Histoire - Mémoire Thème du mois

« Contre analyse sur les nouveautés techniques »

Ce mois-ci Renversé s’intéresse à la contestation de la « course accélérée vers l’avenir ». Un thème de réflexion proposé tout au long de cette drôle d’année 2020 par les Archives contestataires. Il s’agit de revenir, à l’aide de documents d’époque, sur la période de généralisation de la voiture individuelle, des appareils électroménagers, de l’augmentation des rendements agricoles bruts, etc. pour se demander si ces « progrès » ont vraiment été unanimement acceptés ou s’ils n’auraient pas fait l’objet de certaines contestations.

Genève |

Nous proposons ci-dessous des morceaux choisis d’un texte de 1969 sur les nouveautés techniques dans les arts graphiques. Ces extraits viennent compléter l’article Stratégie syndicale et modernisation dans l’industrie des arts graphiques en donnant accès à la parole des acteurs de l’époque.

Cette « Contre analyse sur les nouveautés techniques », publiée dans Le Gutenberg, organe de la Fédération suisse des typographes (FST) en décembre 1969, vient à la fois clore la séquence de la négociation de la convention collective de travail (CCT) des typographes (1968) et ouvrir une séquence de contestation de la ligne syndicale de la FST.

La négociation de la CCT en 1968 est marquée par deux événements sans précédent. D’abord, après une première séance, la Société suisse des maîtres imprimeurs (SSMI) refuse de poursuivre la négociation (Le Gutenberg , 19 janvier 1968). Ensuite, les négociations ayant finalement eu lieu, ce sont les membres de la FST qui refusent la convention, contre l’avis du secrétariat fédératif (voir l’argumentaire de la section genevoise contre l’accord : Le Gutenberg , 3 mai 1968). Il faut organiser un second vote, en juin 1968, pour valider le texte (Le Gutenberg , 11 juillet 1968).

Face à cette contestation interne, le secrétaire fédératif Beat Weber rédige un rapport - dont nous n’avons trouvé d’autre trace que son résumé dans Le Gutenberg (3 juillet 1969) - sur la stratégie syndicale face aux innovations techniques. C’est ce rapport que Charly Barone, Christian Tirefort, Bernard Hess et Hans Bräm critiquent dans le texte présenté ici. Il faut, pensons-nous, lire ce texte comme un premier manifeste de l’opposition syndicale qui se met en place dans la section genevoise de la FST et qui aboutira à la constitution du Groupe de base de l’imprimerie. Il nous semble particulièrement intéressant de constater que cette opposition syndicale se cristallise, en premier lieu, autour de la question du progrès technique.

Les auteurs de cette contre analyse se prononcent pour une contestation humaniste du progrès.

Contre une forme de corporatisme supposée atténuer les effets néfastes des développements techniques, les auteurs de ce texte remarquable se prononcent pour une contestation humaniste du progrès : « Ce n’est pas le métier qu’il faut défendre, écrivent-ils, mais l’homme, tout ce qui fait l’homme sans lequel un métier n’est rien ! » Cette conception les amène à décrire les conditions de l’exploitation en tant qu’elles se prolongent bien au-delà du poste de travail (logement, transport, etc.)

On peut télécharger l’intégralité du texte ici ou en commander une version imprimée sur simple demande aux Archives contestataires.

Archives contestataires.

Les travailleurs de l’imprimerie en grève
Affiche de Jacques Coquio (Chant continu) annonçant une fête à la Salle du Faubourg dans le contexte d’une grève en 1977.

Contre analyse sur les nouveautés techniques (1969)

Il ne semble pas possible d’aborder la discussion sur le problème des nouveautés techniques, ainsi que sur les perspectives syndicales qui en découlent sans faire la critique des rapports écrits et oraux présentés sur le sujet. De ces rapports, on retire la certitude que la direction de la Fédération suisse des typographes ne voit de possibilité d’approcher ces questions qu’à partir de notre soumission la plus complète à l’évolution de l’organisation de la production dans notre profession. Les concentrations, l’évolution technique sont inéluctables. C’est comme le mauvais temps, on n’y peut rien. Il ne reste plus qu’à essayer de limiter les dégâts. Cette façon de voir est fausse. Si elle n’apparaît pas fausse à tous, c’est qu’il manque à ces rapports une analyse en profondeur de la société dans laquelle nous vivons et agissons ; d’une société dont l’organisation détermine en dernière analyse les problèmes auxquels notre syndicat, tous les syndicats, sont confrontés. Les concentrations industrielles et commerciales capitalistes sont, pour ceux qui les réalisent, un moyen de préserver et d’accroître les profits. Elles sont, en outre, un moyen de drainer les capitaux qui ont tendance à s’investir prioritairement dans les entreprises les plus rentables.

[...]

Dans le cadre de notre société suisse, l’évolution de la technique c’est l’évolution de l’organisation capitaliste du travail en vue des bénéfices. La technique n’est donc pas neutre et le problème est : qui dirige cette évolution ? C’est bel et bien là un problème de classe. Ce qui est favorable à l’une ne l’est pas à l’autre. Il est bien évident qu’à ce point de l’exposé, on va certainement avancer l’argument de la concurrence. Or il n’y a en fait, pour nous ouvriers, qu’une concurrence. C’est celle qui oppose ceux qui produisent et ceux qui font produire pour leur profit. Nous sommes ceux qui produisent. Le fait que nous soyons syndiqués en tant que classe sociale prouve que nous avons des intérêts propres à défendre.

La concurrence internationale, c’est le champ de bataille des capitalistes.

