Répression - Enfermement

Crimes & Peines, résumé (1/4)

Dans cet article, vous trouverez la présentation générale du livre Crimes & Peines. Penser l’abolitionnisme pénal de Gwenola Ricordeau, ainsi qu’un résumé du premier chapitre.

Présentation du livre

Le livre de Gwenola Ricordeau parle d’abolitionnisme pénal. Le terme « pénal » englobe la prison, la police et les tribunaux, contrairement à l’abolitionnisme « carcéral » qui est plutôt axé sur la prison (même si les deux sont très proches). Le livre est composé de 5 parties : une introduction par Gwenola Ricordeau, 3 articles historiques traitant de l’abolitionnisme pénal, et une conclusion de Ricordeau sur l’actualité de ces 3 réflexions théoriques. Le livre a été édité aux éditions Grevis en 2021.

Parce que c’est la justice de ceux pour qui les lois ont été écrites, de ceux que la police protège et qui savent que la prison est faite pour d’autres.

Gwenola Ricordeau est une académicienne et militante féministe abolitionniste française qui travaille actuellement comme professeure assistante en justice criminelle à la California State University (Chico, USA). Elle a surtout travaillé sur la question des proches de personnes incarcérées, sur la sexualité en prison, et sur une approche critique du système pénal.

Dans l’introduction de son livre, « Pour nos vies en morceaux », elle dédie sa recherche à toutes les personnes qui souffrent de la prison et du système pénal et à toutes les personnes qui luttent contre.

L’abolitionnisme pénal est un mouvement dont la « première vague » peut être située entre le milieu des années 1970 et les années 1990. Ce renouveau radical, influencé d’abord par des juristes et criminologues occidentaux, a surtout été une mouvement d’opposition au durcissement des politiques pénales et carcérales avec le tournant néolibéral des années 1980. Actuellement, l’abolitionnisme pénal est surtout influencé par les militant.e.x.s africain.e.x.s-américain.e.x.s.

Les trois textes présentés dans ce livre sont 3 textes fondateurs de cette « première vague » de l’abolitionnisme pénal. Ils ont été écrits entre 1977 et 1998. Le premier s’intitule A qui appartiennent les conflits ?, de Nils Christie. On y parle de professionnalisation et de dépossession des conflits par l’État. Ce texte a beaucoup inspiré la création de la justice restaurative.

Nils Christie
Nils Christie (1928-2015) est un sociologue et criminologue norvégien. Faisant partie du courant de la « criminologie critique », il se place contre certaines institutions pénales. Son objectif est de réduire les souffrances et peines infligées pour répondre aux crimes. Pour autant, il n’est pas un abolitionniste « maximaliste », c’est-à-dire qu’il ne pense pas qu’il est possible d’abolir toutes les institutions du système pénal. Cela dit, il pense que pour répondre aux crimes, un bon moyen pourrait être de renforcer les liens sociaux. Le texte qu’il a écrit dans ce livre parle principalement de la dépossession et de l’expropriation des conflits par l’État et les professionnels, en premier lieu duquel se trouvent les avocat.e.x.s.


A qui appartiennent les conflits ?, par Nils Christie (résumé)

La criminologie classique a une grande responsabilité dans la dépossession des conflits. Elle a participé soit à déposséder les parties directement impliquées dans les conflits, soit faire disparaître les conflits. Et les deux sont graves. En effet, les conflits peuvent causer du tort individuellement ou structurellement : c’est pour ça qu’il y a des institutions censées empêcher vengeances privées et vendettas. Mais l’inverse est vrai aussi : les conflits peuvent tuer, mais en trop petit nombre, ils peuvent également paralyser.

« Ce qui se passe et ce qui ne se passe pas »

Christie commence par un exemple de procès en Tanzanie, pour nous montrer à quel point « notre » criminologie classique est à côté de la plaque. Il s’agit du divorce d’un homme et d’une femme, dans un village, où beaucoup de monde est présent. Peu importe de l’issue du procès : ce qui est intéressant, c’est le cadre de résolution du conflit remarqué par Christie. 5 éléments méritent notre attention :
1. Les parties – ex-fiancé.e.s – sont au centre de la pièce et de l’attention ; iels parlent beaucoup, et les autres les écoutent.
2. Leurs familles et ami.e.s sont présent.e.s et participent, mais sans prendre leur place.
3. Le reste de l’assistance participe mais de façon beaucoup plus réduite (questions courtes, infos, blagues).
4. Les trois juges (qui sont aussi des secrétaires locaux du parti) sont particulièrement inactifs.
5. Aucun journaliste n’assiste au procès.

