Traduit de l’américain en français par Pablo A.
« La logique du genre » est paru une première fois dans la revue marxiste EndNotes.
Qu’est-ce que le genre dans le capitalisme contemporain ? C’est à cette question qu’invite à répondre ce recueil, à partir d’une démarche théorique inspirée du féminisme et du marxisme. Il s’agit de penser, depuis une analyse systématique du rôle joué par le travail domestique et les violences de genre dans notre système économique, un monde au-delà de l’exploitation, et donc du genre et de ses contraintes. Un communisme au présent, qui s’empare de tous ces questionnements, trop souvent ignorés dans l’histoire du mouvement ouvrier.
1.Votre texte, « La logique du genre » a été très influent parmi les féministes et plus particulièrement les féministes marxistes. Est-ce que vous pourriez nous dire quelques mots sur les motivations qui vous ont poussées à l’écrire et sur les projets théoriques qui ont conduit à vos recherches actuelles ?
Nous avons commencé à travailler sur « La logique du genre » à la fin de l’année 2011. Au sein du petit milieu marxiste qu’on appelle communément la « théorie de la communisation », et auquel nous appartenons, le genre a rarement constitué un sujet de discussion. Et aujourd’hui encore, dans ces cercles largement influencés par l’ultragauche historique — même lorsqu’ils prennent leur distance avec cet héritage — la question du genre est tenue pour étrangère au marxisme, quand elle n’est pas tout simplement considérée comme une distraction des vraies questions que sont les classes, l’économie, etc. Cette situation a changé lorsque le groupe français Théorie Communiste (TC), très influent dans ce milieu, a publié, en 2010, le texte « Distinction de genres, programmatisme et communisation ». Ce texte, qui a suscité bien des controverses, a placé le genre au centre des débats et est devenu une lecture préalable à toute tentative de comprendre le mode de production capitaliste et les lois de son mouvement. Pour nous deux, en tant que personnes socialisées comme femmes (une petite minorité dans ce milieu à l’époque) ça a été un véritable soulagement. Bien que nous ayons nos propres désaccords avec le texte, il a ouvert la voie et a mis le genre au premier plan de toute discussion théorique au sein de notre cercle communiste.
D’après nous, cependant, la théorisation proposée par TC pose problème. TC pose l’existence de « deux contradictions » : l’une opposant les pôles antagoniques que sont le prolétariat et le capital et l’autre mettant aux prises les catégories d’homme et de femme. Chez TC, la classe (première contradiction) et le genre (seconde contradiction) sont analysés sur un mode transhistorique, car la relation entre ces deux contradictions est située dans un mode de production plus ancien, antérieur au capitalisme. Cette analyse est, toujours selon nous, profondément insatisfaisante, car nous considérons que la division genrée du travail sous le capitalisme — et notamment celle qui existe au-delà du marché — est distincte de celle qu’on peut rencontrer dans tout autre mode de production. Nous pensons qu’il faut déplacer le cadre du débat pour le resituer dans la forme de reproduction historiquement spécifique au capitalisme, elle-même contradictoire, et qui a été théorisée par Marx, dans son ouvrage de critique de l’économie politique, Le Capital.
Notre texte, « La logique du genre », est par ailleurs le résultat d’un développement théorique collectif au sein d’Endnotes, et son écriture a été précédée de rencontres régulières autour de la question du genre auxquelles participaient activement tous les membres de la revue : nous deux, ainsi que quatre hommes. Si ces discussions (souvent bonnes, mais pas toujours courtoises [1]) ne nous ont pas conduits à un consensus quant à la compréhension du genre, elles ont été essentielles pour saisir les limites et les problèmes des analyses théoriques communistes d’alors et les écueils que nous voulions éviter dans notre propre contribution. Au cours du processus d’écriture de la version finale, l’article a été au centre de nombreux désaccords et accrochages au sein d’Endnotes, qui ont, rétrospectivement, contribué à en faire un texte plus riche et plus rigoureux.