Notre syndicat doit donc être l’expression de notre conception fondamentale de la concurrence. La concurrence internationale, c’est le champ de bataille des capitalistes. En tant qu’ouvriers, nous ne pouvons qu’en être les victimes dans la mesure où nous n’avons pas de capitaux, que les capitaux sont propriété privée. La cogestion et la participation ne sont pas des solutions, parce qu’elles ne sont rien d’autres que le moyen, d’une part de tromper les salariés sur leur condition de salariés précisément, en les nommant, pour la circonstance, actionnaires. Un actionnaire du reste toujours minoritaire pour ce qui concerne les décisions ; sans autre rôle que celui de cautionner un système qui continue à l’exploiter mieux encore. Ce peut être un moyen, d’autre part, de pallier les fluctuations anarchiques des sources de capitaux habituels en drainant un capital plus sûr.

Le progrès technique capitaliste et ses conséquences

Dans cette optique, la technique est bien un moyen, pour le patronat, d’organiser la production en nous imposant sa conception de la marche de la production. Cette conception patronale de l’organisation de la production est fondée sur la division du travail qui aboutit à désorganiser la classe ouvrière, qui parvient à faire s’opposer entre eux les travailleurs. Cette division du travail est en gros la suivante : l’opposition ville-campagne qui, de nos jours, s’est déplacée du niveau national au niveau international et se traduit par l’exploitation des pays sous-développés par la classe dominante des pays industrialisés ; l’opposition travailleurs suisses-travailleurs étrangers, travail manuel-travail intellectuel, employés-ouvriers, hommes-femmes dans la production, jeunes-moins jeunes, qualifiés-non qualifiés. Ces divisions sont réelles, visibles et entretenues. Elles étendent leurs effets dans la formation professionnelle et même dans l’enseignement qui la précède. Ces divisions sont réelles et nous les voyons bien dans notre travail quotidien, où, suivant les professions, elles vont jusqu’à l’émiettement des fonctions, à la superspécialisation qui mutile le travailleur. Sur le plan syndical, chacun peut voir ce que cela a de néfaste lorsqu’il s’agit d’établir nos revendications, même les revendications traditionnelles.

[...]

Rythmes. Ce n’est pas difficile de comprendre qu’une machine tournant à deux mille à l’heure demande une attention moins aliénante qu’une machine tournant à huit mille à l’heure ! D’autre part, la fragmentation, par exemple, accélère les rythmes par la répétition du même geste.

Fatigue et dispersion. Ce sont les conséquences directes des deux points précédents sur lesquels on n’a fait que céder. L’individu, qui devient de moins en moins prédominant par rapport à la machine, se dissémine ; il perd tout son caractère pour se plier au rythme (à la volonté) de sa machine, elle-même là pour une seule raison, réaliser un maximum de plus-value qui, comme on le sait, ne va pas rentrer dans le compte de celui qui fait tourner la machine, ou qui la construit, mais dans celui qui en détient la valeur argent, de son possesseur. Encore une fois, on touche là un sujet qui semble être devenu tabou. On en arrive au fait que par la logique d’un système aveugle, la vie de l’individu, son équilibre, doivent être subordonnés à la machine, à son rythme effréné, et non le contraire – cela en fonction d’un seul impératif : le profit capitaliste.

Par la logique d’un système aveugle, la vie de l’individu, son équilibre, doivent être subordonnés à la machine.

Cela est valable en ce qui concerne notre vie au travail, mais il y a encore d’autres exemples nous touchant hors du travail. [...] On a vu ceci, notamment : La dégradation des conditions de transports. Un bus qui, il y a vingt ans, traversait la ville en dix minutes en met vingt-cinq de nos jours. Le trajet est devenu plus cher, la sécurité ne s’est en tout cas pas améliorée, etc. Cela provient du dépeuplement du centre des villes, leurs habitants étant rejetés aux périphéries, ce qui a pratiquement contraint de nombreux travailleurs à acheter une voiture pour aller au travail. Une telle situation est avant tout due au système d’investissement capitaliste. Les capitaux sont attirés par les centres où ils rapportent le plus, que ce soit utile à la collectivité ou non ; cela provoque des inégalités de développement absolument invraisemblables. Cela va de la spéculation la plus effrénée sur les terrains du centre-ville à l’abandon de quasi total de certaines régions : de là la crise du logement, de là l’impossibilité de circuler en ville en raison de la concentration des centres commerciaux par rapport aux zones habitées.

[...]

L’idéologie dominante (bourgeoise) a donc pour effet de nous rendre impuissants, car elle nous divise en tant que classe et s’efforce de nous diviser en tant que majorité politique potentielle (par la presse, la radio, la télévision, etc.) ; elle nous atomise en tant qu’organisation en nous atomisant individuellement, en rendant inutile l’organisation syndicale (négociations autour du tapis vert) et en cloisonnant deux choses indissociables : la vie au travail et la vie hors du travail. Elle a réussi à nous faire courir toujours après la même chose inatteignable, parce que toujours remise en question par des moyens plus fondamentaux : la possession des moyens de production et le contrôle absolu des investissements.

P.S.

Depuis sa fondation en 2007, l’association Archives contestataires collecte, décrit et valorise des archives issues de nombreux mouvements sociaux de la deuxième moitié du XXe siècle : contre-culture, anti-militarisme, droits des patients, lutte contre le nucléaire, luttes sociales, contre-information, anti-impérialisme, luttes étudiantes, etc.

Les archives collectées auprès de militant·es, ou de groupes encore existants, sont stockées dans des conditions adaptées à une longue conservation. Elles font l’objet de descriptions accessibles en ligne par le biais d’inventaires et d’un catalogue de bibliothèque.

L’association anime des rencontres autour de ses archives, participe au commissariat d’expositions, édite des ouvrages et organise des journées d’études.

La consultation des archives est ouverte à toutes et à tous, sur rendez-vous (voir les modalités sur site archivescontestataires.ch).

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