Dans le monde de celleux qui ont conscience des dangers du Covid, il n’est pas rare de lire ou d’entendre des comparaisons entre Covid et Sida. Elles se fondent sur les points communs entre les virus du Sars-COV-2 et du VIH, leurs effets sanitaires, les caractéristiques des deux épidémies et les combats politiques qu’elles ont fait émerger. Les comparaisons sont stimulantes quand elles dessinent des perspectives de lutte. Elles sont éclairantes pour intégrer les dimensions sociales et politiques des épidémies ou pour comprendre pourquoi les maladies virales touchent toujours plus durement les personnes déjà marginalisées et discriminées. Mais, aussi séduisantes qu’elles puissent paraître, ces comparaisons sont souvent simplistes et occultent les différences permettant une meilleure compréhension des deux épidémies et des enjeux qui en découlent.
Sur le plan épidémiologique, les virus à l’origine du Sida et du Covid ont plus de points communs qu’on ne voudrait le croire. En particulier, ce sont tous les deux des virus systémiques (c’est-à-dire touchant tous les systèmes d’organes), qui attaquent le système immunitaire des personnes infectées. Dans le détail, les deux virus partagent le même déclencheur de destruction de lymphocytes (les globules blancs qui servent à la défense de l’organisme), comme on a pu le voir chez 72% des patient·es atteint·es de formes sévères de Covid. Cette similitude explique pour partie les formes longues de la maladie : les lymphocytes continuent de dysfonctionner pendant 2 ans après une contamination. Enfin, des études suggèrent également que le SARS-CoV-2 provoque l’apoptose cellulaire (mort cellulaire programmée) de certains lymphocytes T du système immunitaire.
Dans l’épidémie de Sida comme dans celle de Covid, le dépistage précoce constitue un outil essentiel pour empêcher la transmission et permettre une prise en charge rapide (traitement post-exposition à prendre dans les 48h et antirétroviral dès le diagnostic pour le Sida, antiviraux à prendre dans les 5 jours pour le Covid). L’absence de prévention et de traitement peut mener dans les deux maladies à un isolement grandissant (perte d’emploi et de vie sociale) et à la mort. Les maladies liées au VIH ont encore causé 2,6 millions de décès de 2020 à 2023 dans le monde, la majorité d’entre elles en Afrique. En France, les personnes qui continuent à mourir du Sida sont majoritairement des femmes hétérosexuelles originaires d’Afrique subsaharienne âgées de 60 ans en moyenne. Sur la même période, le Covid a causé 35 millions de morts, ce qui inclue les décès directs dus à l’infection comme les décès résultant du Covid long, notamment celui à forme d’encéphalomyélite myalgique : les États-Unis ont officiellement reconnu 5 000 morts du Covid long, un chiffre largement sous-estimé mais qui a le mérite de reconnaître qu’en effet, on meurt également des effets différés du Covid. Là aussi, les personnes vieilles, handies, racisées, LGBT, pauvres, neuroatypiques, ont payé le plus lourd tribut à la pandémie.
Du côté de la prise en charge politique et sociale des deux maladies, la catégorisation de certaines franges de la population comme vulnérables (les hommes gays et les consommateur·ices de drogues injectables dans le cas du VIH, les personnes âgées et immunodéprimées dans le cas du Sars-COV-2) a fabriqué en retour un sentiment d’invulnérabilité erroné dans le reste de la population. Le sentiment d’invincibilité des hétérosexuel·les vis-à-vis du Sida ou des personnes sans « comorbidités » vis-à-vis du Covid ont contribué au déni — largement encouragé par les gouvernements occidentaux — sur ces maladies, et au refus de la prévention. La capote en son temps a provoqué une levée de boucliers similaire, si ce n’est plus forte, que le masque. L’interdiction de publicité pour son usage n’a été levée qu’en 1986, après 10 ans d’un long travail militant d’éducation et d’acceptation. Dans le cas du Sida comme du Covid, l’opinion sanitaire est faite par les dominant·es : homophobes et sérophobes dans un cas, covidonégationnistes et validistes dans l’autre. Cela a favorisé, dans les deux épidémies, la dissémination de théories racistes sur l’origine des virus (négrophobes pour le Sida, sinophobes pour le Covid) et le foisonnement de supposés traitements alternatifs de la part des milieux complotistes et pseudo-scientifiques.