Au cours de cette première période de recherche, de lectures et de discussions, nous nous sommes plongées dans l’œuvre des féministes marxistes les plus importantes comme Fortunati, Dalla Costa ou Federici, mais nous souhaitions également aller au-delà et nous approprier les idées de féministes telles que Butler ou Kristeva. Nous avons procédé à une recherche historique conséquente autour de la transformation des rapports de genre au sein du mode de production capitaliste, et nous nous sommes notamment largement inspirées du travail de Wally Seccombe.
2. J’ai remarqué sur le site d’Endnotes que votre essai a été traduit en japonais et en chinois. C’est assez inhabituel. Pourriez-vous expliquer à nos lecteurs comment vous êtes entrées en contact, à l’international, avec des féministes marxistes de ces régions ? Avez-vous actuellement un échange avec des théoriciennes de ces communautés ?
À l’époque de la rédaction de l’article, nous avions déjà des contacts avec des gens en Chine, qui appartiennent également au courant de la communisation et qui publient la revue Chuang, « un collectif communiste qui considère que la ’question chinoise’ est centrale pour comprendre les contradictions du système économique mondial ainsi que les possibilités de son dépassement » [2]. Ils nous ont proposé de traduire « La logique du genre » en chinois, et nous ont invitées à présenter le texte à Guangzhou et à Hong Kong en octobre 2018. L’une d’entre nous devait se rendre en Chine, mais un cancer du sein lui a été diagnostiqué une semaine avant le départ, et elle n’a donc pas pu voyager. Mais un autre participant d’Endnotes est parvenu à présenter le texte à notre place et une riche discussion avec des activistes et des féministes s’en est suivie à Guangzhou comme à Hong Kong, au cours de laquelle la pertinence dans le contexte chinois et international des concepts développés dans « La logique du genre » a été débattue. Ce participant nous a ensuite rapporté ces échanges ainsi que les débats en cours dans le milieu féministe chinois à ce moment-là — ainsi que des informations concernant la violente répression des féministes chinoises quelques années plutôt (l’arrestation des « Cinq Féministes » par exemple) et plus largement, sur les grèves et les mouvements sociaux récents.
3.Nos lecteurs sont pour la plupart des spécialistes du monde asiatique, ou des personnes qui réfléchissent à ces questions hors des contextes européens et américains et notamment dans les États-nations plus récents, comme la République Populaire de Chine ou l’Inde. L’un de nos membres s’est intéressé à Banaji, par exemple, et à la manière qu’il a de repenser le rôle du capital commercial en Asie. Cela dit, les distinctions que vous établissez — le patriarcat comme caractéristique historiquement spécifique au capitalisme, les transformations du patriarcat par rapport aux différentes positions structurelles au sein des totalités capitalistes, par exemple — me semblent utiles pour « clarifier, transformer et redéfinir les catégories que nous avons héritées du féminisme marxiste », mais aussi suffisamment vastes pour que les chercheurs les trouvent maniables, appropriables et pertinentes. Pourriez-vous développer là-dessus ?
Quand nous avons décidé d’écrire « La logique du genre », nous espérions que nos catégories seraient appropriables par quiconque ayant un bagage rudimentaire en matière de critique marxienne de l’économie politique. Il est vrai que la périodisation que nous proposons dans la cinquième partie de « La logique du genre » est spécifique au monde occidental à de nombreux égards, mais les dynamiques qui donnent sa forme au genre partout ailleurs, et en Asie en particulier, montrent que les activités reproductives subissent des processus similaires d’absorption et d’expulsion vis-à-vis de ce que nous nommons la « sphère directement médiée par le marché ». Ces phases d’intégration sociale qui sont suivies par un processus d’« abjection » n’ont pas le même point de départ dans toutes les régions d’Asie. La Chine, par exemple, n’a pas connu de femme-au-foyérisation [3] et de naturalisation des activités reproductives au sein de la « sphère indirectement médiée par le marché » suivie par une période de socialisation. Ces processus se sont plutôt déroulés dans le sens inverse, en raison de la forme particulière de modernisation socialiste qu’a connue le pays.
