Anticapitalisme Travail

Lorsque les ONG font trimer des jeunes précaires en Suisse

En se faisant embaucher par une société prospectrice de donateurs pour les ONG, la seule motivation de Camille (nom d’emprunt) était de gagner quelques sous. Après quelques heures passées en son sein, l’idée d’écrire pour témoigner s’est imposée.

C’est un ami qui m’avait parlé de cette boîte à Lausanne qui paie rapidement et bien. Nous l’appellerons ici Récoltis AG. Le job est simple : aborder les passants lorsqu’ils transitent par certains lieux stratégiques pour leur proposer de souscrire à des versements automatisés au profit d’une ONG cliente de l’entreprise (une trentaine d’ONG passaient par Récoltis lorsque j’y travaillais, d’autres recrutaient directement leurs propres équipes). On attribue la paternité de cette pratique à Greenpeace, dans les années 90, et elle s’est largement répandue depuis. Au-delà des rues piétonnes, ce démarchage se pratique également au porte-à-porte et au téléphone. J’avais de nombreuses expériences de bénévolat et un esprit critique suffisamment affûté pour ne pas me laisser duper par les prétentions d’un tel racolage. Mais la curiosité et ma recherche d’emploi me poussèrent à postuler. Tout ce que je vais vous partager est véridique et s’est déroulé il y a quelques années.

Les recrutements se déroulent chaque jeudi matin. Aujourd’hui nous sommes une vingtaine de jeunes, suisses et français, réunis au sous-sol d’une grande ville de Suisse romande. Les uns sortent tout juste d’une école de maturité, les autres sont des glaneurs de petits boulots non qualifiés. Après une présentation générale et un bref cours de street marketing, il nous est demandé de simuler l’abordage d’un passant. Les candidats passent un à un devant le groupe et quatre responsables (les « coordinateurs ») chargés de la sélection. Les prestations sont médiocres et ne volent pas plus haut les unes que les autres. Je sais que je vais être pris en raison de mon aisance orale, et j’aimerais déjà m’enfuir à toutes jambes. La machine est en route et me faire happer par elle ne m’enchante guère. Alors que la plupart des candidats sont recalés, l’un des coordinateurs, en entretien individuel, fait tout pour me convaincre. Comment ne peut-il pas se douter du dégoût que j’éprouve pour leur business ? La communication non-verbale est-elle inopérante ? Ma « poker face » est-elle indéchiffrable ? Les connexions subtiles supposées relier nos âmes dans l’astrale sont-elles hors service ? Me voilà embauché comme « dialogueur ».

Certains chiffres comptent plus que d’autres

Après une pause de midi expéditive, les retenus sont à nouveau réunis dans le sous-sol pour une formation approfondie. On nous apprend les détails à observer pour cibler les bons passants. On nous parle des postures corporelles à avoir (interpeller d’un geste, être toujours « pétillant », parler avec les mains, montrer notre tablette). On nous apprend à négocier les montants à percevoir : proposer 240.- par an, puis deux phrases plus loin couper la poire en deux à 120. On nous répète les étapes-clés pour construire une accroche et un speech vendeur en moins de trois minutes : 1) interpeller le passant en lui posant une question invitant à une réponse évidente et favorable à l’ONG ; 2) présenter l’ONG ; 3) exposer les problèmes en employant une rhétorique des plus catastrophistes ; 4) énumérer les solutions mises en œuvre par l’organisation ; 5) conclure sur les « succès » remportés par cette dernière et dire à notre interlocuteur qu’en devenant « membre », au moyen d’une signature et de prélèvements périodiques, il prolongera ces magnifiques réalisations salvatrices. « Ce n’est pas grave si vous vous trompez dans les dates, les chiffres (des victimes, des puits creusés…), l’important est d’en donner pour appuyer votre argumentaire » nous rassure-t-on.

En revanche, il y a des chiffres qu’il ne nous faudra pas oublier : les montants minimums des dons, les numéros d’IBAN ou de compte postal, notre matricule, nos mots de passe, le prix des cartes de réduction et les billets de train à avancer (nous nous rendrons chaque jour sur un nouvel emplacement et il nous faudra avancer les frais de transport), le nombre minimum de passants à aborder quotidiennement (300), le nombre attendu de souscriptions journalières (entre 5 et 7, chiffre rarement atteint). On nous fournit ensuite notre équipement individuel. Lui aussi est chiffré : une veste et un t-shirt aux couleurs de l’ONG à 150.- et 35.- pièce, un badge à 20.-, une tablette tactile à 400.- (« vous serez transformés en borne wifi vivante » nous annonce alors, avec un sourire, notre jeune formateur). A celui-ci s’ajoutera le matériel collectif : un stand sur roues à 3’000.- et un sac à dos noir contenant un émetteur wifi, une imprimante portative, avec son chargeur, son câble et ses cartouches, estimé à quelques 500.-.

