L’introduction des linotypes et monotypes, qui mirent fin à la composition à la main à la toute fin du XIXe siècle [1], a été interprétée par la Fédération suisse des typographes (FST) comme un changement inéluctable. Il ne semble pas que des débats importants aient eu lieu, alors, parmi les syndiqués, sur la conduite à tenir face à cette innovation. L’objectif syndical a été d’encadrer l’innovation technique en assurant l’exclusivité des ouvriers professionnels sur les nouvelles machines, là où le patronat cherchait à employer des ouvriers à moindre coûts.
A la fin des années 1960, la question des innovations technique se pose une nouvelle fois dans ce secteur. C’est l’arrivée de la composition sur ordinateur qui remplace peu à peu les linotypes, mais ce sont aussi les imprimeries intégrées, c’est-à-dire, des services de reproduction de documents en risographie ou photocopie qui sont incorporés aux entreprises et qui effectuent, au moins, les tirages de documents internes.
Face à ces changements, le syndicat des typographes adopte en substance la même ligne que 60 ans auparavant : il faut réserver l’usage des nouvelles machines aux professionnels et obtenir pour eux des améliorations des conditions de travail.
Il n’y a pas, souligne Beat Weber, le secrétaire fédératif national de la FST, de contestation de principe des techniques nouvelles : « […] le typographe conscient ne s’oppose et ne s’opposera pas aux nouveaux appareils et machines pour la composition et la photocomposition, mais il veut conserver son activité dans les futures techniques. » [2]
Mais le syndicat rencontre cette fois-ci une forte opposition parmi ses membres. L’approbation de la Convention collective de travail en 1968 – dont le contenu est très marqué par les innovations techniques – échoue une première fois devant l’assemblée générale de la FST, les positions du secrétaire fédératif sur cette question sont contestées dans le journal de la fédération.
Pour certains membres, et notamment pour la section genevoise qui appelait lors du premier vote à rejeter la CCT, l’ampleur des bouleversements technologiques devrait conduire à modifier en profondeur la stratégie syndicale. L’organisation corporatiste des syndicats de la branche devrait céder le pas à une organisation par entreprise, et, surtout, la paix du travail devrait être relativisée.
Courant 1969, Beat Weber produit un rapport sur la nécessité d’assurer aux typographes une formation adéquate aux nouvelles techniques. [3] Son contenu va être fortement contesté [4] par un groupe issu de la section genevoise et composé de Hans Bräm, militant du Parti du Travail et typographe à l’Imprimerie coopérative de la rue du Pré-Jérôme à Genève, Christian Tirefort [5], Charly Barone [6], et Bernard Hess [7]. Les quatre syndiqués écrivent notamment :
[Du rapport Weber], on retire la certitude que la direction de la FST ne voit de possibilité d’approcher ces questions qu’à partir de notre soumission la plus complète à l’évolution de l’organisation de la production dans notre profession. Les concentrations, l’évolution technique sont inéluctables. C’est comme le mauvais temps, on n’y peut rien. Il ne reste plus qu’à essayer de limiter les dégâts.
Cette façon de voir est fausse. Si elle n’apparaît pas fausse à tous, c’est qu’il manque à ces rapports une analyse en profondeur de la société dans laquelle nous vivons et agissons ; d’une société dont l’organisation détermine en dernière analyse les problèmes auxquels notre syndicat, tous les syndicats, sont confrontés.
Les concentrations industrielles et commerciales capitalistes sont pour ceux qui les réalisent un moyen de préserver et d’accroître les profits. Elles sont, en outre, un moyen de drainer les capitaux qui ont tendance à s’investir prioritairement dans les entreprises les plus rentables.
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Cette « contre-analyse » va susciter un important débat qui trouve un écho dans la durée dans les colonnes du journal de la FST. Interpellé par un collègue, deux ans plus tard, Christian Tirefort aura cette réponse lapidaire : « [...] moi j’accepte volontiers que nos machines tirent trois cents exemplaires de moins par jour si ça peut éviter de foutre en l’air ceux qui les font tourner. » [9]
Moi, j’accepte volontiers que nos machines tirent trois cents exemplaires de moins par jour si ça peut éviter de foutre en l’air ceux qui les font tourner.
Le surgissement de cette opposition sur la question des innovations techniques est un trait caractéristique de la période. De jeunes syndiqués, bénéficiant d’une solide formation théorique, contestent sur tous les plans les positions de la hiérarchie syndicale. Il est intéressant de constater que le premier thème sur lequel s’affirme une jeune garde syndicale soit précisément celui des innovations techniques. Les positions de ce groupe vont s’affirmer au cours des années 1970.
A Genève, un comité de base de l’imprimerie sera formé pour contester la FST et atténuer les effets de l’organisation corporatiste de la branche. Charly Barone et Christian Tirefort, signataires de la contre-analyse, seront parmi les animateurs de ce comité. Le journal d’informations et de luttes Tout va bien analyse ainsi la situation genevoise en 1975 :
Deux courants sont en opposition jusqu’au sein du Comité syndical cantonal : les chefs syndicalistes traditionnels d’une part, comprenant notamment trois membres du Parti du Travail (sur neuf), dont le président Hans Bräm15 (également membre du Comité directeur du PdT et jeune chef technique dans la boîte où il travaille) et le permanent syndical, le secrétaire Robert Schreiner, et, d’autre part, les partisans d’un syndicalisme réellement combatif, regroupés entre autres autour du Comité de base de l’imprimerie. Celui-ci, après s’être créé en opposition totale avec le syndicat et avoir recueilli assez d’audience pour déclencher une grève sauvage au Journal de Genève en 1971, a décidé, depuis deux ans environ, de participer activement au débat syndical et de se faire élire sur des positions de lutte au Comité. [10]
Dans l’un de ses textes programmatique, le Comité de base lie l’innovation technique et la nécessité d’une stratégie syndicale en rupture avec les négociations conventionnelles et la paix du travail :
[…] le patronat exploite à fond la récession pour abaisser la masse salariale, tout en accroissant la productivité, sachant fort bien que les négociateurs syndicaux ne disposent d’aucun moyen pour infléchir cette tendance puisque les instances centrales persistent à considérer la paix du travail comme une finalité, nous cantonnant par là à une attitude de repli totalement inadéquate. […] l’introduction de nouvelles techniques de composition et d’impression permet aux patrons de réduire encore et les effectifs et la masse salariale. […] En Suisse, cela ne saurait tarder (déjà au Journal de Genève, malgré la « crise », de puissants investissements sont en cours pour imposer la photocomposition). »
La situation dans les arts graphiques dans les années 1970 articule de façon exemplaire la question du progrès technique avec le développement d’une opposition syndicale dans l’un des plus anciens syndicat de métier. La position combative suscitée par l’ampleur et la violence (disparition de métiers, nécessité de réapprendre un métier à 50 ans, etc.) des changements technologiques ne trouve pas sa place dans la routine syndicale. L’énergie et la conviction de quelques syndiqués a momentanément grippé cette routine.
De nombreux documents autour de cette période et des luttes dans les arts graphiques peuvent être téléchargés ici.