Selon les estimations comparatives de l’OCDE, cependant, les femmes chinoises exécutent quasiment les trois quarts des activités domestiques non payées par jour (72 %) [4]. Ce qui signifie que, quelle que soit l’étendue de la socialisation de la reproduction, elle n’aboutit pas à l’égalité dans la division genrée du travail hors du lieu de travail. On peut aujourd’hui observer une sorte de femme-au-foyérisation, qui se développe pour la première fois de l’histoire chinoise, malgré une main-d’œuvre la plus féminisée de tout le continent. La théoricienne du genre Emiko Ochiai a d’ailleurs appelé ce phénomène la « refemme-au-foyérisation », car les anciennes structures de parenté patriarcales ont, en réalité, été réactivées sous de nouvelles formes [5]. À l’heure actuelle, de plus en plus de femmes sont surchargées de travail dans les deux sphères et sont contraintes d’abandonner tout travail salarié afin de se consacrer à la reproduction à plein temps. De plus, cette double journée de travail déjà à l’œuvre en Chine montre de grandes similarités avec la situation occidentale, où on a assisté à une augmentation de la participation à la population active, ou « dé-femme-au-foyérisation », dans la seconde moitié du vingtième siècle.
Comme vous pouvez le constater, en Chine, le mouvement entre les deux sphères a suivi une trajectoire opposée, mais une séparation structurelle demeure envers et contre tout. Malgré une modernisation qui a pris la forme d’une socialisation, nous observons qu’il y a toujours un reste genré d’activités non-salariés — similaire à ce qui existe dans les pays occidentaux dominés par le marché. Bien qu’il y ait de nombreuses différences, dont aucune ne saurait être ramenée à une origine unique, il y a toujours quelque chose d’universel que nous cherchons à identifier et qui consiste toujours en une séparation et une assignation genrée de l’activité non-salarié sous le capitalisme dans une sphère indirectement médiée par le marché ou par l’État. Bien que nous ne prétendons pas avoir une expertise en la matière, nous pensons qu’il est possible d’enrichir certaines de nos catégories relatives à la logique du genre en Asie en analysant les diverses résonances et discontinuités entre les pays asiatiques et entre l’Asie, l’Europe et l’Amérique du Nord. C’est en nous attelant à cette tâche que nous avons découvert l’article d’Emiko Ochiai, « The Logics of Gender Construction in Asian Modernities » (ce titre nous a attirées en raison de son usage du pluriel, logique, là où nous n’avions recours qu’au singulier). Selon Ochiai, le concept de la famille moderne, incluant « la séparation entre les sphères domestique et publique », et la « division du travail fondée sur le genre, avec une sphère publique assignée aux hommes et une sphère domestique assignée aux femmes » doit être historiquement relativisé et déconstruit afin de comprendre les transformations de genre dans l’Asie moderne [6].
Ochiai note que la Chine a entrepris sa modernisation dans un contexte où les structures de parenté patrilinéaires spécifiques à la région étaient déjà bien établies, tandis que des structures non patriarcales ou non patrilinéaires qui sont davantage « bilatérales » pouvaient être observées ailleurs en Asie de l’Est. On peut d’ailleurs noter que les régions qui ont « une structure de parenté bilatérale […] sont également celles qui connaissent la plus forte participation féminine à la population active, et celles qui sont patrilinéaires […] enregistrent les participations les plus basses » — à l’exception de la Chine qui a connu une socialisation bien plus importante de sa main-d’œuvre [7]. En guise d’exemple de parenté bilatérale et de participation féminine constante au marché du travail, on peut citer la Thaïlande, qui a été étudiée par Hashimoto (Seki) Hiroko dans son article « Housewifization And Changes In Women’s Life Course In Bangkok » [8]. Elle dit que la forme familiale traditionnelle thaïlandaise constitue une « famille-réseau » : une structure familiale dans laquelle le soin et l’élevage des enfants sont pris en charge par des proches et non par les parents directs. Elle explique que l’introduction relativement récente de l’idée de femme au foyer en Thaïlande est un phénomène qui touche la classe moyenne et qui concerne certaines familles en particulier, dans la région de Bangkok, pour lesquelles un haut niveau d’éducation des enfants est exigé. Voir leurs enfants accéder à l’université est la motivation principale de ces femmes (souvent elles-mêmes très éduquées) qui deviennent mères au foyer — en vue de contribuer directement à l’éducation de leurs propres enfants dès le plus jeune âge. Sans cela, la femme-au-foyérisation resterait historiquement exceptionnelle en Thaïlande, la structure familiale bilatérale en réseau étant prédominante.
