Point de départ
Comme on parle d’hétérosexualité on va pas mal parler en termes binaires (les hommes/les femmes) parce que le régime politique hétérosexuel se base sur cette binarité. La réalité n’est pas binaire, c’est le régime cishétérosexuel qui la crée et l’impose ; il est donc dur de le décrire en dehors des termes binaires qu’il produit et impose.
Notre position sur le foyer et les relations (de couple) hétéro est ancrée dans les conditions d’existence de personnes blanches vivant dans les pays dits occidentaux. Dans ce contexte, on dénonce le couple hétérosexuel et le foyer comme une base matérielle du patriarcat et du capitalisme mais ce n’est pas le cas de tous les mouvements féministes. En effet, des mouvements de féministes décoloniales montrent que le foyer peut être un lieu de résistance, une force politique face aux oppressions extérieures comme le racisme, l’islamophobie. On vous renvoie à un entretien avec Fatima Ouassak "La priorité est d’exister politiquement en tant que femmes et mères des quartiers populaires" pour approfondir cette question.
On évoque dans ce texte beaucoup le travail en différenciant le travail productif payé fait principalement par les hommes et le travail reproductif gratuit accompli par les femmes en évoquant celui qui est rémunéré comme “plus valorisé que l’autre”. Cependant, on voit une double exploitation par le capitalisme. Les hommes sont dominés via le travail salarié et à leur tour dominent les femmes. Elles produisent les conditions (travail ménager, produire et s’occuper des enfants) pour que les hommes travaillent. Notre postulat est qu’on ne s’émancipera pas avec le travail. On ne veut pas de girlboss ; on ne veut pas de boss et pas de “girls”.
L’hétérosexualité n’est pas une orientation sexuelle
On a d’abord discuté de l’idée de : "L’hétérosexualité comme régime politique". Ça a été conceptualisé dans les années 70 par Monique Wittig, une féministe matérialiste lesbienne. Elle postule que l’hétérosexualité n’est pas une préférence sexuelle mais est en réalité un système de domination matérialisé par de nombreuses institutions qui imposent une organisation sociale. Ça peut s’illustrer par le mariage qui octroie des droits supplémentaires aux couples mariés en accordant une naturalisation (un peu plus) “facilitée”, des droits liés à la parentalité, comme l’adoption, et l’obtention d’un héritage. Le régime hétéro contrôle la reproduction de la population, servant au système capitaliste et empêchant les femmes d’avoir accès à leur propre corps et sexualité. On peut l’exemplifier par la pénalisation de l’avortement instauré par les politiques natalistes nationalistes. En France, notamment, pendant que les femmes blanches étaient empêchées d’avorter, les femmes des colonies françaises subissaient des stérilisations forcées. On voit donc que l’État choisi “qui a le droit de se reproduire et qui ne l’a pas” en mettant en place des politiques nationalistes et racistes. De plus, il faut savoir que l’amour conjugal, qui est maintenant pensé comme base de l’association entre deux personnes par le concept du mariage n’a pas toujours existé. Le mariage avait pendant longtemps un but financier explicite. Les bourges, les nobles et toute la cliquasse se mariaient entre elleux (homogamie) pour conserver leurs biens, leurs titres. De plus, la femme devenait la propriété de son mari ; en effet, sa tutelle passait de son père à son mari. La famille jouait un rôle central dans cette mise en couple. Avec les changements industriels et l’exode rural du 19e siècle, la famille perd son rôle dans la mise en couple de leurs enfants. Une grande partie de la population rejoint les villes pour travailler. Le capitalisme industriel crée une nouvelle norme pour perpétuer le mariage : la rencontre amoureuse (Bergström, 2019). La norme amoureuse du 19e siècle est alimentée par des nouvelles représentations culturelles et sociales qui l’apposent comme une nécessité pour la mise en couple en créant un imaginaire amoureux. Plusieurs structures permettant de consolider cet idéal vont se mettre en place : les agences matrimoniales, les bals, etc.
L'intérêt économique des relations amoureuses se transforme, il n’est plus au seul bénéficie des familles mais commence à servir les intérêts d’entreprises qui se créent pour construire l’imaginaire de l’amour et les pratiques de la rencontre et de la relation.
