Histoire - Mémoire Thème du mois

Aisance et privation : une enquête sur le partage du progrès

Ce mois-ci Renversé s’intéresse à la contestation de la « course accélérée vers l’avenir ». Un thème de réflexion proposé tout au long de cette drôle d’année 2020 par les Archives contestataires. Il s’agit de revenir, à l’aide de documents d’époque, sur la période de généralisation de la voiture individuelle, des appareils électroménagers, de l’augmentation des rendements agricoles bruts, etc. pour se demander si ces « progrès » ont vraiment été unanimement acceptés ou s’ils n’auraient pas fait l’objet de certaines contestations.

Suisse romande |

« Après 20 ans de haute conjoncture » : tel est le sous-titre de « l’enquête scientifique » publiée par le Mouvement populaire des familles (MPF) en 1969. Outre les résultats qu’elle présente, qui dressent un large état des lieu des conditions de vie des salarié.e.s romand.e.s, cette enquête montre une position encore très optimiste au sujet du progrès technique et limitant sa critique à la répartition sociale de celui-ci. Un autre intérêt de cette enquête est de donner à voir la construction d’un récit particulier des Trente glorieuse : un récit fondé sur la mesure du progrès.

Une organisation de la gauche chrétienne

Le Mouvement populaire des familles (MPF) est fondé à Genève en 1942, dans le sillage du mouvement français du même nom. Le MPF est issu des milieux ouvriers catholiques (Jeunesse ouvrière chrétienne, Ligue ouvrière chrétienne) avec l’objectif d’organiser les familles au-delà des divisions religieuses. C’est un mouvement qui tend à s’autonomiser de la tutelle de l’Église catholique sans toutefois rompre avec son origine religieuse [1].

Le MPF déploie de nombreuses activités dans le domaine de l’éducation populaire. Il organise de nombreuses assemblées d’information et de réflexion en commun sur l’actualité politique. Rapidement, le MPF élargit son champ d’action à toute la Suisse romande et dispose d’une organisation structurée.

Dans l’immédiat après-guerre, le MPF va orienter son action en direction de la « lutte contre la vie chère ». Il faut dire que les années 1950 sont des années dites de surchauffe économique (intense activité de modernisation des infrastructures) et en conséquence d’importante inflation. Et cette inflation entraîne une dévaluation du pouvoir d’achat des salarié.e.s.

Le Mouvement va organiser des services d’achat groupés, de charbon par exemple, pour essayer de contenir l’augmentation des prix. A la fin des années 1950, il organise une grève de la viande, en protestation contre l’augmentation du prix de cette denrée, et développe la Boucherie de l’avenir qui achète des carcasses directement aux producteurs pour tenter de diminuer les prix à la consommation en supprimant les marges des distributeurs.

Toutes ces activités, ainsi qu’une volonté affirmée d’enquêter sur les causes du besoin de son action sociale, amènent le MPF a effectuer des enquêtes par sondage parmi les familles qui utilisent ses services :

Face aux évolutions sociales et économiques, les familles salariées s’interrogent. Celles qui ont de la peine à faire face à leurs besoins et aspirations se demandent si elles sont des exceptions et si leurs difficultés proviennent de leur manque de savoir-faire ou de ressources insuffisantes. [...] Pour leur part, les organisations sociales et économiques s’interrogent également quant à l’orientation de leur action. Elles se demandent notamment si les difficultés économiques que rencontrent certains sont des cas isolés ou si, au contraire, ces cas représentent une fraction importante de la population. (A&P, fascicule 1)

Une première brochure sur l’inégale répartition des fruits de la haute conjoncture paraît en 1957 sous le titre Alerte. Il s’agit d’abord d’enquêtes menées par les militants du MPF, puis, le Mouvement décide de mener une enquête par sondage dans la population générale et s’adjoint la collaboration de l’Institut Suisse d’Opinion Publique (ISOP).

Cette enquête sera publiée en 1969, sous le titre général Aisance et privations. Elle se présente sous la forme de six fascicules traitant chacun d’un domaine spécifique :

  • La silhouette des ménages salariés de Suisse romande
  • Les revenus et la vie professionnelle
  • Conditions de logement et équipement ménager
  • Alimentation, habillement, avenir des enfants
  • Vacances, loisirs, culture moyens de transport
  • Sécurité sociale, épargne, vie sociale

Aisance et privation : optimiste technologique et critique de la répartition

Notre société dite « de consommation » se caractérise par un phénomène que chacun peut vérifier. Alors que les biens élémentaires comme l’alimentation, le vêtement ou le logement connaissent une hausse continuelle de leurs prix, des biens de confort fabriqués en séries manifestent une grande stabilité de prix et même une tendance à la baisse. Puissamment aidée par la publicité, nous assistons à la démocratisation de biens qui, hier encore, étaient réservés aux classes aisées. Nous nous réjouissons de ce bien-être croissant. (A&P, fascicule 3, p. 31)

Ce premier paragraphe du chapitre consacré aux « Appareils ménagers, de culture, de détente et d’utilité » donne le ton d’un certain optimisme vis-à-vis du progrès technique. Les « biens de confort fabriqués en série » déterminent un « bien-être croissant » dans la mesure même de leur large diffusion.

