Anticapitalisme

Sous le capitalisme, rien n’est gratuit… ou presque

En novembre 2018, le gouverneur de la province indonésienne de l’île de Komodo a promulgué certaines restrictions à l’accès au parc où résident les plus gros lézards au monde, prétextant la protection d’un écosystème menacé par le tourisme de masse. Désormais, ce ne sont pas moins de 500 dollars qu’il faudra débourser pour compter au rang des touristes d’exception, méritant de contempler les fameux dragons. Ce n’est là qu’un exemple de la marchandisation qui progresse partout dans le monde. Par ce phénomène tout peut devenir, sous le capitalisme, l’occasion d’étendre le domaine de la valeur économique, même la préservation écologique.

Qu’est-ce que la valeur sous le capitalisme ?

Pour désigner cette emprise de l’économie sur la vie, Marx et les marxistes ont forgé le concept de « forme-valeur »1. Tout bien de consommation, toute relation humaine, tout rapport à la nature, aussi différents soient-ils, sont absorbés par le capitalisme sous une même forme, qui s’exprime quantitativement en argent. Ce dernier fonctionne alors comme un équivalent universel qui permet de comparer des choses aussi différentes qu’une ascension au sommet de l’Everest et des glaces à la pistache. Si ces deux marchandises ont des « valeurs d’usage » qualitativement incomparables, elles ne diffèrent, en tant que « valeur d’échange », que par leur quantité : 35 000 boules de glaces pour une ascension à 8 500 m, soit presque 4 boules de glace par mètre de dénivelé2.

Mais cette mesure quantitative des choses par une valeur d’échange serait-elle le propre des sociétés capitalistes contemporaines ? Un rapide coup d’œil historique suffit de montrer qu’il y a eu des formes d’échange dans toutes les sociétés humaines et que l’usage d’argent frappé par l’Etat date au moins de l’époque lydienne au VIIe siècle av. J.-C. La théorie de la « forme-valeur » n’affirme pas que le capitalisme ait inventé la valeur d’échange, qu’il ait inventé l’économie, mais plutôt qu’il correspond à un type de société où l’évaluation des choses selon leur valeur d’échange devient la forme centrale et principale par laquelle les individus se rapportent les un·es aux autres et au monde qui les environne. Au sein des sociétés précapitalistes, ce qu’on appelle l’économie de subsistance joue encore un rôle important et ce n’est souvent qu’un surplus de production qui est échangé contre de l’argent. Celui-ci ne mesure d’ailleurs la valeur des choses qu’approximativement, et non pas selon un critère objectif et universel. C’est ce qu’illustre très bien la pratique du marchandage, comme ajustement des prix selon les besoins, et donc selon la valeur d’usage que le bien représente pour l’intéressé·e. Au contraire, le capitalisme se définit comme une forme d’organisation des activités humaines dans laquelle l’échange marchand devient la finalité même de la production, et la satisfaction des besoins s’y trouve réduite à un simple moyen de cette production marchande.

Le capitalisme se définit comme une forme d’organisation des activités humaines dans laquelle l’échange marchand devient la finalité même de la production, et la satisfaction des besoins s’y trouve réduite à un simple moyen de cette production marchande.

C’est là ce qui fait la centralité de la valeur d’échange, qui s’étend toujours davantage à des choses qui n’avaient auparavant qu’une valeur d’usage, mais qui n’avaient pas de prix : la terre, l’eau, et bientôt l’air. Autrement dit, le capitalisme est un mode d’organisation sociale dans lequel le domaine de la gratuité tend à se réduire comme peau de chagrin.

Quelles gratuités au sein du capitalisme ?

Au sein des sociétés capitalistes, il semble pourtant qu’il existe des formes de gratuité, garanties par des institutions étatiques qui viennent limiter cette extension effrénée de la forme-valeur. On pense notamment à l’accès gratuit à l’éducation, aux soins, aux transports, à la culture, garanties par l’Etat social keynésien qui s’est construit durant la période des Trente glorieuses 3 . Cependant, il ne suffit pas de créer de petites poches de gratuité, sous la forme de services publics, pour en finir avec la forme-valeur qui structure les sociétés capitalistes. Contre le réformisme de certains partis socialistes et syndicats, de nouvelles lectures de Marx ont émergé durant la seconde moitié du XXe siècle, qu’on rassemble parfois sous le nom de « critique de la valeur » 4 . D’après elle, on ne pourra pas en finir avec le capitalisme par une simple redistribution des richesses, qui ne fait que limiter l’extension de la valeur d’échange, sans rien lui enlever de sa centralité. En effet, la gratuité d’un service public n’est que relative, en ce sens qu’elle repose toujours sur une quantification marchande. Les soins et l’accès à l’éducation, par exemple, coûtent bien quelque chose à l’Etat. Chaque lit d’hôpital, chaque place dans une salle de classe, supposent d’être payés par la « collectivité » sous forme d’impôts ou de taxes sur les profits. Le paradoxe d’un tel modèle réformiste de gratuité des services publics, c’est qu’il dépend lui-même profondément d’une économie capitaliste en pleine santé, dans laquelle un taux suffisant de croissance des profits (le fameux PIB) permet, par une taxation, de remplir les caisses de l’Etat. Dans une économie de marché dominée par la forme-valeur, la gratuité n’est pensable que sous la forme d’une compensation permise par un fort surplus de valeur, et donc dans un modèle de croissance productiviste.