La réticence à la réduction des risques (RDR) dans le cas du Covid reprend par ailleurs des fragments de discours qui font long feu : les hommes cis qui n’arrivent pas à être en érection avec un préservatif n’arrivent pas non plus à respirer avec un masque. Quant à l’accessibilité des seringues, la question reste un vrai problème qui continue à se heurter au mur de la toxicophobie. Plus largement, l’indifférence quasi générale au sort des autres relève d’un eugénisme de privilégié·es vis-à-vis de populations fragiles, vulnérables, considérées comme dispensables, et dont la santé ou la survie ne mériteraient aucun effort, aucune disposition. Dans les deux cas il est attendu des populations « surnuméraires » qu’elles arrêtent de vivre : en définitive, il était demandé aux transpédégouines d’arrêter de l’être, tandis que les personnes âgées, immunodéprimées ou handies sont aujourd’hui priées de cesser de sortir de leurs logements. En réponse à cet abandon généralisé, ce sont des militant·es isolé·es y compris dans le camp des luttes qui auto-organisent la prévention, produisent de l’information à partir des connaissances scientifiques et des avancées de traitements. Peu nombreuxses, ces militant·es qui crient dans le désert, passent pour des fanatiques — avant, c’est avéré pour le Sida et attendu pour le Covid, que leurs demandes ne deviennent des fondements de la santé publique.
Cependant, les différences entre les deux épidémies ne manquent pas. Elles sont fondamentales à relever pour ne pas invisibiliser les spécificités des maladies comme des luttes. En premier lieu, les modes de transmission n’ont rien à voir. Se battre contre une épidémie qui se transmet par l’air partagé n’est pas identique au fait de se battre contre une maladie transmissible sexuellement, in utero et par injection/transfusion. Dans la première, le risque est présent constamment dans tous les espaces du quotidien ce qui impose de bâtir des solutions collectives (assurer une bonne qualité de l’air partout) et fragilise les seules mesures de prévention individuelle (le masque porté unilatéralement). Dans la seconde au contraire, si l’organisation étatique de la prévention constitue là aussi une base fondamentale, des outils personnels comme le préservatif, les seringues à usage unique ou la Prep se montrent essentiels.
La perception de la maladie par le grand public n’est pas non plus la même en ce que l’homophobie structure totalement la perception du Sida, des malades, et les conséquences sur les proches des personnes qui décèdent. La lutte contre l’homophobie est inséparable de la lutte contre le Sida. Elle a été menée au cours des années 1980 et 1990 par une communauté LGBT et elle s’est poursuivie hors des enjeux de santé par les combats pour le PACS puis le mariage. Plus globalement, les systèmes d’oppression ne sont pas interchangeables et l’homophobie et la toxicophobie ne sont pas des oppressions identiques au validisme et à l’âgisme. Si les deux épidémies frappent des personnes en situation de vulnérabilité sociale, ces oppressions ne portent pas la même charge morale. La lutte du VIH/Sida notamment a pu se développer car elle a été prise en charge par des groupes gays et lesbiens partageant déjà une marginalité politique et des habitudes d’organisation collective lorsqu’ils ont été frappés de plein fouet par l’épidémie (bien qu’il n’existe historiquement pas de communauté gay sur ce plan). Cela a facilité à la fois la politisation du Sida et les actions de soin communautaire au sein de la communauté LGBT. À ce stade, aucune communauté politique ne s’est emparée du Covid, les associations de malades et handi·es refusant majoritairement de se politiser autant que de se saisir de la situation — la politisation de l’épidémie patine.