En bref, nous reconnaissons que l’idée d’une femme au foyer asiatique « traditionnelle » ne recoupe aucune réalité, car la division sexuelle n’a jamais été un phénomène universellement patriarcal et la modernisation a pris de nombreuses formes. Le mode sur lequel ces différentes formes de patriarcat en sont arrivées à faire système, reproduisant ainsi le capitalisme, est bien évidemment une question historique, et non la conséquence d’un développement logique au sein d’une architecture strictement conceptuelle. Notre argument ne consiste donc pas à dire qu’il n’y a qu’une seule et unique logique donnée qui absorberait toutes les activités genrées — non-productives de valeur — au sein de la sphère indirectement médiée par le marché. Nous observons plutôt un mouvement complexe et souple de contraction et d’extension qui se déploie en parallèle de l’intégration et de l’expulsion de la reproduction du prolétariat hors de la reproduction formelle du capital. Ces mouvements sinueux se retrouvent en Asie comme dans la plupart des pays d’Europe ou des États-Unis, même si leurs spécificités et le rythme de leurs différentes phases ne se ressemblent pas. Mais ces processus, et l’accélération du mouvement de balancier entre les différentes phases qui se répètent, ne laissent pas intact le contenu de ces activités genrées ni la relation entre celles et ceux qui sont assignés à ces activités et à ces sphères. C’est particulièrement remarquable dans le cas des populations qui ont expérimenté plusieurs de ces oscillations au cours d’une même vie, s’ils sont assignés à une activité naturalisée qui a été dénaturalisée par son intégration, sa socialisation ou son expulsion hors du marché.
Nous constatons par exemple qu’à l’occasion de la pandémie, alors que la responsabilité pour de nombreuses activités incombe soudainement aux parents (l’éducation par exemple), dans la plupart des cas cette charge nouvelle repose sur les épaules des mères. En raison de la rapidité de cette transformation, l’acceptation subjective de cette nouvelle naturalisation des activités est loin d’être acquise. C’est ce que nous voulions saisir avec le concept de l’abject, qui est à la fois une description d’une dynamique au sein de la division genrée du travail et un rapport subjectif à cette dynamique.
4.Le court essai de David Harvey intitulé Une Brève Histoire du néolibéralisme est devenu un classique parmi les spécialistes du monde asiatique, en raison, notamment, de l’attention toute particulière qu’il accorde à la mondialisation aux États-Unis et en Chine. Vous êtes-vous appuyées sur ses concepts de néolibéralisation et de « genre », lorsque vous avez abordé la question de la subsomption et de la marchandisation des activités indirectement médiées par le marché et de l’essor de l’abject au cours des transformations du début des années 1970 ?
Pour faire bref, non. David Harvey n’est pas l’inspiration à l’origine de la périodisation que vous trouverez dans « La logique du genre », même si nous avons lu nombre de ses livres, et en particulier Le Nouvel Impérialisme, dans lequel il offre un contenu empirique fascinant. De manière plus générale, l’approche de « l’École de la Régulation » française nous intéresse davantage, même si nous estimons qu’elle pose de nombreux problèmes. Nous sommes en effet plus intéressées par la longue durée du développement capitaliste — en insistant sur la continuité des formes sociales — qu’à la périodisation du capitalisme en termes de « régimes d’accumulation » mutuellement exclusifs et inutilement ramenés à une stricte question de « politique ». Selon nous, la régulationniste Nancy Fraser est probablement plus utile qu’Harvey, même si, comme lui, elle considère l’État-providence keynésien comme un possible refuge face à la catastrophe libérale. Nous, sûrement pas !
