Pensées politiques Procès Répression Frontière

Socrates, Elena et Djamila

"Connivence et rupture, voici les deux grandes façons d’affronter un procès. Quand la personne accusée accepte les règles du jeu et essaye d’entamer un dialogue avec le juge, la défense se borne à un débat juridique sur les faits. On construit alors un espace très délimité qui permet facilement le déploiement des pouvoirs de l’Etat dans toute sa splendeur.
Si, par contre, on décide d’opter pour la stratégie de rupture, l’accusé.e.x et s.a.on défens.eur.euse disqualifient la loi et la justice au nom d’une autre légitimité supérieure. La défense doit exposer pendant le procès la cause politique sous-jacente, celle au cœur-même de l’accusation. Cela provoque une contradiction potentielle pour l’ensemble du système juridque et politique très intéressante à exploiter. C’est ainsi que la défense se retourne en accusation et la tenue du procès, dans le sens conventionnel du terme, devient impossible au regard de la normalité institutionnelle."

Briançon |

Le procès de Socrate est probablement un des premiers procès « politiques » que nous avons en Occident comme source. La façon de Socrate d’affronter son procès nous approche de l’idée d’un procès de rupture, ayant une stratégie centrée sur discuter la légitimité du tribunal qui juge avec l’objectif, en dernière instance, de remettre en cause le système politique dans son ensemble. En d’autre termes, outrepasser les cadres traditionnels du débat, déplaçant au centre de la discussion de l’accusation faite par l’Etat tout le procès en soi et les motifs politiques de fond.

Les premier.e.x.s à théoriser cette question furent les bolchevicks. En 1905, Lénine [1] écrivait sur la stratégie à suivre, d’après lui, Ielena Stàssova et le reste des camarades prisonnier.e.x.s, en proposant une triade :

1. Ne pas reconnaître la compétence du tribunal et par conséquent, boycotter ce dernier.
2. Ne pas participer à l’instruction et utiliser l’avocat.e.x pour parler exclusivement de l’incompétence du tribunal au point de vue du droit matériel.
3. Utiliser le tribunal comme moyen d’agitation et faire appel à des témoins.

Cette approche fut mise en place et développée dans un grand nombre de procès contre des militant.e.x.s communistes pendant tout le long du XXe siècle. Parmi eux, le procès de Leipzig à Gregori Dimitrov accusé d’avoir incendié le Reichtag en 1933 est l’un des plus significatifs.

Jacques Vergès réactive la question de la procédure de la défense des algérien.ne.x.s insurgé.e.x.s contre la Françe pendant la Guerre pour l’indépendance de l’Algérie. Il rappelait des années plus tard :

« Dans des conditions pareilles, si on reste tranquille devant le tribunal, si on essaie de convaincre les militaires dont la moitié sont des tortionnaires, il est bien évident que nous sommes perdants. Si, en revanche, on s’adresse à l’opinion, à l’extérieur, il est évident qu’à ce moment-là, le rapport de force au sein de l’opinion française et internationale peut être différent. C’est précisément la ligne que nous avons suivie, celle du procès de rupture. A l’audience, on ne s’adresse pas au tribunal. On se sert du tribunal comme porte-voix pour toucher l’opinion. Laquelle va agir, ce que le tribunal ne ferait pas. Chaque procès devient pour la défense une dénonciation. On n’est pas sur le terrain de l’accusation. C’est nous qui accusons. » [2]

Son cas le plus significatif – et qui donne naissance à l’appelée procès de rupture – est le procès contre Djamila Bouhired. Quand Vergès saisit l’affaire il fait face à une accusation d’assassinat terroriste avec très peu de garanties pour la défense. La sentence de la peine de mort était pratiquement déjà décidée avant le début du procès. Malgré cette situation judiciaire belligérante, l’utilisation de la technique de la rupture lui permit de gagner le bras de fer contre l’Etat français et sauver la vie de l’accusée. Loin de ce qu’on pourrait croire, Vergès lui même montrait que la stratégie de rupture put sauver beaucoup plus de vies des militantes du FLN que non pas la stratégie classique de la connivence avec le pouvoir.

Le procès de rupture

Connivence et rupture, voici les deux grandes façons d’affronter un procès. Quand la personne accusée accepte les règles du jeu et essaye d’entamer un dialogue avec le juge, la défense se borne à un débat juridique sur les faits. On construit alors un espace très délimité qui permet facilement le déploiement des pouvoirs de l’Etat dans toute sa splendeur.
Si, par contre, on décide d’opter pour la stratégie de rupture, l’accusé.e.x et s.a.on défens.eur.euse disqualifient la loi et la justice au nom d’une autre légitimité supérieure. La défense doit exposer pendant le procès la cause politique sous-jacente, celle au cœur-même de l’accusation. Cela provoque une contradiction potentielle pour l’ensemble du système juridique et politique très intéressante à exploiter. C’est ainsi que la défense se retourne en accusation et la tenue du procès, dans le sens conventionnel du terme, devient impossible au regard de la normalité institutionnelle.