La victime a été dépossédée de son affaire par l’État.

Cet exemple nous montre que « nos » types de procès sont l’exact opposé de ce qu’il se passe ailleurs dans le monde. Là où certains procès, comme dans l’exemple d’avant, sont dynamiques et vivants, les activités des cours criminelles occidentales actuelles sont ennuyeuses, banales, ordinaires et très souvent relou. En Norvège par exemple, les tribunaux sont surtout moroses, monotones, et peu de public s’y rend. Aussi, les tribunaux sont souvent hors de la vie quotidienne, pour au moins 4 raisons :
1. Ils sont construits dans les centres administratifs des villes, donc loin des espaces de vie des gens ordinaires.
2. L’architecture des bâtiments fait que c’est laborieux de se déplacer à l’intérieur, même les avocat.e.x.s mettent des mois pour s’y repérer. C’est donc vraiment l’enfer pour le public qui voudrait venir (aux audiences par exemple).
3. A l’audience, les parties sont marginalisées. Déjà, elles sont « représentées », et en plus, ce sont ces représentant.e.x.s, avec les avocat.e.x.s, qui concentrent le peu d’activité qui s’y passe. Le cas extrême c’est la Cour Suprême, où les parties n’assistent même pas au jugement de leur affaire.
4. La différence entre droit civil et droit pénal est immense. En droit civil, les parties peuvent assister directement à leur propre conflit. En droit pénal, elles sont représentées. Christie nous dit :

L’élément clé de la procédure pénale consiste en la conversion d’une affaire entre deux parties concrètes en un conflit entre une partie et l’Etat. Ainsi, dans un procès pénal moderne, deux choses importantes se passent : premièrement, les parties sont représentées. Deuxièmement, celle des parties qui est représentée par l’Etat, à savoir la victime, est tellement complètement représentée qu’elle se trouve repoussée hors de l’arène durant la plus grande partie de la procédure, réduite au statut d’élément déclencheur de l’affaire. La victime perd en quelque sorte deux fois ; d’abord vis-à-vis de l’auteur.e, mais aussi, de façon encore plus handicapante, en se voyant dénier son droit de participer pleinement à ce qui aurait pu être une des confrontations ritualisées les plus importantes de sa vie. La victime a été dépossédée de son affaire par l’Etat.

Volé.e.x.s par les professionnel.le.x.s

Dans un procès, beaucoup d’intérêts différents sont en jeu [1]. Pourtant, beaucoup de ces intérêts sont liés à la professionnalisation de la justice.

Les avocat.e.s sont des voleurs et voleuses de conflit particulièrement habiles.

Et c’est vrai : iels sont formé.e.x.s à ça, souvent même spécialisé.e.x.s dans un sous-domaine de leur branche. On le remarque dans ces fameux moments révélateurs où nos avocat.e.s nous disent que nos meilleurs arguments dans tel ou tel conflit n’ont aucune valeur légale et qu’on ferait mieux de la fermer lors de l’audience. A la place, le bec cloué, on les entend présenter lors des procès des arguments très techniques, peu pertinents, qu’on trouve parfois moins légitimes, parfois totalement immoraux. On est donc dépossédé.e.x.s une première fois de nos conflits, par nos avocat.e.x.s.

La « nouvelle criminologie » essaie de s’opposer de la criminologie classique, centrée sur l’auteurice, ses antécédents et son passé, et non sur la victime. Cette vieille criminologie fait de l’auteurice un objet à étudier, contrôler et manipuler. La victime n’existe pas (car on s’intéresse jamais à elle), et les coupables sont des objets. En revanche, la « nouvelle criminologie » fait dialoguer criminalité et conflits économiques à large échelle, ce qui est déjà un peu mieux. Mais en faisant ça, elle transforme les conflits en rapports de classes (ce qui n’est pas entièrement faux non plus). Là encore, les conflits ne nous appartiennent plus vraiment, puisqu’il sont devenus des problèmes de société. Christie résume :

Les conflits ont soit été appropriés par d’autres personnes – en premier lieu les avocat.e.s – soit d’autres personnes ont, dans leur propre intérêt, redéfini la situation comme autre chose qu’un conflit.

Volé.e.x.s par les structures sociales

Il y a pourtant une autre raison à cette dépossession de nos propres conflits. Il s’agit de changements à la base de la structure sociale des sociétés fortement industrialisées. Deux en particulier : la segmentation dans l’espace et la discrimination par l’âge.