Toute discussion à propos du néolibéralisme reste insuffisante si on omet d’examiner en premier lieu les transformations qui ont frappé la reproduction prolétarienne au cours des derniers siècles. Cette histoire est marquée par une séparation structurelle entre production de biens et de services pour le marché, d’un côté, et reproduction de la force de travail de l’autre. Au moment où la Terre entière a été subsumée sous les rapports capitalistes de production, la domination de la forme-valeur a relégué les activités nécessaires restantes — celles qui font office de carburant de la force de travail — à la « sphère indirectement médiée par le marché », spatialement et temporellement périphérique à la production et à l’échange de valeur. La séparation des sphères directement et indirectement médiées par le marché est un processus formel qui devient concret dans la période dite « fordiste » du développement capitaliste, bien qu’il lui préexiste structurellement.
Cette séparation structurelle poursuit deux trajectoires historiques dans sa concrétisation potentielle. La première est celle de l’industrialisation, coïncidant avec la « subsomption réelle » et l’intensification de la production dans le cadre de journées de travail plus courtes, et temporellement distinctes de la temporalité de la reproduction, qui prennent place dans d’importantes concentrations industrielles (usines, mines, etc.), à distance des lieux de vie du prolétariat.
Dans la phase initiale et extensive du capitalisme, celle de la « subsomption formelle », cette séparation spatiale et temporelle n’était pas complète, le travail productif demeurait souvent cloisonné dans l’espace domestique et toute la famille y prenait part durant de longues heures. Cependant, lorsque la production domestique a été restreinte et les méthodes artisanales remplacées par des processus continus dans les usines, les cadences de travail constantes et sans interruption sont devenues la norme. Bien que les travailleurs aient conquis des journées et des temps de travail allégés et que les enfants n’aient plus été contraints de travailler, le capital a réussi à imposer une journée de travail bien plus intense, et cette intensité est venue à son tour renforcer la distinction concrète entre travail productif pour le marché et travail reproductif « non payé » effectué dans le foyer. Cette nouvelle intensification a, à son tour, consolidé la division genrée du travail.
L’intensité du processus de production et l’éjection de la production hors des foyers ont finalement rendu impossible toute forme d’allers-retours entre activités productives et reproductives, toute possibilité de se consacrer à plusieurs tâches à la fois [multitasking]. Avec le temps, les espaces et les temporalités du travail salarié et de la reproduction sont ainsi devenus absolument distincts et divisés entre usine et foyer – dans lequel le travail reproductif est de plus en plus isolé de la production et de l’échange de valeurs, et se retrouve également naturalisé par rapport à la temporalité de l’usine. Les mères, et non les pères, en tant que sujets et objets de cette naturalisation, se voient attribuer la responsabilité sociale, l’entretien des nouveau-nés et des enfants, sans obtenir aucune reconnaissance sociale (sous la forme d’un salaire) en contrepartie.
Ce processus est en partie dû à la transformation significative, en parallèle de la séparation temporelle et spatiale du « travail et de la vie », de la forme-salaire elle-même, à savoir sa monétarisation et son individualisation, renforçant ainsi le fétichisme du salaire. Par le passé, lorsque les travailleurs étaient payés en nature, ils pouvaient percevoir un rapport entre leur reproduction domestique et ce qu’ils avaient, semble-t-il, « gagné ». Les salaires sous forme de denrées alimentaires, par exemple, pouvaient apparaître pour ce qu’ils sont : du carburant pour la reproduction des travailleurs. Lorsque le salaire est devenu monétaire, cependant, et qu’il a été individualisé sous la forme du contrat de travail, la division genrée du travail au sein du foyer s’est restructurée autour de la fétichisation masculine de la journée de travail. Le salaire devient la forme qui délimite un « travail » masculinisé d’une « vie » féminisée – traçant idéologiquement les frontières de ce qui est supposément « payé pour » et ce qui ne l’est pas.