Et si l’on adopte une perspective de classe, alors il n’est pas sûr que tout le monde, dans cette société, ait le même rapport à la gratuité. Il y en a qui en profitent de moins en moins, d’autres qui en profitent de plus en plus. Pour dire les choses le plus simplement possible, Marx définit la prolétaire comme cellui qui a été privé·e de tout, et qui dépend toujours plus du marché pour survivre. Autrement dit, comme cellui qu’on prive de son autonomie, c’est-à-dire d’un usage gratuit des communs, de la terre, et qu’on oblige à travailler pour autrui. Dans les sociétés capitalistes, on va même jusqu’à priver les pauvres d’un usage gratuit des déchets de la production, en aspergeant de javel les poubelles des supermarchés sous prétexte de mesure d’hygiène. Là encore, il s’agit de soumettre l’intégralité de notre vie à la forme-valeur, quand bien même cela nous priverait d’un simple usage des choses ne pouvant plus être vendues. A l’inverse des prolétaires, le ou la capitaliste est propriétaire des moyens de production, ou dans des termes plus actuels, possède des parts dans les actions d’une entreprise qui lui permettent de faire travailler autrui pour son compte. Dans sa critique de l’économie, Marx pose la question essentielle : d’où vient la plus-value que récoltent les capitalistes sous la forme de profit direct ou d’intérêts indirects ? La démonstration est longue mais la réponse tient en deux mots : dans le « travail gratuit ». Marx emploie lui-même cette expression pour désigner le différentiel entre la valeur engendrée par le travail des salarié·es et la valeur qui leur est rétribuée sous la forme d’un salaire. Le taux d’exploitation du travail définit alors le rapport entre le travail payé par le capitaliste et le travail gratuit qu’il s’approprie directement sous la forme d’un profit.

Si Marx a mis l’accent sur le travail gratuit des salarié·es approprié par les capitalistes, on peut élargir cette analyse en étudiant d’autres formes de gratuité sur lesquelles repose tout autant l’accumulation de profit. A côté du travail salarié, qui est en partie rémunéré et en partie approprié gratuitement, les capitalistes bénéficient également de toute une autre série d’activités qui ne sont, elles, pas du tout rémunérées. Depuis les années 1970, les luttes féministes autour du travail domestique ont contribué à visibiliser cette immense quantité de travail réalisé par les femmes dans la sphère du foyer, permettant d’entretenir les ouvriers d’usine et leur famille : le travail d’enfantement et d’éducation, l’entretien des corps, des esprits et des lieux, le soin des personnes âgées, etc. Si un ensemble de débats continuent de remettre en cause l’appellation de ces activités « reproductives » comme travail, il ne fait cependant aucun doute qu’elles sont réalisées gratuitement, et que cela bénéficie d’une part au pater familias et travailleur salarié, mais aussi et surtout aux capitalistes qui peuvent en profiter pour faire baisser le coup de la main d’œuvre. Tout ce que l’épouse fait gratuitement pour son mari n’a pas besoin d’être payé, et permet ainsi de faire pression à la baisse sur les salaires. Et pour boucler la boucle, l’appropriation gratuite du « travail » domestique permet d’accroître la part de travail gratuit approprié directement dans le salariat.

A côté du travail salarié et du travail domestique gratuit, l’accumulation capitaliste repose enfin sur une troisième forme de gratuité : l’appropriation des ressources naturelles.

A côté du travail salarié et du travail domestique gratuit, l’accumulation capitaliste repose enfin sur une troisième forme de gratuité : l’appropriation des ressources naturelles.

Par la privatisation des espaces, des terres, des réserves d’énergie, les propriétaires capitalistes s’approprient également un ensemble de biens « naturels » n’étant dotés d’aucune valeur économique intrinsèque, et lui permettant d’augmenter ses parts de profit. Les entrepreneurs capitalistes paient certes un coût pour l’usage de ressources, comme les énergies fossiles, mais celui-ci ne représente en rien le coût réel impliqué par les destructions écologiques qui en sont la conséquence. Là encore, c’est sur un certain usage relativement gratuit de la nature que repose l’explosion de la productivité permettant d’accélérer l’accumulation de profit.