Aujourd’hui, les dialogueurs sont également munis de lecteurs portatifs de cartes bancaires afin de récolter les dons directement sur place. La moindre perte ou détérioration, le moindre retard dans la restitution de ces objets (tous, même le t-shirt !) sera retenue sur notre salaire. Il est évident que ce chiffrage est gonflé par notre employeur. Les tablettes, probablement achetées au rabais en gros, sont désormais vieilles et ne peuvent valoir ce prix. De même pour le « badge » : un simple bout de papier plastifié se mettant autour du cou. Quant aux stands (un cube en taules avec des imprimés), une personne travaillant à leur confection nous dira plus tard qu’ils coûtaient 800.- pièce. Ces grossières surévaluations rendent compte de la logique de profit inhérente à Récoltis, société à but éminemment lucratif. Tous ces chiffres, il nous faudra les apprendre par cœur et les signer dans notre contrat. Ils constituent le nerf de la guerre. Les catastrophes en pagaille ne forment plus que l’indispensable alibi sans lequel le business s’arrête. Quant aux étudiants et aux jeunes chômeurs s’étant présentés ce matin, ils constituent la chair disponible qu’il faut s’empresser de pressurer avant qu’elle n’ait plus d’énergie.

Je prends beaucoup de notes pour ne rien oublier de ce que je découvre. J’apprends qu’une ONG recourant aux services de Récoltis débourse quotidiennement entre 600 et 900.- par dialogueur (les nouvelles recrues n’ont pas toutes entendu les mêmes montants suivant le jour de leur embauche). Sur ce montant le dialogueur perçoit un salaire journalier fixe de 180.- hors taxe (dont 15.- d’indemnisation repas), auquel peuvent s’ajouter d’hypothétiques carottes s’il dépasse ses quotas, recrute des personnes ayant plus de 25 ans (parce que professionnellement installées, elles sont statistiquement plus fidèles) ou s’il obtient des versements annualisés, plutôt que mensualisés. Le donateur moyen cotisera en moyenne un à deux ans pour couvrir la facture de Récoltis et, enfin, voir son argent aller à la cause qu’il croît soutenir. Selon eux, 60% des donateurs resteraient au moins cinq ans.

Je suis fasciné par ce que l’on appelle le « monde du travail », qu’à vrai dire je connais encore mal. Dans les locaux, pas de chefs, pas de surveillants-policiers, pas de parents, pas de profs, pas d’autorités divino-cléricales… Simplement, des prolétaires qu’on a quelque peu agencés hiérarchiquement et munis d’objectifs, des injonctions économiques (loyers, crédits, frigo, transport, conso, etc.) et certains biais cognitifs. Ces seuls ingrédients suffisent à engendrer cette auto-exploitation. Ces individus sacrifient leur liberté et leur temps, s’investissent et font du zèle, d’eux-mêmes. L’extrême pouvoir corrupteur de l’argent n’est-il pas fascinant ? Puissance démoniaque qui, désormais, tente de m’atteindre : je commence lundi ! Mais je me fais cette promesse : je ferai le minimum, jusqu’à me faire renvoyer. Je prendrai ce que je peux pendant quelques jours, et laisserai en guise de remerciement ce papier derrière moi.

« Ils ont mis sept jours à me virer »

Ils ont mis sept jours à me virer, ce qui est plutôt long au regard du fait que j’ai vu tous ceux qui avaient été embauché en même temps que moi démissionner un à un. Pendant cette période, je n’ai fait que quelques « membres », dont la future fidélité me semble douteuse. Clairement pas de quoi amortir le salaire d’un millier de francs que j’ai touché pour cette période. Chez Récoltis, les trois quart des dialogueurs ne tiennent pas plus de trois ou quatre jours. A ce rythme, l’entreprise doit recruter quelque mille dialogueurs intérimaires chaque année sur toute la Suisse, pour une cinquantaine d’employés stables et quelques vingt-cinq call agents. Croyez-moi, passer des journées de onze heures (officiellement neuf) à trépigner debout, par toutes conditions climatiques, à emmerder les gens pour un fond éthiquement bancal, auquel se surajoutent de longs trajets en train et le stress d’égarer une partie de notre encombrant attirail, n’est pas chose aisée. Bien sûr, Récoltis explique ce turn over astronomique par la seule fatigue physique, faisant totalement l’impasse sur le mal-être psychique. Dans cet écrémage permanent, seuls restent les pires. Et seuls les pires des pires grimpent.

