Antifascisme - Extrême-droite Le Silure

Commémorer ne suffit pas

Comme chaque année, une commémoration publique a lieu à Genève pour marquer l’anniversaire des événements du 9 novembre 1932, date à laquelle une manifestation antifasciste a été violemment réprimée par l’État. Par cette contribution et à l’occasion du 90e anniversaire, le collectif Silure souhaite ouvrir une discussion sur l’actualité de l’antifascisme.

Genève |

Du 9 novembre 1932...

Début novembre 1932, l’Union Nationale, un parti frontiste genevois né de la fusion d’un groupe ouvertement fasciste et d’un parti bourgeois, appelle à assister à une mise en accusation publique de deux dirigeants du Parti socialiste de Genève [1]. Cette mascarade doit se tenir dans la Maison Communale de Plainpalais. Le PSGe tente de faire annuler le meeting, en vain, et dès le 7 novembre, différents journaux de gauche (Le Travail, journal socialiste ; Le réveil anarchiste...) appellent à une contre-manifestation. Le jour même, ce sont 4’000 à 5’000 manifestant·e·x·s qui répondent à cet appel et se retrouvent proche du lieu de la mise en accusation, l’actuel parvis d’Uni-Mail. Le Conseil d’État, craignant que le petit effectif de policiers ne soit dépassé par les manifestant·e·x·s, avait décidé plus tôt dans la journée de faire appel à l’armée. Pendant plusieurs heures, les manifestant·e·x·s font face à la gendarmerie qui est finalement rejointe par un bataillon de soldats aux alentours de 21h. Ce sont des recrues de Lausanne qui se retrouvent au milieu de la foule. Plusieurs recrues sont désarmées et les manifestant·e·x·s les appellent alors à rallier la manifestation. Le premier lieutenant donne alors l’ordre de tirer. Dix personnes meurent sur le coup, trois plus tard des suites de leurs blessures et 65 sont blessées. Le lendemain, le Conseil d’État interdit tout rassemblement et la police procède à l’arrestation d’une quarantaine de militants de gauche. Cet épisode marque profondément le paysage politique genevois de l’époque.

Plusieurs recrues sont désarmées et les manifestant·e·x·s les appellent alors à rallier la manifestation.

Le 5 novembre 1982, une pierre est posée illégalement sur la Plaine de Plainpalais par des militant·e·x·s de la Fédération du bois et du bâtiment (FOBB, qui a fusionné ensuite pour donner naissance au syndicat Unia) en mémoire de la fusillade. La Ville de Genève refuse alors de l’ériger officiellement par crainte de possibles affrontements. Initialement, on pouvait lire sur un panneau apposé à côté du monument cette citation de Brecht : "Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde". Pour que le monument puisse rester en place il fallut accepter de supprimer toute référence au fascisme dans l’armée. Sur l’inscription gravée, on lit aujourd’hui : « Aux victimes du 9 novembre 1932 – Plus jamais ça – 9 novembre 1982 ». La pierre a depuis été déplacée sur le parvis d’Uni-Mail, le lieu des tirs.

Des casques de soldats qui ont été sérieusement mis à mal par les émeutiers.

... Au 9 novembre 2022

2022 marque les 90 ans de la fusillade. Depuis des décennies, le souvenir de cet événement et des victimes est commémoré chaque année. C’est un rendez-vous important de la gauche syndicale et politicienne du Canton durant lequel des prises de parole se succèdent au micro. La gauche radicale extra-parlementaire, elle, entretient une position ambivalente vis-à-vis de cette commémoration, notamment parce qu’il est difficile de ne pas être écœuré en regardant des conseiller·ère·s d’État se pavaner à un tel rassemblement alors même qu’iels occupent les plus hauts postes d’une administration qui n’hésite jamais à réprimer les manifestations. En 2006, par exemple, il avait fallu supporter la présence de Charles Beer, qui dirigeait alors le Département de l’instruction publique, venu allumer une lanterne offerte par Laurent Moutinot, alors en charge de la police. Ce dernier menait au même moment, avec la collaboration des juges socialistes et verts, une grande vague de répression contre les derniers squats genevois et le mouvement de réoccupations qui a suivi. Pour la deuxième fois de l’histoire de Genève, le Conseil d’État était “de gauche” et il avait choisi son côté de la barricade.

Outre le cynisme des politiques, c’est au cœur de cette commémoration et des mots “plus jamais ça”, que nous voyons un écueil. En effet, à force de commémorer les mêmes évènements, d’autres sont passés sous silence. Le meurtre d’un manifestant par la police le 22 août 1927, lors d’une grande manifestation à Genève, condamnée le lendemain par les dirigeant·e·s de la gauche genevoise comme émeutière, est trop souvent oublié [2]. Tout comme la répression brutale de l’agitation à Zurich début 1932 et de la grève des monteurs en chauffage qui verra la police ouvrir le feu et faire deux morts parmi les manifestant·e·x·s en juin [3].

Plutôt qu’une seule date, ce dont il faudrait se rappeler c’est que, bourgeois, socialistes ou écologistes, l’État et ses subalternes se défendent quand ils se sentent attaqués et que plus leur pouvoir vacille plus ils laissent éclater leur violence. Et à chaque fois que cette violence éclate, justement parce qu’elle est la preuve de sa fébrilité, l’État renforce ses moyens de répression. Désarmer la police, la faire disparaître, tout comme l’armée, voici des revendications actuelles à même de limiter les mort·e·x·s en manifestation.