Le premier changement est la segmentation dans l’espace. On est de plus en plus spécialisé.e.x.s dans notre travail, par une division accrue du travail, mais aussi dans nos activités et nos rapports sociaux. On connait nos collègues qu’en tant que collègues, nos voisin.e.s qu’en tant que voisin.e.s, nos camarades qu’en tant que camarades. Du coup, on a une compréhension limitée des personnes qui nous entourent, puisqu’on les connaît que d’une seule manière, et une compréhension encore plus limitée de ce qui les pousse à agir. Et comme on comprend de moins en moins les autres, on laisse cette compréhension des autres et des raisons de leurs comportements aux spécialistes et professionnel.le.x.s.

Le deuxième changement est le ré-établissement d’une société de castes, basée sur des attributs comme le sexe, la couleur de peau, le handicap physique ou l’âge. Dans une société où l’organisation sociale correspond majoritairement à l’organisation du travail, l’âge est un facteur discriminant particulièrement important.

Ces 2 changements ont trois conséquences. La première est la dépersonnalisation de la vie sociale : on est de moins en moins en contact les un.e.s des autres, et quand on est en contact avec d’autres, et on est de moins en moins en contact avec tous les rôles des personnes qu’on connait. Pour faire simple, on est de moins en moins en contact avec nos voisin.e.s, et lorsqu’on l’est, on ne les connait qu’en tant que nos voisin.e.s, et pas dans les autres rôles sociaux qu’iels occupent. Ca implique qu’on est de moins en moins capable de comprendre et prédire les comportements des autres, et qu’on laisse de plus en plus cette tâche aux spécialistes, aux professionnel.le.x.s : aux avocat.e.x.s.

Deuxième conséquence : certains conflits disparaissent avant même d’avoir pu exister. Il s’agit des conflits qui opposent des parties qui comptent l’une pour l’autre, dont les formes sont le plus souvent l’atteinte à l’honneur d’une personne, la calomnie ou la diffamation. Pour Christie, ce n’est pas que l’honneur est mieux respecté, mais plutôt qu’il y a moins d’honneur a respecter. Segmentation dans l’espace et discrimination liée à l’âge font que les gens sont de moins en moins importants les uns pour les autres. En d’autres termes, ce n’est pas qu’on se respecte plus aujourd’hui, au contraire : on a de moins en moins d’intérêts les un.e.x.s envers les autres. Christie l’évoque :

Quand ils sont touchés, [les gens] ne le sont que partiellement. Et s’ils sont mécontents, ils peuvent toujours s’en aller. Après tout, qui s’en soucie ? Personne ne les connait. Il me semble que la diminution des crimes contre la réputation et l’honneur est un des symptômes les plus intéressants et les plus tristes des développements inquiétants des sociétés industrielles modernes.

Troisième conséquence : certains conflits sont complètements invisibilisés et n’ont donc aucune chance d’être bien résolus. Il s’agit des conflits trop privés d’un côté, et des conflits trop publics de l’autre. Dans le premier cas, les victimes sont souvent prisonnières d’un segment bien précis et isolé de la société. Christie pense surtout aux cas de violences conjugales ou de maltraitance des enfants. Dans le second cas, les crimes sont commis par de grandes entreprises contre des individus trop faibles. Ces deux cas nous indiquent que la prévention contre la criminalité devrait plutôt essayer de recréer les conditions sociales pour que ces crimes soient visibles, pour être ensuite peut-être pris en charge correctement.

Les conflits en tant que propriété

Les conflits sont confisqués. Mais est-ce que ça pose vraiment problème ? On pourrait par exemple dire que c’est une bonne manière de protéger les victimes. Mais Christie parle d’autre chose ici : pour lui, c’est le conflit lui-même qui est volé à la victime (et à l’auteurice).

Le premier vol vient de l’organisation même du système pénal. Non seulement la victime a souffert (matériellement, physiquement, émotionnellement, etc.), non seulement c’est l’État qui s’arroge la compensation, mais par-dessus tout la victime a perdu la possibilité de participer à sa propre affaire. Dans un tribunal, les procureurs sont blasés, les avocat.e.x.s sont rodé.e.x.s, toutes les émotions sont lissées. Or, c’est sûrement un jour très important pour la victime : elle peut soit être en colère, soit être paniquée ou terrifiée, ou soit être sous plein d’émotions différentes. Mais elle ne peut être indifférente. Quelque chose de l’ordre de l’émotion a été confisqué à la victime.