Pourtant, l’optimisme du MPF n’est pas sans mélange. Dans la conclusion générale , les auteurs écrivent :

« Ces chiffres révèlent [...] que la situation du monde salarié s’est nettement améliorée au cours des vingt-cinq dernières années sous l’effet de la haute conjoncture et de la paix sociale et politique. [...] Mais ces chiffres révèlent aussi les zones d’ombres dans lesquelles un certain nombre de familles vivent encore. La haute conjoncture n’a pas profité à tous dans la même mesure. Ceux qui ne sont pas au bénéfice d’une qualification professionnelle, qui sont occupés dans des corps de métiers peu évolués ou mal organisés syndicalement, qui ont plusieurs enfants et paient de hauts loyers, connaissent encore des privations que cette enquête a permis de mettre à jour et de mesurer. » (A&P, fascicule 6, p. 39)

C’est ici le coeur de la critique du Mouvement populaire des familles : la répartition des fruits de la haute conjoncture est inégale et dépend trop fortement de la position des ménages salariés dans la production :

Une constatation quasi permanente a certainement retenu l’attention de chacun. C’est la situation constamment défavorisée de la catégorie des “ouvriers”. [...] Comme par le passé, cette classe ouvrière paie le plus lourd tribut à la prospérité générale et n’en retire que les moindre fruits. Derrière la matérialité des choses, se perpétue un certain mépris du travail manuel. Il est temps que cela change si notre société veut continuer de manger du pain, de se vêtir et se loger... (A&P, fascicule 6, p. 39)

Une petit musique sur la valorisation des métiers essentiels entendue souvent pendant ces mois d’épidémie sans que rien ne semble devoir changer sur ce plan.

Il ne semble pas que la « situation constamment défavorisée » des uns puisse être analysée par le MPF comme la condition de la « prospérité générale ». La ligne d’interprétation du Mouvement est marquée par une confiance dans le productivisme qui, moyennant la correction des inégalités révélées par l’étude, donnera à chacun une juste part du progrès.

De même, la nécessité de l’exploitation accrue des ressources naturelles et de leur destruction (celle aussi de la santé des travailleuses et travailleurs) comme une condition de cette prospérité générale n’apparaît jamais dans l’analyse du MPF.

Une « enquête scientifique » : mesurer le progrès

Dans l’introduction à Aisance et privations, le MPF rappelle que sa première enquête (1954) sur la situation matérielle des ménages salariés avait été critiquée pour son manque de méthode : « En 1954, [le MPF] publiait sa brochure Alerte qui contenait les résultats d’une consultation populaire auprès de 1000 familles salariées de Suisse romande. [...] Cette consultation n’avait pas été faite sur des bases scientifiques, ce qui a fait dire aux spécialistes "que les 1000 familles interrogées ne représentaient qu’elles-mêmes." »

Dans cette introduction, le Mouvement développe encore un intéressant panorama de la pauvreté de la statistique suisse en termes d’analyse par catégories socio-professionnelles.

Pour Aisance et privation, le Mouvement décide de mandater un institut de sondage, l’ISOP, afin d’établir un échantillon représentatif selon la méthode dite des quotas et de définir les modalités selon lesquelles les questions doivent être posée.

Il s’agit-là d’une technique relativement nouvelle en Suisse et d’usage totalement inédit pour un mouvement militant. L’Institut Suisse d’Opinion Publique a été fondé au début des années 1940 et figure parmi les pionniers de la branche.

Il est intéressant de noter que, dans le contexte des Trente glorieuses, le MPF ne considère plus comme suffisante une fonction de témoignage qui certifierait l’existence d’un fraction paupérisée de la classe ouvrière par le simple fait qu’on peut la rencontrer dans les démarches d’action sociale que mène le mouvement. Il faut la certification du grand nombre, de la statistique et de l’enquête par échantillon représentatif. Tout se passe comme si le progrès technique avait brouillé les pistes de la classe : « l’élévation des niveaux de vie a fait disparaître un grand nombre de contrastes extérieurs. » Il faut dès lors avoir recours à des techniques nouvelles pour appréhender une réalité qui, en définitive, ne s’avère pas si différente de celle qui prévalait antérieurement.

En 1965, l’hebdomadaire alémanique Schweizer Beobachter commande une étude sur le standard de vie et les habitudes de consommation de ses abonnés, qui paraît sous le titre sans équivoque de Wachsender Wohlstand (Bien-être croissant). L’Exposition nationale de 1964, grand temple du progrès technique, finance une vaste enquête sociologique en Suisse, entreprise encore inédite dans le pays. Elle débouchera sur la publication de Le Bonheur suisse de Luc Boltanski (1966).
La course accélérée vers l’avenir semble appeler la nécessité d’une mesure du progrès et de sa diffusion, comme si l’histoire glorieuse de la « haute conjoncture » devait impérativement se fonder sur des chiffres à l’apparence incontestable. [2]

P.S.

Depuis sa fondation en 2007, l’association Archives contestataires collecte, décrit et valorise des archives issues de nombreux mouvements sociaux de la deuxième moitié du XXe siècle : contre-culture, anti-militarisme, droits des patients, lutte contre le nucléaire, luttes sociales, contre-information, anti-impérialisme, luttes étudiantes, etc.

Les archives collectées auprès de militant·es, ou de groupes encore existants, sont stockées dans des conditions adaptées à une longue conservation. Elles font l’objet de descriptions accessibles en ligne par le biais d’inventaires et d’un catalogue de bibliothèque.

L’association anime des rencontres autour de ses archives, participe au commissariat d’expositions, édite des ouvrages et organise des journées d’études.

La consultation des archives est ouverte à toutes et à tous, sur rendez-vous (voir les modalités sur site archivescontestataires.ch).

Notes

[1Sur le MPF, on peut voir : Jean Queloz, Marie-Paule Blanchard, Mouvement populaire des familles : cinquante ans d’action, Yverdon, MPF, 1992, ainsi que deux articles dans les derniers Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier (36, 2020) respectivement de Marie Métrailler et Charles Heimberg.

[2Le MPF publie encore une étude sur les conditions de vie des ménages salariés en 1979, qui reprend le cadre de l’enquête de 1968 pour effectuer une comparaison sur dix ans.

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