Répression - Enfermement Livre Projet-Evasions

[3/8] Poser des questions ouvertes et sans enjeux particuliers

Le livre Comment la police interroge et comment s’en défendre est pensé comme un outil d’autodéfense contre la pratique policière de l’interrogatoire.
Un interrogatoire n’est pas un échange harmonieux entre deux individus. C’est un conflit. Dans ce conflit, notre ignorance fait leur force.

Stratégie de l’entonnoir & phénomène de l’engagement

Poser des questions ouvertes et sans enjeux particuliers en début d’interrogatoire est une pratique tout à fait banale, peu importe quel profil de suspect·e tu as. Si tu y réponds, les inspecteurs·inspectrices tiennent déjà un élément de pression contre toi si par la suite tu refuses de répondre. « Pourquoi avoir répondu à nos questions jusqu’ici mais refuser de le faire maintenant ? Vous avez quelque chose à nous cacher sur ce sujet ? »

Avec cette stratégie la police cherche à créer ce qui est appelé le phénomène de l’engagement : établir une attitude participative, un engagement émotionnel de ta part dans le processus d’interrogatoire. Plus tu réponds à des questions et donnes des informations, plus c’est ardu de t’arrêter, de déclarer ne plus vouloir poursuivre la discussion. Changer d’attitude nécessite de remettre en question les choix que tu as fait précédemment et de rebrousser chemin, ce qui, inconsciemment, peut s’avérer difficile.

C’est à nouveau le silence qui t’aidera le plus face à cette situation. Refuser d’entrée de jeu de répondre aux questions de la police, même si elles paraissent inoffensives, coupe l’herbe sous les pieds des inspecteurs·inspectrices souhaitant te piéger avec la stratégie de l’entonnoir. Sans réponse de ta part, pas de piège à tisser.

Le camarade Knut continua de prendre quelques notes jusqu’à ce qu’il se penche en arrière en poussant un gros soupir et jouant à nouveau le rôle de l’homme étonné : quoi qu’il en soit, dit-il, il ne pouvait pas comprendre pourquoi quelqu’un voudrait couper tous les ponts derrière soi, juste pour une femme. Certes, la République Démocratique d’Allemagne n’était pas un pays de cocagne, il fallait travailler dur si l’on voulait se créer une certaine prospérité, mais c’était le cas partout. D’autre part, il n’y avait pas d’exploitation en RDA et pas d’avenir incertain pour ceux qui voulaient travailler. Dans la société compétitive capitaliste, et cela même leurs propres critiques sociaux occidentaux le confirmaient, tout le monde essayait d’écraser tout le monde simplement pour avancer un peu plus soi-même. C’était une véritable guerre de tous contre tous qui se déroulait dans la République fédérale. Est-ce que lui, Lenz, voulait d’une telle vie, est-ce qu’il voulait que le monde reste bloqué dans cet état-là ?
− N’avez-vous pas appris dans vos études que dans le capitalisme, l’homme n’est qu’un outil entre les mains des propriétaires des moyens de production et qu’il n’est nourri que pour pouvoir être exploité davantage ? Nous voulons créer un monde dans lequel l’homme est la force créatrice, nous voulons construire une Allemagne véritablement démocratique et socialiste. Cela ne vaut-il pas la peine de travailler pour l’obtenir 
Attention, Lenz ! C’est encore une de ces situations pièges. Ils ne sont pas encore satisfaits de ce qu’ils ont découvert sur toi jusqu’à présent. 
− Vous ne dites rien ?
Lenz se tut. Il y avait une frontière pour tout ; la Stasi ne le laissait pas traverser librement leur frontière, il ne laisserait pas la Stasi traverser la sienne. Après tout, il n’était pas un distributeur automatique ; insérez quelques cigarettes et récoltez des réponses en échange. 
− Alors vous pensez que tout est merveilleux ici ? Si c’est le cas pourquoi avez-vous voulu partir ?
Lenz voulait continuer à rester silencieux, mais finalement l’envie de parler fut plus forte. 
− Je suis peut-être comme le kangourou stupide qui saute hors du zoo et abandonne tout son confort − nourriture, tranquillité, sécurité − juste parce qu’il a une idée floue de la lointaine Australie.
− un Zoo ! Aha 
Le lieutenant nota le mot.
− Vous vous êtes donc senti « piégé » avec nous 
Tu vois, Lenz, c’est si facile de se trahir soi-même 
− Disons que je m’y sens à l’étroit 
− Et qu’est-ce qui vous a fait vous sentir piégé ?

Extrait librement traduit du livre, Krokodil im Nacken, Klaus Kordon 2008

Mécanisme d’acceptation inconscient

− Vous vous appelez bien Georges Jackson  [1] ?
− Oui
− Vous avez déjà eu affaire aux services de police par le passé ?
− Oui
− En consultant votre dossier, je constate que vous êtes marié et que vous avez deux enfants, est-ce bien exact ?
− Tout à fait

Posées comme une introduction protocolaire à l’interrogatoire, ces questions ont l’air totalement inoffensives voire même inutiles. Pourtant elles sont le cœur d’une stratégie de manipulation provenant du domaine du marketing : le mécanisme d’acceptation inconscient. Cette technique est utilisée en tout début d’interrogatoire pour amorcer le dialogue avec la personne interrogée. Les inspecteurs·inspectrices connaissent déjà les réponses et n’ont aucun intérêt à ce que tu les confirmes. L’utilité de cette stratégie repose dans le fait de t’amener à dire « oui » à une question à laquelle en tout bon sens c’est l’unique réponse possible. En répondant par la positive à des choses apparemment insignifiantes, tu te mets en position inconsciente de dire « oui » à des faits bien plus conséquents.
Dans le domaine de la vente, cette technique est couramment utilisée, par exemple lors de ventes par téléphone ou dans la rue. La théorie du marketing veut qu’un·e vendeur·vendeuse arrive plus facilement à vendre son produit après avoir fait dire trois « oui » à sa « victime commerciale ». L’objectif est d’encourager la personne auditionnée à une attitude de collaboration positive pour la suite des événements.

Pour éviter de se faire influencer par cette stratégie, le meilleur moyen est d’aborder d’entrée de jeu une attitude de non-collaboration avec les policiers·policières qui mènent l’interrogatoire. Le plus simple est de répondre dès la toute première question avec la phrase « je fais usage de mon droit au silence » et de la répéter à chaque question.

Notes

[1Hommage à Georges Jackson (1941-1971), afro-américain incarcéré à dix-huit ans pour un délit mineur à un an de prison reconductible. Il ne sortira jamais de prison et y mourra à l’âge de 30 ans, assassiné par un gardien. Georges Jackson est une figure emblématique des luttes de prisonniers·prisonnières contre le système pénitentiaire et le racisme. Pour lire ses textes : Georges Jackson, Les frères de Soledad, Édition Syllepse, et Georges Jackson, Devant mes yeux la mort, Édition Gallimard.

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