuil, l’école obligatoire ferme l’accès au savoir, le système de soins médicaux détruits les sources non thérapeutiques de la santé, le transport paralyse la circulation. »
Ivan Illich, Energie et équité (1975), in Oeuvres complètes, vol. 1, Fayard, Paris, 2004, pp.406-410

« La critique des centrales nucléaires porte sur le danger des radiations ou sur la menace d’un despotisme technocratique. Mais, jusqu’ici, rares sont ceux qui osent dénoncer leur contribution à la surabondance d’énergie. Méconnaissant le fait que la surproduction énergétique paralyse l’action de l’homme, on réclame une production énergétique autre, mais non moindre »
Ivan Illich, Le chômage créateur (1977), in Oeuvres complètes, vol. 2, Fayard, Paris, 2005, p.72

« A propos du journal Moins !

Confronté­∙e∙s à la banalisation des questions écologiques et à une cruelle absence de voix critiques vis-à-vis du productivisme et du progrès, Moins ! aspire à promouvoir et diffuser les idées de la décroissance. Ce mot-obus, qui s’attaque à la religion de la croissance économique, ne trouve guère de visibilité dans les médias dominants. Quand il y figure, il l’est souvent à mauvais escient (en synonyme de récession) ou de façon caricaturale (cavernes, bougies et calèches !). Il s’agit pourtant d’un courant de pensée qui connait un succès grandissant, en Europe aussi bien qu’en Amérique Latine, au moment même où convergent des crises diverses et profondes – écologique, sociale, économique et morale.

Pour pallier ce manque, Moins ! se propose d’être un cri de contestation et de résistance, mais aussi un espace ouvert à des voix dissidentes, à des sujets et des questions tabous, afin de révéler l’existence de pistes alternatives et devenir un lieu de réflexion (et d’action !) pour construire une façon de vivre ensemble plus égalitaire et solidaire. 5 ans d’existence, mais aucune sur internet, la rédaction du journal a décidé de remédier à cela en publiant, presque chaque semaine, un article d’un numéro récent ou ancien, pour vous permettre de (re)découvrir le contenu de cette publication.

Alliant articles d’actualité, témoignages locaux et textes de fond, chaque numéro peut compter sur la collaboration d’une équipe de rédacteur∙trice∙s et de dessinateur∙trice∙s, entièrement bénévoles et réuni∙e∙s par un vif esprit « éconoclaste ». Sans publicité, libre de toute attache politicienne, notre journal de 32 pages est vendu selon le principe du prix libre, tant au numéro qu’à l’abonnement. Il est également disponible en kiosque, au prix de 5 francs. »

P.S.

Plus d’infos sur le journal : http://www.achetezmoins.ch/. Il est tout à fait possible de commander d’anciens numéros, en fonction du stock disponible.

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