Pression, pression, pression

Il nous arrivait régulièrement que des jeunes ayant anciennement travaillé pour Récoltis passent par nos stands et nous confient à quel point ils gardaient un souvenir amer de cette expérience. Un mot revenait systématiquement dans leur bouche : la « pression ». Trop de pression ! Un coordinateur supervise plusieurs équipes. S’il est, la plupart du temps absent physiquement, son harcèlement et son flicage téléphoniques rythment nos journées : « Allez on met le feu », « On accélère », « L’équipe de Sion a fait 3, on ne relâche rien », etc. Je recevais jusqu’à vingt SMS par jour et cinq ou six appels visant à contrôler l’avancement de mes signatures, me prodiguer des conseils-fleuves, m’imposer sa présence à distance. Il surgissait souvent à l’improviste sur le lieu pour s’assurer que ses équipes ne se tournaient pas les pouces. Il lui arrivait aussi de s’asseoir à une terrasse et de siroter une boisson pendant deux heures en nous fixant de loin. Dans ton oreille, dans ton dos, il n’est jamais loin. Les tablettes faciliteraient l’enregistrement des coordonnées des donateurs, mais également la surveillance des dialogueurs puisque nous sommes tenus d’y enregistrer scrupuleusement nos heures d’arrivée, de départ et de pause (1h autorisée par jour).

Menaces de licenciement et chantages font aussi partis du tableau. « Pour continuer l’aventure, il va falloir faire mieux. » « Je suis un coordinateur sympa, je veux bien t’arranger sur tes horaires ou tes emplacements de travail, mais c’est du donnant-donnant : tu dois me rapporter un max de formulaires. » Rien d’étonnant puisque le salaire fixe d’un coordinateur, environ 4’000.- mensuel, peut être gonflé par de juteux bonus selon les scores de ses équipes. Et lorsque la seule force mentale ne suffit pas, on y ajoute un peu de chimie. « Tu prends trois cafés, un shot de Red Bull et un Guronsan® [une pilule vendue en pharmacie sans ordonnance bourrée de vitamine C et de caféine], et t’y vas à fond ! » m’a une fois prescrit mon coordinateur au téléphone.

Un matin, en me rendant au travail, je me demandais comment une personne un peu sensible supporterait une telle pression. La réponse me fut donnée deux heures plus tard, au terme d’une réunion de crise improvisée et convertie en une énième session de formation. Une jeune fille s’effondra en larmes en disant qu’elle n’en pouvait plus. Elle en était à sa deuxième semaine. Les recrues sont, pour la plupart, des jeunes tout juste sortis d’une enfance au formatage scolaire encore frais. Peu sont aptes à affronter frontalement l’autorité et beaucoup manquent d’assurance. Bien au contraire : ils veulent plaire, remporter des points-bonus, et ont peur de se faire gronder.

Faire des membres à tout prix

Nos formateurs insistent : « fixez-vous un but (un voyage, un achat conséquent, etc.), afin que chaque donateur enrôlé devienne, pour vous, le moyen d’attendre ce but ». Cette abstraction me semble particulièrement malsaine en ce qu’elle tend à nier les réalités des personnes abordées. Ces dernières doivent être séduites coûte que coûte, par tous les moyens (et notamment les techniques de manipulations préalablement enseignées), qu’importe si elles sont pauvres, vulnérables ou simplettes. Dans la logique de Récoltis, les membres ne sont que le moyen de nos désirs égotiques, rien d’autre. Et de fait, il est flagrant que le gros des donateurs se voit recruté parmi des personnes peu aisées financièrement, vulnérables et naïves. Parmi ces proies faciles, la plupart se trouvent être de jeunes étudiantes âgées entre 18 et 23 ans. Les cadres en costards cravates ou les vieux rentiers ne signent quasiment jamais. Ce constat m’enseigna l’une des lois les plus fondamentales du commerce : plus on s’éloigne de l’empathie sincère, plus la réussite commerciale est assurée. Cette logique d’intériorisation de la mission à un second effet pervers sur les dialogueurs : ils prennent souvent les refus des passants personnellement et finissent, à force, par les maudire. « Il faut que je fasse une pause parce que je vais en frapper un », me lâcha une fois un collègue à bout de nerfs.

Récoltis est une entreprise commerciale, rien d’autre. Et leurs jeunes employés sont des commerciaux formés sur le tas, vêtus d’une veste siglée par des multinationales de la charité. Des apprentis loups drapés d’une peau de mouton. Questionnez-les sur les problématiques sociales ou environnementales et vous verrez que leurs connaissances s’arrêtent le plus souvent à un speech de trois minutes appris par cœur la veille.