En réalité, l’échange économique en lien avec le mariage persiste, on y revient plus tard. “L’Amour” invisibilise la domination masculine et maintient l’ordre patriarcal-cis-hétéro en faisant croire que les deux personnes choisissent/désirent cette relation.
Poursuivons sur l’hétérosexualité en montrant comment elle marche de pair avec les normes binaires du genre. En effet, si les hommes et les femmes n’étaient pas incité.e.s à se mettre en couple, il n’y aurait pas cette production de deux genres opposés et complémentaires : l’hétérosexualité permet la différenciation sexuelle et la production des normes binaires de genre. Les cases de "femme" et d’"homme" n’ont de sens que dans le système social hétérosexuel et cette hétérosexualité a comme effet de maintenir la domination masculine. La domination masculine au sein des couples peut prendre de multiples formes plus ou moins évidentes et visibles. Il y a des fortes inégalités dans le foyer, on ne s’apprend rien : la répartition des tâches, la charge mentale, le soin des enfants, ces tâches sont principalement faites par des femmes. Le travail domestique conduit les femmes à moins travailler de façon rémunérée et cela a pour effet de les précariser. Tout le taff de reproduction permet aux hommes d’assurer la production. Bénéf pour le grand capital ; il n’a qu’à payer un seul salaire pour exploiter deux personnes.
Une domination moins visible est la disponibilité émotionnelle ; elle passe par l’écoute, le fait de poser des questions, d’arrondir les angles, d’être dans la compréhension. Tout ce taff est prétendument fait "par amour" : "l’amour" est réparti dans ce cas de façon pire inégalitaire, car largement plus pris en charge par les meufs. Les rapports sexuels suivent la même logique, la contraception au sein des couples hétéros est très très largement prise en charge par les meufs. Mais, au-delà de la contraception, il y a aussi tout un taff moins visible, + intériorisé qui est fait pour que les rapports sexuels aient lieu, comme le fait de se rendre désirable et disponible. La fabrication de la possibilité de la sexualité passe par le fait d’organiser des “sorties en amoureux” permettant de créer par la suite un moment propice aux rapports sexuels, par le fait de s’épiler et/ou de se maquiller.
Capitalisme + hétérosexualité = <3
Ce modèle de famille (soit le modèle de la famille nucléaire : papa-maman les enfants sous un toit) émerge avec une nouvelle facette du capitalisme : celle de la consommation généralisée. Vers 1920 en Europe et aux Etats-Unis, il y a l’émergence d’une consommation de masse, de plus en plus de produits sont produits, achetés, consommés. On voit par la même occasion la mise en place et la diffusion de la publicité se propager pour créer des nouveaux besoins. L’exemple automobile est très marquant. L’automobile, dont la pub avait au début uniquement le but de viser les hommes, tente de toucher les femmes en vendant l’indispensabilité d’avoir 2 voitures, une pour papa et une pour maman. Les publicités visent alors les femmes bourgeoises et les femmes au volant deviennent une sorte de symbole d’urbanité, de modernité et de libération des femmes. Le capitalisme se réapproprie décidément tout et tente de surfer sur les mouvements sociaux (cf. politique de la diversité, pinkwashing).
La socialisation genrée au sentiment amoureux
Dès notre plus jeune âge, on a touxtes été plus ou moins explicitement incitéexs à bien nous insérer dans ce régime hétérosexuel et aux rôles de genre imposés. Tout autour de nous est hétéro : des pubs, aux dessins animés, films, séries, des histoires et contes pour enfants aux jouets. L’écrasante majorité des représentations dans notre société oblige à une identification en tant qu’hétéro. Des comportements adéquats en tant qu’"homme" ou "femme" sont imposés par ce régime. Par exemple, les enfants apprennent très jeunes que, dans ce qui concerne le sentiment amoureux, des rôles genrés existent, et que le non-respect de ceux-ci entraîne une importante stigmatisation. Si les filles sont incitées à s’intéresser à tout ce qui tourne autour du sentiment amoureux, les garçons sont socialisés à se distancier de celui-ci. Cela se passe par exemple par le contenu médiatique majoritairement fourni aux filles et aux garçons, qui porte sur des thèmes différents. Les jeunes filles par exemple, dans le visionnage de séries sentimentales (dont elles sont majoritairement le public) apprennent que, en tant que fille, c’est valorisé/valorisant de s’intéresser à l’amour dans son quotidien (dans les jeux, les discours, …). D’un autre côté, les garçons apprennent que le sentiment amoureux n’est pas quelque chose auquel ils doivent donner de l’importance, au risque "d’être perçus comme des filles" et donc d’être dévalorisés. Dans ces séries ou films, les personnages garçons ou filles jouent et reproduisent aussi des rôles bien sûr différents. Non seulement le sentiment amoureux est valorisé chez les jeunes filles et dévalorisé chez les garçons, mais les filles sont aussi représentées comme passives (princesses plutôt que héros) et à l’écoute (souvent conseillères plutôt que main characters), alors que les gars comme actifs et rebelles.