Pour une vraie rupture

On comprend donc que le rapport à la gratuité sous la forme-valeur que le capitalisme impose à nos vies, est pour le moins ambivalent. Tandis qu’il correspond, pour les classes prolétaires, à une privation toujours plus grande à l’égard de la gratuité réelle de l’usage du monde commun, il repose, pour les capitalistes, sur une appropriation toujours plus importante de travail salarié, d’activités domestiques et de ressources naturelles impayées. A première vue, le capitalisme peut donc bien reposer sur une extension du domaine de la marchandisation, du côté de la consommation. Mais quand on regarde du côté de la production, il s’avère que cette marchandisation de la vie repose en même temps sur une appropriation gratuite de nos forces vivantes. Seule une abolition de la forme-valeur, c’est-à-dire de la quantification de la vie et de nos activités sous la forme d’argent, peut permettre à l’inverse d’établir une véritable gratuité, fondée sur le partage et non l’exploitation.

1. Voir notamment la première partie du livre I du Capital de Marx et l’analyse de la « forme-valeur » (Wertform).
2. Dans la théorie économique classique, on distingue la valeur d’usage de la valeur d’échange comme deux types de rapports à des biens de consommation. Comme valeur d’usage, le bien est considéré par rapport au besoin concret qu’il satisfait, qui diffère d’une situation et d’un individu à l’autre. Par exemple, pour une personne détestant la pistache, une glace à la pistache n’aura qu’une faible valeur d’usage, proportionnelle à l’urgence de de sa faim. Au contraire, la valeur d’échange est le critère objectif et mesurable qui permet d’échanger une chose contre une autre sur le marché. Sa mesure n’est pas le besoin individuel mais, pour l’économie classique que critique Marx, le temps de travail nécessaire à sa production.
3. A partir de la fin des années 1970, le tournant « néo-libéral » ne fut qu’une reprise de la course à la marchandisation propre au capitalisme, par le biais d’une privatisation des services publics.
4. Cette appellation très large regroupe plusieurs tendances radicales au sein du marxisme, se basant sur les travaux fondateurs de Isaac Roubine (Etudes sur la théorie marxiste de la valeur, 1924). Outre le courant allemand qui se dénomme lui-même Wertkritik, émergeant à la fin des années 1980 autour du groupe Krisis et des travaux de Robert Kurz, et aujourd’hui diffusé en France par Anselme Jappe, on trouve déjà des critiques radicales de la forme-valeur dans les écrits des situationnistes des années 1960 (Guy Debord, La société du spectacle) et parallèlement chez les partisans de la communisation à partir des années 1970 (cf. par exemple Bruno Astarian, L’abolition de la valeur). Pour une analyse exhaustive de la critique par Marx de la forme-valeur, on pourra consulter l’excellente introduction de Michael Heinrich, Comment lire le Capital de Marx ?

P.S.

Moins ! est un journal bimestriel, créé sous l’impulsion de militant·e·s du Réseau Objection de Croissance, qui vient animer les débats politiques romands et nationaux.

Confronté­∙e∙s à la banalisation des questions écologiques et à une cruelle absence de voix critiques vis-à-vis du productivisme et du progrès, Moins ! aspire à promouvoir et diffuser les idées de la décroissance. Ce mot-obus, qui s’attaque à la religion de la croissance économique, ne trouve guère de visibilité dans les médias dominants. Quand il y figure, il l’est souvent à mauvais escient (en synonyme de récession) ou de façon caricaturale (cavernes, bougies et calèches !). Il s’agit pourtant d’un courant de pensée qui connait un succès grandissant, en Europe aussi bien qu’en Amérique Latine, au moment même où convergent des crises diverses et profondes – écologique, sociale, économique et morale.

Pour pallier ce manque, Moins ! se propose d’être un cri de contestation et de résistance, mais aussi un espace ouvert à des voix dissidentes, à des sujets et des questions tabous, afin de révéler l’existence de pistes alternatives et devenir un lieu de réflexion (et d’action !) pour construire une façon de vivre ensemble plus égalitaire et solidaire.

Alliant articles d’actualité, témoignages locaux et textes de fond, chaque numéro peut compter sur la collaboration d’une équipe de rédacteur∙trice∙s et de dessinateur∙trice∙s, entièrement bénévoles et réuni∙e∙s par un vif esprit « éconoclaste ». Sans publicité, libre de toute attache politicienne, notre journal de 32 pages de qualité est vendu selon le principe du prix libre, tant au numéro qu’à l’abonnement : http://www.achetezmoins.ch/. Il est également disponible en kiosque, au prix de 5 francs. Se trouve-t-il dans votre bistrot, magasin ou lieu de lutte préféré ? Si ce n’est pas le cas, proposez donc !

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