Selon Marx, bien sûr, aucun travail n’est « payé » par le salaire. Cependant, le paiement individuel de salaires sous forme monétaire – au chef et soutien de famille, en l’occurrence – apparaît alors comme un équivalent de sa qualification et de son effort dans la production, ce qui valorise encore davantage son activité au détriment de celle du foyer. En raison du fétichisme du salaire, la reproduction de la force de travail apparaît formellement hors du rapport capital-travail – appartenant plutôt à l’espace-temps du loisir et de la consommation –, elle est soustraite à l’espace et au marché formel du travail. Ainsi, la reproduction de la marchandise force de travail peut être comprise comme ce qui est médié, indirectement, par l’échange marchand entre le propriétaire de force de travail et le propriétaire d’argent.
Le fétiche du salaire reproduit de plus la séparation structurelle entre les sphères, même si les femmes font leur entrée sur le marché du travail. Plus nous avançons vers le néolibéralisme, plus les activités reproductives précédemment non salariées et effectuées dans le cadre du foyer sont privatisées et médiées par le marché – particulièrement lorsque les femmes entrent sur le marché du travail en tant que vendeuses individuelles de leurs forces de travail et donc en tant que propriétaires individuelles de leurs propres salaires.
Mais cette marchandisation de la reproduction n’entraîne pas la disparition de la « sphère indirectement médiée par le marché ». Étant donné que les services reproductifs représentent un coût et amputent donc d’autant les salaires, la plupart des foyers prolétariens ne peuvent se les offrir et il demeure un reste d’activité non salarié, transféré des foyers les plus riches vers les plus pauvres. Ce reste d’activité reproductive reste donc non-salarié même s’il se déplace à travers les écarts de revenus, les frontières et même les océans. Même lorsque les services reproductifs sont médiés par le marché et « payés » à travers le monde entier, la reproduction des forces de travail prolétarisées les plus fortunées est transférée à celles et ceux qui ne sont pas ou peu payés [9].
On assiste de plus à un transfert du temps de loisir des classes moyennes vers les prolétaires les moins bien rémunérés, les employées mal payées du secteur des services voyant leur temps « ubérisé » au bénéfice de ceux qui peuvent s’offrir ces loisirs sous forme marchande. Cependant, le transfert de la reproduction sur le dos d’autres prolétaires est bien souvent la meilleure option pour les mères de la classe ouvrière qui sont elles-mêmes « pauvres en temps » à cause de leurs activités sur le marché. Pour emprunter l’expression bien connue de Nancy Fraser, nous pouvons suivre le « transfert international du care » qui, via la « division internationale du travail reproductif », est à l’origine de l’expansion de la sphère indirectement médiée par le marché . Comme elle et d’autres l’ont montré, le soi-disant « déficit de care » a souvent été comblé par les femmes migrantes en provenance des pays les plus pauvres. Pour se faire, « les immigrées doivent transférer leurs propres responsabilités familiales et communautaires à d’autres travailleuses du care, toujours plus pauvres, qui doivent à leur tour en faire de même et ainsi s’agrandissent les ’chaînes mondiales du care’ », comme le dit Fraser. Loin de combler ce déficit « ce dernier est simplement transposé des familles les plus riches vers les plus pauvres, du Nord mondialisé vers le Sud mondialisé » [10].
L’argument de Fraser concernant le néolibéralisme est consistant avec la théorisation proposée par « La logique du genre » selon laquelle un reste de la reproduction mondiale persiste toujours et qu’il excède le marché, l’État et le salariat, retombant ainsi sur les épaules des femmes les plus pauvres au niveau mondial. Nous affirmons, cependant, que cette situation est le résultat d’un manque structurel de salaires agrégés comparé à la totalité du « travail nécessaire », et représente donc un surplus d’activité non rémunérée nécessaire à la reproduction de la force de travail mondiale, au-delà de la somme totale des services assurés par l’État et le marché.