Fort heureusement, peu de passants s’y laisse prendre. Malheureusement ceux qui succombent sont généralement les cœurs tendres, et c’est sans doute cela qui m’était le plus difficile à supporter. Ils seraient environ 80’000 à signer chaque année (et environ 1 million en tout depuis les 15 ans d’existence de Récoltis), pour une donation mensuelle moyenne comprise entre 15 et 25.-, d’après les chiffres qui m’ont été communiqués par les coordinateurs. Pour celles et ceux qui ont rempli un ou plusieurs bons de versement via Récoltis, sachez qu’il vous est possible de les résilier au moyen d’un simple coup de fil, e-mail, courrier ou rendez-vous à votre banquier. De plus, cette annulation peut-être rétro-activée sur les trente derniers jours. Les fonds prélevés durant cette période vous seront alors remboursés.

Passant passe le mot

Un jour de travail, alors que je venais d’aborder un jeune homme qui allait prendre son train, celui-ci me dit qu’il avait travaillé six mois chez Récoltis et avait démissionné après s’être rendu compte de l’opaque magouille financière à laquelle il contribuait. Il avait, dès lors, choisi d’en parler ouvertement afin d’alerter ses compatriotes, ce qui lui avait valu en retour de multiples menaces de poursuites judiciaires et autres tracasseries. Il est donc fort probable que le présent article provoque une réaction de Récoltis en interne comme en externe. Il surveille leur image de près. Peut-être peaufineront-ils leur phrasé ? Peut-être renforceront-ils les clauses de leur contrat de travail1 ? Peut-être changeront-ils le nom de leur entreprise ? Mais quoi qu’ils fassent, ne les croyez pas. Ils ont passé des dizaines d’années à berner les Suisses et à s’enrichir sur le filon intarissable de la misère. Ne les croyez jamais !

Une question demeure : pourquoi certaines ONG ont-elles recours à des entreprises telles que Récoltis ? Premièrement, les grosses ONG doivent gérer des budgets considérables et les échelonner dans le temps. Deux options s’offrent alors à elles : soit elles laissent cette manne sur des comptes courants et piochent périodiquement dedans pour financer leurs activités et rémunérer leurs salariés, soit elles cherchent à la faire fructifier (ou au moins à amortir l’inflation, les dépenses courantes et les taux de change). Dans ce contexte, l’offre de Récoltis est un investissement parmi d’autres. Deuxièmement, les dialogueurs animant les campagnes par stands d’information sont des jeunes, aussi recrutés sur leur physique, et qui ont plus de facilités à alpaguer les vingtenaires, une tranche d’âge réputée difficile à cibler pour les ONG avec les outils traditionnels. Troisièmement, les donateurs recrutés en face to face sont plus fidèles dans le temps que ceux l’ayant été par des mediums plus distants (affichages, spots TV, courriers, etc.). En plus de ce service de prospection, les ONG peuvent également sous-traiter à Récoltis la gestion de leurs bases de données donateurs, la relance des prélèvements défectueux, le démarchage par téléphone et écrit.

Pour que cesse cette hypocrisie institutionnalisée2 et l’ignorance qui la permet, pour que les ONG complices adoptent des modes de financement en cohérence avec les objectifs qu’elles entendent servir, je vous invite à traduire dans les langues nationales cet article – évidemment libre de droits – et à le diffuser largement sous forme électronique ou papier dans vos réseaux. Ne nous y trompons pas : le problème pour ces ONG n’est pas que ce genre de pratiques existent – elles peuvent leur rapporter plusieurs millions par an –, mais qu’elles se sachent.

Et pour celles et ceux qui souhaitent effectivement s’engager en faveur de l’environnement ou des plus nécessiteux, je ne peux que vous conseiller de vous retrousser les manches et de recourir à une aide aussi directe que possible, en temps et en nature. En termes collectifs, privilégiez les associations et collectifs locaux, à échelle humaine et peu médiatisés. Enfin, soyez sympas avec les jeunes dialogueurs que vous serez amenés à croiser, la plupart ne sont là que depuis quelques jours et sont largement dépassés par le système qui les utilise.


(1) L’article 20 de mon contrat de travail traitait de la confidentialité et l’article 2.4. du document annexe intitulé « Description du poste de dialogueur » concerne la « communication aux tiers et aux journalistes ». Ces articles interdisaient aux dialogueurs toute communication directe avec les médias et les invitaient à renvoyer les journalistes vers le haut de la hiérarchie.

(2) En plus d’exercer légalement, Récoltis a signé des accords avec les Chemins de fer fédéraux suisses (CFF) leur permettant de démarcher les passants dans ses gares.

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