Patientes et délicates vs courageux et insouciant, voilà les rôles que les jeunes filles et garçons apprennent à devoir endosser selon le genre qui leur est attribué à la naissance. Ces rôles sont les mêmes qui sont valorisés à l’intérieur du couple hétérosexuel (et tadaaam : du capitalisme ! La femme "passive et au foyer" et l’homme "actif qui taffe"). Mais ce ne sont pas seulement les films et les séries qui mettent en œuvre et qui incitent cette différenciation de rôles féminin et masculin en ce qui concerne le sentiment amoureux. Kevin Diter parle de la manière dont l’amour est exprimé sur le corps des filles au travers de la forme et des illustrations sur leurs accessoires et habits (les tshirts “conçus pour filles” ont souvent des phrases comme “I love U”, “All you need is love”, ou présentent des scènes romantiques entre héros et princesse. Les bijoux aussi sont par exemple très souvent en forme de cœur). Cela se retrouve aussi dans les jeux auxquelles elles sont incitées à jouer (il suffit de penser au classique jeu de la poupée/Barbie... où plein d’histoires sentimentales et romantiques sont créées et jouées). Il parle aussi de la manière dont l’entourage des enfants, que ce soit à l’école ou à la maison, par les adultes ou par les autres enfants, "fait figure de véritable gardien des normes amoureuses", en incitant et valorisant différemment les discussions autour des sentiments pour les garçons ou pour les filles. Les enfants sont par exemple consolés différemment dans des chagrins amoureux s’ils sont perçus comme filles ou comme garçons, ils se retrouvent souvent moins écoutés et réconfortés qu’elles. Les filles sont aussi beaucoup plus incitées à entretenir des conversations sur ce sujet que les garçons, que ce soit par les profs, les parents ou les amiexs.
Tous ces exemples montrent comment l’amour hétérosexuel s’impose à tout le monde en tant qu’obligation dès le plus jeune âge. Les filles sont fortement incitées à s’intéresser à tout ce qui est de l’ordre de l’amour et du couple hétéro ; ce n’est donc pas une surprise que la majorité d’entre elles finisse en couple avec un mec-cis qui, tout comme le système capitaliste et patriarcal dans lequel les deux sont inséré.e.s, profitera de cette mise en couple. Dans tout ça, les garçons vont donner moins d’importance que les filles au couple dans lequel ils sont ; leur attention pourra se tourner envers tout ce qui est de l’ordre de la production, et ainsi nourrir la machine capitaliste.
L’échange économico-sexuel
Le continuum de l’échange économico-sexuel est un concept de Paola Tabet, une féministe matérialiste et anthropologue italienne. Ce concept théorise le fait que la sexualité, dans un régime hétérosexuel, n’est pas un échange égalitaire, sexe contre sexe, mais sexe contre rétribution, sous forme de don, d’argent, de cadeaux, de prestige, de stabilité, etc. La famille nucléaire participe largement à cette dynamique. Les hommes gagnent la plupart du temps la majorité, voire la totalité, de l’argent du foyer. Les femmes font donc tout un travail gratuit (ménage, s’occuper des enfants, etc.) qui comprend aussi les relations sexuelles et elles ont en retour la possibilité d’avoir un toit, une sécurité de vie et un mode de vie largement valorisé par l’ensemble de la société, mode de vie qui les rend dépendantes économiquement de leur mari. L’obligation pour les femmes d’avoir du sexe avec leur gars est bien illustrée par le concept de devoir conjugal longtemps considéré juridiquement comme un motif valable de divorce s’il n’était pas accompli ou encore le fait que le viol conjugal n’était pas considéré comme un viol jusqu’à peu.