Notre discussion à propos de ce que nous appelons « l’abject » est, entre autres, une analyse de l’élasticité de cette « sphère indirectement médiée par le marché » – son expansion et sa contraction en relation avec le marché et l’État, particulièrement sous le néolibéralisme. En effet, dans la période néolibérale, non seulement la reproduction de la force de travail est toujours davantage privatisée, mais elle est également repoussée vers l’espace domestique à mesure que le secteur public se réduit. L’« abjection » est une autre façon de comprendre la dynamique historique de socialisation et de dé-socialisation, reliant ainsi le destin des pays anciennement ou présentement socialistes à celui des États néolibéraux occidentaux. Au cours de leur transition à l’économie de marché – lorsque les services publics ferment au terme de la période de socialisation – tous les États connaissent un tournant similaire à celui qu’a connu le néolibéralisme vers un renforcement des valeurs familiales et des rôles genrés traditionnels. Dans les contextes postsocialistes, les activités dé-socialisées deviennent « abjectes » et sont ainsi re-naturalisées au sein de l’espace domestique, car la famille est précisément la seule institution sociale qui reste.
Nous pouvons de la même manière, observer les effets de sanctions économiques sur les foyers au moyen du concept d’« abjection », car les restrictions qu’elles imposent sur les biens entrant dans la reproduction de la force de travail font augmenter le travail nécessaire pour créer ces biens « à partir de rien ». Comme Nazanin Shahrokni l’a montré dans son étude, « Bursting at the Seams : Economic Sanctions and Transformation of the Domestic Sphere in Iran » [11], la sphère indirectement médiée par le marché est affectée par ces limitations soudaines imposées à la consommation, augmentant le temps et l’énergie nécessaire pour réaliser une même reproduction. Il y a une augmentation nette des activités domestiques qui dénaturalisent en retour, en partie du moins, la reproduction, contribuant au désenchantement grandissant à l’égard d’une vie de couple coûteuse et chronophage. Selon Nancy Fraser, les crises structurelles entraînent des « luttes de frontières » [12] autour de tout ce qui sépare production et reproduction, travail et vie de famille.
Tout ceci est une fois de plus similaire à ce que nous entendons par le concept d’abjection. Aujourd’hui, par exemple, nous sommes plongés dans une crise économique dont nous faisons l’expérience, au niveau international, comme un « processus d’abjection ». Alors que la pandémie de Covid a révélé la pénurie et le délabrement de nombreux systèmes de santé et des services publics des États tout autour du globe, les contradictions qui sous-tendent cette situation restent pour la plupart cachées dans les tréfonds de la sphère genrée. Les États néolibéraux se sont débarrassés en catimini de la charge supplémentaire de care et de travail domestique induite par l’augmentation nette du travail nécessaire à la survie en temps de pandémie en la confinant dans la sphère indirectement médiée par le marché – qui s’élargit rapidement à la faveur du Covid, révélant ainsi que tout surplus de reproduction déplacé vers les foyers est le plus souvent pris en charge par les femmes [13].