“Chaque procès devient pour la défense une dénonciation. On n’est pas sur le terrain de l’accusation. C’est nous qui accusons.”

Vergès propose de combiner l’argumentation politique dans la Cour de justice avec deux éléments supplémentaires : en appeler au droit international public ainsi qu’à l’opinion publique.
De plus, il ajoute deux autres questions :
1) la stratégie de rupture est spécialement efficace quand elle permet de soulever une contradiction potentiellement subversive : détruire l’ordre existant en matière et le substituer par un de nouveau ;
et 2) la possibilité de générer des stratégies combinées entre la stratégie de rupture et celle de la connivence.

Proposition pour le cas des 3 de Briançon

En appliquant ces réflexions à la situation judiciaire récente des trois de Briançon (3DB), je pense que les conditions nécessaires sont réunies pour assumer, depuis le Comité de soutien pour la liberté des 3DB jusqu’aux accusé.e.s, passant par les avocatEs, la stratégie de rupture. Pour cela, il nous faudra faire un effort collectif considérable pour comprendre où est-ce qu’on se trouve et comment éviter de commettre la moindre erreur.

D’après les informations qu’on a pu obtenir à travers les avocatEs de la défense, l’enquête menée par la police à Briançon reste peu fournie notamment au niveau des indices récoltés. Le rapport de police serait plus proche d’un recueil d’articles de presse que d’une exposition claire de moyens de preuves d’un quelconque délit ou crime identifiant les auteurices. Plus encore, la police française a interpellé trois étrangères, internationalisant ainsi une affaire qui a justement comme arrière-plan une remise en cause en Europe de la fraternité et l’antifascisme. On peut ajouter que la petite taille de la cour de Gap face à de telles accusations présente des opportunités pour la dépasser par le coup médiatique. En même temps, l’impunité de l’extrême droite doit être aussi dénoncée, rappellant le mot d’ordre “plus jamais, ni ici, ni ailleurs” de notre mémoire collective internationaliste et antifasciste.

Pour finir, la question de déclarer devant la cour. J’ai entendu dire que déclarer est incompatible avec la stratégie de la non-collaboration avec les pouvoirs publics. Personnellement, je considère qu’un procès judicaire avec un arrière fond politique majeur ne peut qu’être abordé politiquement. Cela ne veut pas dire qu’il faut ignorer les circonstances du cas par cas et mettre au centre de nos préocupations les besoins des personnes accusées. Encore moins de délégitimer la pratique antirépressive que nous pratiquons d’habitude dans le milieu militant, celle de ne pas déclarer sous aucun prétexte, ni pendant l’enquête ni pendant le procès pour en faire un usage politique, utilisant le droit au silence, du refus à témoigner, comme stratégie authentique pour la non-collaboration.

Cependant, ne pas profiter d’une plateforme de débat politique tel qu’une procédure judiciaire de telle magnitude, avec ses interrogatoires et déclarations, sans expliquer les raisons de notre présence sur le banc des accuséEs ne me paraît pas une bonne stratégie. Pas seulement car le faire est un moyen de mettre sous pression le tribunal et l’obliger à justifier son rôle, à blanchir “démocratiquement” son activité. Pas seulement car c’est un espace avec une grande couverture médiatique qui peut nous permettre de diffuser nos paroles et réflexions dans des endroits où jamais on n’aurait pu mettre le nez. Mais surtout car cette procédure judiciaire est une représentation matérielle de notre combat, de nos idées, rêves et revendications ; pour donner de la visibilité aux contradictions traversant ce système dans un contexte de “crise” migratoire latente ; pour nous donner de l’élan pour avancer dans nos luttes contre les politiques carcérales et répressives qu’elles soient dites migratoires ou d’asile.

Peut-être la considération qui suit est légèrement forcée – surtout car les personness mentionnées au début étaient dans une situation personnelle et politique beaucoup plus risquée que celle de nos cher.e.s amies –, mais si Socrates, Elena Stassova et Djamila Bouhired ont utilisé la déclaration comme manifeste politique et comme moyen d’agitation, peut-être conviendrait-il de s’en inspirer pour les 3 de Briançon et reprendre encore un fil rouge traversant l’Histoire de celleux d’en bas contre ceux d’en haut.

Signé à titre individuel par unE des membres du Comité de pour la Liberté des 3 de Briançon.

P.S.

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Texte apporté par le Comité de soutien pour la Liberté des 3 de Briançon.

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