L’attente sociale des relations sexuelles dans le couple a des impacts différents pour les hommes et les femmes. La pression sociale du sexe a des conséquences différentes pour les hommes et les femmes. Les hommes sont plus détachés de l’idéal des relations amoureuses, à cause de leur socialisation au sentiment amoureux et au couple, et ont une plus grande indépendance économique que les femmes. Pour ces raisons, ils vont plus facilement coucher avec une autre personne s’ils ne sont pas satisfaits de la vie sexuelle avec leur femme ou copine. Les femmes, aussi à cause de leur socialisation et de leur dépendance économique vont plus facilement mettre en place des choses pour que les relations sexuelles se passent bien dans le couple. Elles vont plus facilement travailler à séduire leur mec, se rendre désirables et prendre du temps pour le sexe. Dans les faits, l’obligation sociale pour les couples de baiser retombe de manière négative bien plus sur les femmes. De plus, connaissant la double journée de travail (travail salarié + travail gratuit à la maison) que les femmes subissent (parce qu’on a réussi à faire croire que le féminisme c’était de mettre les femmes au travail salarié), elles ont moins le temps et l’énergie à faire l’amour avec leur mec.
Tout cela est bien ancré dans le couple monogame-marié-avec des enfants, ce qui est peut-être un peu loin de nos vies. Mais ces dynamiques liées à l’échange économico-sexuel sont également présentes dans l’hétérosexualité “moderne”, c’est-à-dire dans des couples qui ne fonctionnent pas comme un mariage des années 50. En effet, le mythe de l’amour hétérosexuel est intrinsèquement lié à un schéma patriarcal, et sert toujours à couvrir le fait que le couple est un lieu d’exploitation ou en tout cas d’inégalités. Ainsi, même dans les couples sans enfants, même dans les couples qui n’habitent pas ensemble ou qui tendent vers une plus forte indépendance des partenaires, l’hétérosexualité reste structurante. Et en cela, les meufs ont une position bien définie par rapport à leur partenaire masculin et cette position genrée est inéchappable. Tout comme on peut dire que la sexualité hétéro érotise la domination, on peut affirmer que le couple hétéro la romantise.
Il ne s’agit pas de travailler à former des couples plus féministes, mais bien d’abolir le couple comme structure sociale.
Évidemment, le couple n’est pas la seule structure à analyser sous le prisme de l’échange économico-sexuel. On peut donner deux exemples présents dans nos vies de tous les jours : les boites de nuit et les applications de rencontre.
- Certaines boites ont des prix très inégalitaires entre femmes et hommes (par exemple le 911 à Genève qui fait payer 50fr aux hommes alors que l’entrée est gratuite pour les femmes). Cela forge l’idée que les femmes sont une marchandise qui ne servent qu’à rameuter des hommes (hétéro, ça va sans dire), qui payent pour avoir des femmes à leur disposition. Cette boite propose aussi dans certaines soirées des boissons alcoolisées gratuites aux femmes, on comprend vite que la raison principale est de faciliter l’échange sexuel avec les hommes moyen d’attirer des clients et donc un bénéfice.