Malgré leurs spécificités et en s’appuyant sur elles, les deux luttes peuvent se rejoindre dans la nécessaire défense d’une politique de santé publique orientée vers la prévention, la réduction des risques, l’autodéfense sanitaire, la recherche et les traitements. Dès le début de la pandémie de Covid, la branche new-yorkaise d’ActUp s’est montrée très active et continue aujourd’hui à être au cœur des collectifs étatsuniens assurant une veille scientifique et produisant de l’information sur la réduction des risques (tests, masques, vaccination, qualité de l’air). En Allemagne, le collectif d’autodéfense sanitaire Berlin Buyers Club s’est fondé en 2023 en référence au Dallas Buyers Club, l’un des groupes d’entraide monté par des malades du VIH/Sida dans les années 1980 aux États-Unis pour donner accès à l’information, à la prévention et aux traitements. Le Berlin Buyers Club produit un travail similaire sur le Covid, en menant des actions inspirées d’ActUp : il a par exemple organisé un die-in devant le siège de Pfizer à Berlin en septembre 2024 pour réclamer un prix accessible à toustes pour le Paxlovid (antiviral utilisé dans les formes graves de Covid, dont le coût est passé de 5€ à 1000€ la boîte en février 2024), un investissement immédiat dans la recherche sur le Covid long et la priorisation des vies sur les profits. En France, le travail conjoint des associations Winslow Santé Publique et ActUp Paris a mené à la rédaction d’une riche synthèse sur les avancées de la recherche en matière de Covid quatre ans après le début de la pandémie : « 65 millions de covid long et ça continue » (quelques jours après la publication, une étude évaluait à 400 millions le nombre de personnes atteintes du Covid long dans le monde).
Un des axes possibles de lutte commune est la mutualisation d’outils et de pratiques de réduction des risques (RDR). Même si les initiatives pour la réduction des risques Sida/IST ne considèrent pas pour l’instant la question du Covid et ses conséquences, il s’agit de travailler ensemble à intégrer la protection contre les virus aéroportés à toutes les actions et mesures de RDR en matière de santé. Faire front pour l’autodéfense sanitaire et la réduction des risques permet entre autres de prendre acte que rien n’est jamais acquis et de grossir les rangs de la lutte pour la santé publique dans le contexte de destruction du système de soins. En témoigne par exemple le recul de la protection contre les infections sexuellement transmissibles en France. Bâtir un réseau structuré d’autodéfense sanitaire et de santé communautaire permettrait, dans un contexte hautement fascisant, d’assurer l’accès à l’information, aux dépistages, aux protections et aux traitements de l’ensemble de la population, notamment les personnes les plus éloignées des soins et les plus violemment ciblées par l’eugénisme.
Si comparaison n’est pas raison, le fait de souligner les points de convergence entre Sida et Covid permet de retenir l’importance d’une lutte communautaire contre la hiérarchisation des vies, pour la défense d’une santé publique préventive, orientée patient·es/soins, et en faveur d’une médecine fondée sur des preuves scientifiquement produites et validées. Les deux luttes démontrent amplement qu’il faut sortir de la représentation de la santé comme un capital individuel à préserver, seul·e, et la penser comme une interdépendance qui nécessite une attention collective. Comme l’a dit Gwen Fauchois, militante de l’autodéfense sanitaire et ex vice-présidente d’Act Up Paris, lors d’une conférence en septembre 2024 : « La base, c’est que ni les institutions de pouvoir, ni les oppositions ne répondront à nos exigences sans y être obligées. La base, c’est que sans auto-organisation populaire des concerné·es, nous confions à l’État la définition des politiques de soin. Et que celui-ci développe un capitalisme sanitaire quand nous voulons une politique de production de soin. » La santé de chacun·e est la santé de toustes.
Les Canards Masquées est un groupe d’autodéfense sanitaire composé de palmipèdes handi·es et valides qui luttent pour des futurs antivalidistes.