C'est ce qui rend possible ces assassinats qu'il faut questionner, arrêter de répéter « plus jamais ça », mais se demander « comment arrêter ça ».

De plus, la forme commémoration raconte au passé les crimes d’État et invisibilise du même coup sa brutalité contemporaine. Il est nécessaire de rappeler qu’il y a une continuité de la violence étatique, et que le combat antifasciste doit s’y attaquer. C’est une banderole pour Fikre Seghid, Umüt, Skander Vogt, Mike Ben peter, Hervé Mandundu, Lamine Fatty, Ali Rezy, Nzoy et tou·x·tes les autres qu’il faudrait déployer, car iels sont des victimes contemporaines de cette violence d’État. Dans les prisons, dans les foyers de requérant·e·x·s et les centres de renvoi, dans les asiles, dans les postes de police, dans les rues des quartiers populaires, se multiplient les coups qui blessent et parfois tuent. Et lorsqu’il s’agit de lutter contre ces meurtres et leurs auteur·ice·x·s, quand il s’agit de soutenir les proches des victimes, quand il s’agit de mener campagne pour obtenir la vérité, il n’y a plus grand monde à gauche pour prendre le micro. C’est ce qui rend possible ces assassinats qu’il faut questionner, arrêter de répéter « plus jamais ça », mais se demander « comment arrêter ça ».

La vitrine d’une boulangerie qui a subi l’impact de deux balles.

Plutôt qu’une seule date, ce dont il faudrait se rappeler c’est que le fascisme n’est pas une mystérieuse maladie qui revient comme un bouton de fièvre qu’on ne pourrait anticiper. La phase que nous vivons aujourd’hui est marquée par un phénomène global, la banalisation des idées nationalistes. Dans toute l’Europe, nous nous sommes accoutumé·e·x·s à l’usage nationaliste de la dichotomie « les nôtres » contre « les autres ». L’analyse des clivages de classe a été abandonnée par l’ensemble du champ politique institutionnel, laissant ainsi un trou béant dans les imaginaires de solidarités des classes dominées, dans lequel se sont engouffrées les propositions xénophobes et la logique raciste d’un « nous » contre « eux ». Pendant que les sociaux-démocrates continuent à se montrer parfaitement incapables d’enrayer la dépossession politique des classes populaires et le fait qu’elles subissent de plein fouet un système inique, le camp d’en face, lui, s’organise. C’est ainsi que les partis nationaux-conservateurs ont mis en place de nouvelles stratégies de communication pour redorer leur image, qui payent d’un point de vue électoral. Ces partis nationalistes « rénovés » et « dédiabolisés » gardent pourtant de nombreux points communs avec leurs prédécesseurs. Or leur ancrage réussi dans les institutions représentatives n’aurait pas été possible sans l’action d’une gauche molle qui, constatant sa perte de popularité, accepte de se déplacer toujours plus vers la droite jusqu’à se confondre avec elle.

Ces succès n'auraient pas non plus été possibles sans les médias, qui ont beaucoup manoeuvré pour leur « normalisation ».

Ces succès n’auraient pas non plus été possibles sans les médias, qui ont beaucoup manoeuvré pour leur « normalisation ». Pour prendre quelques exemples au niveau local, on a pu remarquer ces derniers mois une multiplication des prises de parti du tandem Tribune de Genève/Le Temps pour défendre, à des degrés divers, des acteur·ice·x·s de cette mouvance nationaliste. La bannière frauduleuse de la « liberté d’expression » a ainsi servi successivement à défendre un youtubeur ayant donné une interview au site du fasciste Alain Soral (août 2021), à soutenir l’organisation d’un meeting du néo-pétainiste Éric Zemmour dans un bâtiment public de la Ville de Genève (novembre 2021), et enfin à demander à l’université de Genève de sanctionner académiquement des étudiant·e·x·s qui avaient contesté deux conférences aux propos transphobes organisées dans son enceinte (mai 2022). En Suisse alémanique aussi, la manif "Zürich Nazifrei" du 12 février dernier a été diabolisée par les médias, alors qu’elle a pourtant permis d’empêcher un groupuscule néonazi de prendre la tête d’une manif antivax. Dans toutes ces situations, la contestation antifaciste est perçue comme un danger bien plus vif que les mouvements nationalistes et conservateurs actuels.

Si nos ennemis changent de tactique et gagnent du terrain, nous devons en tirer des leçons et travailler à les faire reculer. Sous les coups des autorités, mais aussi dans les bureaux des administrations, les ateliers et les usines, sur les chantiers, dans les écoles et les institutions sociales, ce sont des formes de violence et d’autoritarisme transversales à toute notre société qu’il faut détruire. Aujourd’hui, en Suisse, les premières victimes ne sont plus les opposant·e·x·s syndicaux et politiques. Ce sont des personnes précaires, des personnes étrangères, des personnes non blanches, des femmes, des personnes transgenre et des personnes non-binaires... Si les victimes invisibles d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes, il est urgent de considérer une lutte antifasciste comme une affaires de tou·x·tes, menée contre un système qui couve la bête immonde, et des élites qui n’auront encore une fois aucun scrupule à la laisser éclore si elle leur permet de maintenir leurs intérêts.

Commémorons dans la rue le 12 novembre mais surtout, organisons nous pour les décennies à venir ! Dans la rue, pas dans les Parlements, contre le fascisme et pour ses victimes d’hier et d’aujourd’hui !

P.S.

Brochure du texte disponible en téléchargement PDF.

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