Certains économistes qui ont analysé la pandémie ont toutefois montré que non seulement nous avons assisté à une perte disproportionnée d’emplois féminins (puisque les femmes assurent la majorité des postes dans le secteur des services), mais que l’autre cause de la « she-cession » [parfois traduit « récession rose » en français, pour désigner la destruction d’emplois dans les secteurs où la main-d’œuvre est majoritairement féminine] est liée à une augmentation brutale des activités indirectement médiées par le marché, plus particulièrement pour les parents avec des enfants en bas-âge. À la suite des confinements successifs, qui impliquaient bien souvent la fermeture des écoles et des garderies, et puisque les enfants devaient être surveillés et élevés dans l’espace domestique, près de douze heures supplémentaires de travail domestique ont été ajoutées par foyer chaque semaine. Ce qui ne laissait souvent aux parents d’autres choix que de réduire le temps consacré à leurs emplois rémunérés. (Sur la relation entre l’essor de l’abject et les conflits entre parents à la faveur de la pandémie, voir l’article : D. I. DesRoches, S. H. Deacon, L. M. Rodriguez, S. B. Sherry, R. Nogueira-Arjona, M. M. Elgendi, S. Meier, A. Abbass, F. E. King, S. H. Stewart, S. H.« Homeschooling during COVID-19 : Gender Differences in Work–Family Conflict and Alcohol Use Behaviour among Romantic Couples. », Soc. Sci. 2021, 10, p. 240.) Dans le cas de l’« enseignement à distance », nous avons vu une composante de l’éducation qui est en réalité une forme socialisée de l’élevage des enfants devenir « abjecte » et être imposée à la sphère non-salariée et indirectement médiée par le marché qu’est le foyer, là où les femmes ont toutes les chances de les prendre en charge. Ainsi, les mères – bien plus que leurs compagnons – ont été forcées de réduire leurs heures de travail ou de quitter complètement la main-d’œuvre active, car les écoles ferment et qu’elles ne peuvent plus prétendre à l’élevage des enfants sous forme marchande ou compter sur des membres plus âgés de la communauté.
Les pères (qui ont également été étudiés) ont apparemment pu maintenir en général la frontière entre travail et loisir, leur charge de travail concernant l’élevage des enfants ayant beaucoup moins augmentée. Les mères, en revanche, ont pris de plein fouet ce processus d’abjection, contribuant à l’essor dramatique des violences domestiques auquel nous avons assisté. On ne peut qu’espérer que dans les suites de la pandémie, cette dénaturalisation radicale de la reproduction – suivi par les tentatives de re-naturalisation forcée – puissent entraîner le désir de certaines et de certains d’une autre organisation du travail, de la vie et du soin [14].
En tout cas, et quelles que soient les causes du chômage parmi les femmes, les inégalités de genre sur le marché du travail constituaient déjà une conséquence de la division inégale des responsabilités dans le procès de reproduction. Avant la pandémie, les femmes étaient chargées d’une part bien plus importante du travail domestique et du care non payé, par comparaison aux hommes – même si les deux travaillaient à plein temps. Aujourd’hui, avec le désastre du Covid, provoquant une distribution encore plus inégale de la charge de travail reproductif, une colossale abjection du travail domestique et du travail de care a mis à l’épreuve l’élasticité de l’ancienne séparation des sphères. En d’autres termes avec l’apparition du télétravail et de l’enseignement à distance, nous assistons à la surimposition de la sphère directement médiée par le marché sur le foyer, et une nouvelle séparation entre production et reproduction au sein d’un même espace-temps. Pour de nombreuses mères et travailleuses durant les différentes phases de confinement, cette surimposition des sphères a pris la forme d’une obligation constante à se consacrer à plusieurs activités en même temps [multitasking], et plus spécifiquement, d’activités réalisées à la fois dans les sphères salariées et non salariées dans un même espace et un même temps.
Le coût psychologique d’une telle quasi-simultanéité des activités (qui est en réalité un constant va-et-vient entre chacune d’entre elles) est bien documenté, et de récentes études à propos de l’impact de l’enseignement à distance sur le bien-être des mères travaillant à domicile ont montré des effets négatifs similaires [15]. En raison de cette surimposition, les frontières entre les deux sphères sont devenues de plus en plus floues, mais n’ont pas disparu. Dans la sphère directement médiée par le marché, une diminution de la productivité a souvent suivi cette opacification des frontières. Des études ont montré que les travailleuses mères devaient souvent prendre en charge l’enseignement à domicile, conduisant à une diminution des heures de travail salarié et à un stress constant à cause de ce changement de rôles permanent – entre parent et travailleuse (et compagne aimante) [16]. Cette augmentation soudaine et colossale de l’« abject » durant la crise et sa réimposition sur certains individus genrés supposément « plus aptes au multitasking » aura des conséquences profondes sur le développement des rapports de genre au niveau international et c’est une réalité que nous voulons toutes les deux étudier dans les prochains mois, voir les prochaines années [17].