- Marie Bergstöm, dans son livre Les nouvelles lois de l’amour montre que, sur les applis de rencontre, les femmes sont des marchandises plutôt que des clientes. En effet, lors d’entretiens avec des concepteurs d’applications de rencontres, elle a vu qu’il était clair dans leur discours qu’ils font très attention pour que les femmes se sentent bien sur les applis, qu’elles s’y inscrivent et les utilisent. Les techniques utilisées pour rameuter les femmes partent d’une rhétorique très genrée : il faudrait pas que ce soit trop explicitement sexuel sinon elles ne s’inscriront pas. Le sexe est ramené aux hommes et l’amour est ramené aux femmes, ça vient de la socialisation genrée au sentiment amoureux mais ça participe aussi à créer cet imaginaire. Il est clair dans les discours des concepteurs que la présence des femmes sur les applis n’est pas un but en tant que tel mais plutôt un moyen pour attirer les hommes. Un des concepteurs interviewés dit clairement que s’il veut s’adapter aux besoins des femmes c’est uniquement parce que si elles sont inscrites, les hommes suivront. On voit que les hommes sont les clients et que les femmes sont des marchandises car les hommes payent bien plus pour les fonctionnalités payantes des applis : 50% de mecs utilisant ces applis de rencontre ont déjà payé pour des fonctionnalités supplémentaires contre que 18% des femmes.
Dans ces contextes, les femmes sont des produits mis à disposition pour les hommes, et les entreprises se font de la thune dessus. Pour résumer tout ça, on peut reprendre un slogan souvent utilisé pour le numérique : si c’est gratuit c’est que c’est toi le produit.
Hétéroféminisme
Les lesbiennes radicales du MLF (mouvement de libération des femmes) parisien ont accusé les hétéros du mouvement d’être des "hétéroféministes". Ce terme a longtemps été oublié, on le trouve pourtant très pertinent. La plupart des féministes, hétéro ou non, du MLF ne reconnaissaient pas l’hétérosexualité comme un régime politique, et donc utile à une analyse politique du système de genre. Elles se bornaient à la voir comme une simple préférence individuelle, une orientation sexuelle comme une autre. Ces désaccords ont créé une scission dans le MLF, les lesbiennes radicales sont parties du MLF pour créer le FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) puis les Gouines Rouges (ce nom iconique est tout droit tiré de l’insulte d’un gars qui les avait vuexs passer dans la rue). Les lesbiennes radicales voulaient politiser l’hétérosexualité, en disant qu’elle est une norme imposée sur les femmes pour maintenir leur exploitation, qu’elle est un régime politique, alors que les hétéroféministes ne la considèrent que comme une orientation sexuelle. Celles-ci voulaient bien dire que "le privé est politique" pour parler de l’exploitation dans le foyer, mais pas quand il s’agissait de questionner leur hétérosexualité... Les hétéroféministes du MLF prônaient une (prétendue) sororité pour effacer les différences entre ses membres dans le but de faire du sujet "femmes" un bloc homogène. En plus, de fait, les hétéroféministes politisaient fortement l’hétérosexualité car elles la voyaient comme une position qui servirait à la cause féministe : l’amour hétéro en tant que condition de réconciliation entre les hommes et les femmes. Elles accusaient donc les lesbiennes radicales d’être anti-démocratiques, de prôner un féminisme guerrier excluant et vouloir une guerre des sexes (oh ça vous rappelle pas une émission nulle de la RTS ?). Alors que les lesbiennes radicales étaient minoritaires dans le MLF, elles ont été accusées d’être tyranniques, d’imposer leur volonté sur le groupe : il y a une inversion de la hiérarchie homo/hétéro. En accusant les lesbiennes d’être tyranniques, les hétéroféministes se sont construites comme victimes et ont utilisé la prétendue répression des discours sur l’hétérosexualité pour en dire toujours plus sur celle-ci. C’est ce que Foucault a appelé l’hypothèse répressive : en gros, on dit qu’on a jamais pu parler publiquement d’un sujet parce que les discours sur ce sujet ont toujours été réprimés et que c’est parce que ça a toujours été réprimé que on est légitime d’en parler. C’est aussi ce que fait Mona Chollet dans son best-seller "réinventer l’amour". Alors que l’hétérosexualité est une norme écrasante de notre société, que les médias en font une propagande constante, Mona Chollet présente dans Réinventer l’amour le fait d’écrire sur l’hétérosexualité comme un acte “courageux” voire “héroïque”, en disant que les discours à ce sujet ont toujours été empêchés alors que c’est la même rhétorique que les féministes hétéro des années 1970. Ce discours nous fait croire que l’hétérosexualité est un enjeu tabou pour le féminisme et reconstruit les femmes hétérosexuelles comme sujet le plus légitime du féminisme. En plus, le livre parle de l’hétérosexualité comme de relations entre homme et femmes qui pourraient être belles mais sont ternies par le patriarcat, et donc sépare une fois de plus le système de genre et le système de l’hétérosexualité, en nous faisant croire que l’hétérosexualité existe indépendamment du genre et de la domination masculine.