Quelque chose de l’ordre de l’émotion a été confisqué à la victime.

Le deuxième vol est lié à la professionnalisation : puisque c’est le droit pénal qui régit les tribunaux, puisque ce sont les avocate.x.s qui expriment les arguments, et puisque nous on a le droit que de se taire ou de ne pas être là, on perd la possibilité de préciser, nous, ce qui est acceptable ou non socialement. On perd la possibilité, ensemble, de préciser les lois et les pratiques sociales.

Le troisième vol vient du fait que les procédures pénales ne laissent jamais la possibilité à la victime de connaître réellement l’accusé, tellement elle est écartée de sa propre affaire. Si imaginer une telle rencontre peut nous paraître dur pour la victime, le fait qu’elle soit totalement impossible est plus dur encore : la victime est laissée de côté, humiliée par les tribunaux, sans possibilité de rencontre physique et humaine avec l’auteurice, qui pourrait lui permettre de comprendre ce qu’il s’est passé. Elle ne peut qu’utiliser tous les stéréotypes « classiques » de la criminalisation pour comprendre sa propre affaire. Elle n’a droit à aucune autre explication.

C’est clair qu’une telle rencontre serait sûrement très pénible pour la victime. Pourtant, lui donner la possibilité de comprendre pourquoi l’auteurice a fait telle ou telle chose serait sûrement moins humiliant que de ne laisser aucune possibilité de comprendre quoi que ce soit. Surtout, cette rencontre pourrait être dirigée non pas vers la culpabilité de l’auteurice mais vers la réparation du tort causé. Déjà, on se concentrerait plus sur les torts réellement causés à la victime (et pas uniquement ceux reconnus par les tribunaux), ensuite on pourrait peut-être en réduire la portée par une réparation auprès de la victime. Cela dit, pas sûr que beaucoup de criminel.le.x.s soit d’accord de se confronter de cette manière aux victimes. Ils et elles sont souvent plus enclins à se cacher derrière tout le langage juridico-médico-scientifique qui permet aux expert.e.x.s d’expliquer leurs actes. En fait, c’est plutôt confortable. La question, c’est est-ce qu’on est d’accord de leur laisser cette porte de sortie confortable ? Actuellement, les criminel.le.x.s ont perdu l’opportunité d’une telle confrontation avec les victimes. Est-ce qu’un telle confrontation serait souhaitable ? Considérant que nous n’avons jamais réussi à trouver un remède au crime, la réponse est plutôt oui.

Un tribunal centré sur la victime

Pour changer de paradigme, Christie propose de mettre en place des tribunaux directement centrés sur de la victime. Une procédure dans un tel tribunal aurait plusieurs étapes. La première, formelle, établirait si la loi a été enfreinte ou non, et si c’est bien une personne précise qui a enfreint la loi. La deuxième étape est la plus importante : il s’agit d’exposer la situation, en prenant en compte toutes les douleurs vécues par la victime, qu’elles soient légales ou non. Il s’agirait aussi de voir très précisément ce qui pourrait être fait pour réparer, compenser ou réduire les torts causés à la victime. La troisième étape serait celle d’une éventuelle sanction. Le ou la juge devrait statuer sur une éventuelle sanction qui rajouterait des souffrances à l’auteurice, en plus des souffrances imprévues mais constructives de l’auteurice durant ses « travaux » ou actions de réparation envers la victime. La dernière étape serait l’assistance à l’auteurice, qui pourrait avoir besoin d’action sociale, éducative, médicale ou spirituelle. Cette assistance doit se faire non pas pour empêcher de futurs crimes, mais bien parce que ce sont des besoins qui méritent d’être satisfaits.

Un tribunal non-professionnel

Il faudrait aussi un tribunal radicalement libéré des expert.e.x.s et professionnel.le.x.s de tout poil. Pour Christie, « la spécialisation en résolution de conflits est l’ennemi principal ». C’est parce que des gens se spécialisent qu’ils sont considérés comme mieux placés pour évaluer, puis juger d’une affaire. C’est exactement le début du schéma qui nous dépossède de nos conflits.

Les expert.e.s sont un cancer pour tout corps non-professionel.

P.S.

La présentation et discussion autour du livre avec Gwenola Ricordeau aura lieu le mercredi 29 septembre, 18h30, au bâtiment principal des Saules, 1er étage.
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Notes

[1Par exemple pour l’État : réduire les conflits, protéger les victimes, instrumentaliser les procès dans son intérêt propre pour justifier des politiques sécuritaires, etc.

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