Les hétéroféministes pensent les femmes hétéro comme seules actrices légitimes du féminisme parce qu’elles sont ouvertes aux hommes. L’hétérosexualité est donc construite comme une position (politique !) modérée, qui viserait à une société égalitaire démocratique. On retrouve cette position dans la tribune "pour la liberté d’importuner" (manifeste sorti après MeToo qui défend le droit de se faire draguer dans la rue, signé par différentes personnalités publiques comme Catherine Deneuve). Il a souvent été vu comme antiféministe mais on peut dire qu’il est en fait hétéroféministe (l’idée vient d’Ilana Eloit lors de sa conférence "Nous n’aurons pas une guerre des sexes : le féminisme et les discours sur l’amour hétérosexuel”). Les signataires ne sont pas antiféministes mais regrettent "ce féminisme" (celui qui prônerait la haine des hommes) en mettant en avant un féminisme “égalitaire” qui avancera grâce aux relations hommes-femmes. Elles prônent dans les faits un féminisme qui ne remet pas en question les relations de domination des hommes sur les femmes. En gros, les hétéroféministes (et il y en a encore plein), c’est celles qui prônent un féminisme sans l’abolition de l’hétérosexualité et qui pensent cette différence homme/femme comme complémentaire.
Le droit ne nous libèrera pas
Notre féminisme vise à l’abolition du genre car il n’y a pas d’hommes et de femmes sans exploitation de la classe des hommes sur celle des femmes.
on ne peut pas abolir le genre sans abolir l'hétérosexualité
Cette réflexion ne s’arrête pas aux portes de l’hétérosexualité. Notre féminisme est anticapitaliste car le capitalisme est un régime qui crée toutes sortes d’exploitation pour pouvoir "fonctionner". Le couple hétérosexuel profite autant au capitalisme qu’à la domination masculine. En effet, l’émergence de la famille nucléaire se fait en même temps que l’émergence du capitalisme industriel, et la famille nucléaire vise avant tout à la mise au travail, au maintien de la production capitaliste. La famille nucléaire est une invention bourgeoise et capitaliste qui s’auto-réalise par l’inculcation, dès le plus jeune âge, des rôles sexuels et sociaux. Les couples homos commencent aussi à être mangés par le capitalisme, ils deviennent des couples comme les autres, sous la politique du "on est pas différents" (cf le mariage pour tous). Cette réflexion était bien ancrée dans les discours des Groupes de Libération Homosexuels (GLH) des années 1970 en France, ils voyaient l’homosexualité comme obligatoirement révolutionnaire, et ne la pensaient donc pas sans une critique radicale de la famille et du couple.
Le droit ne nous libérera pas ! En tant que féministes anticapitalistes, il nous faut rejeter fermement tout cadrage de nos relations par l’État bourgeois capitaliste. On ne veut pas que l’État nous intègre : nos relations ne serviront pas au capitalisme.
ressources
Bergström Marie (2019), Les nouvelles lois de l’amour. Éditions la découverte.
Diter Kevin (2015), “Je l’aime, un peu, beaucoup, à la folie... pas du tout !” La socialisation des garçons aux sentiments amoureux. Terrains travaux, 27(2), 21-40.
Eloit Ilana. (2020), Trouble dans le féminisme : Du « Nous, les femmes » au « Nous, les lesbiennes » : genèse du sujet politique lesbien en France (1970-1980). 20 & 21. Revue d’histoire, (4), 129-145.
Naze Alain (2017), Manifeste contre la normalisation gay. Éditions la fabrique
Ouassak Fatima (2021), La priorité est d’exister politiquement en tant que femmes et mères des quartiers populaires, Travail, genre et sociétés, vol. 46, no. 2, 2021, pp. 195-198.
Quéré Mathias (2018), Qui sème le vent récolte la tapette : une histoire des groupes de libération homosexuels en France de 1974 à 1979. Éditions Tahin party.