Écologie - Antiindustriel ZAD

De la ZAD du Mormont à Sivens

Un texte de Sivens pour alimenter la lutte ici et maintenant.

Eclépens |

Une ZAD a démarré en octobre sur la colline du Mormont où le cimentier Holcim souhaite agrandir sa carrière. Alors que l’appareil judiciaire vient de rejeter un recours et qu’un appel à soutien, il peut être intéressant de se plonger dans les luttes territoriales de ces dernières années comme celle contre le barrage de Sivens dans le Tarn (81). Ce projet est tristement célèbre en raison de la mort du militant écologiste Rémi Fraisse, tué par une grenade offensive de la police dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014. Le projet de barrage a ensuite été abandonné.
Ce texte d’Aurélien Berlan a été publié dans les numéros 3 et 4 du journal "Sans aucune retenue", consacré à la lutte de Sivens. Il a été écrit peu avant la mort de Rémi et a été reproduit sur le blog de Claude Guillon.

Un barrage contre le pacifisme

Dialogue (Première partie)

Un soir dans la forêt de Sivens, une femme diaphane fait son entrée à la Maison des druides. Le jeune homme qui s’y repose sursaute. C’est en ces termes qu’elle s’adresse à lui.

Je ne te veux pas de mal. Il y a soixante-dix ans, il y avait ici un maquis. J’ai tardé avant de le rejoindre, je ne supportais plus de rester passive – car rester passif, c’est collaborer, c’est faire le jeu des autorités qui ont la force de leur côté. Finalement, je me suis lancée dans la Résistance, et je suis tombée ici – les arbres m’ont accueillie parmi eux.

Sois la bienvenue. Moi aussi, j’ai fait le choix de la résistance. Je combats un système qui menace la vie et donc la possibilité, pour nous et les générations futures, de vivre une vie non mutilée. Ici, ils déracinent des arbres pour faire un barrage.

Oui, j’ai vu des arbres que je fréquente depuis des années être abattus par les machines de mort, j’ai vu les gens y grimper à l’aube pour les protéger, j’ai vu les tentatives de ralentir les robocops avec des barricades et des cocktails Molotov – quelle naïveté, vu comment ils sont équipés.

Tu penses que nous ne sommes pas assez « équipés » ? Moi, je suis pour la résistance active, mais sans moyens violents. Je suis pacifiste.

Pourquoi te sens-tu obligé de me dire cela, et d’un ton si supérieur ? Aurais-tu du mépris pour celles et ceux qui, comme moi, ne se définissent pas comme « pacifistes » ?

Non, aucun mépris, excuse-moi. Je pense même qu’il s’agit d’une composante indispensable de la lutte. Tu me confonds peut-être avec d’autres gens, ceux qui se disent « légalistes », cherchent à négocier avec les autorités et se démarquent des « occupants » et des « violents ». En ce qui me concerne, je n’hésite pas à violer la loi pour défendre mes idées. Mais si je combats la violence de ce système, c’est parce que je m’oppose à toute forme de violence. Je suis donc pacifiste.

Je trouve bizarre la manière dont tu te définis et dont tu parles des autres composantes de ta lutte. Nous, dans la Résistance, nous ne nous divisions pas en légalistes, pacifistes et violents. Il y avait les maquisards qui vivaient armés dans la clandestinité, la population qui nous soutenait matériellement et les gens qui, au sein de l’administration, faisaient les faux papiers et transmettaient certaines informations – c’est grâce à l’union de ces trois composantes qu’il y a eu de la résistance en France, et il aurait été désastreux de se dissocier de l’une. Votre distinction – car tu n’es pas le seul à parler en ces termes – a forcément pour effet de stigmatiser ce qu’il faudrait soutenir en priorité : celles et ceux qui prennent le risque de menacer le bon déroulement du programme de destruction concocté par les autorités.

Soit, mais nos situations n’ont rien à voir – et il faut s’y adapter. On ne peut comparer le nazisme et ce que je combats : Carcenac est un escroc, mais ce n’est pas un Hitler qui assassine à tour de bras. Les gendarmes mobiles commettent des exactions, mais ils ne tirent pas à balles réelles.

C’est vrai, mais tu m’as dit toi-même que les logiques économiques et politiques qui poussent à faire ce barrage, elles menacent la vie et donc l’humanité. Et tu vois bien que ce barrage, il est fait contre vous. Contre votre monde, vos idéaux et vos pratiques pacifistes. Si vous n’arrêtez pas le chantier, vous allez sortir de cette lutte affaiblis, collectivement et individuellement. Il faut donc résister, tous ensemble. A chacun de faire ce qu’il peut en fonction de ce qu’il sait et se sent capable. Pour gagner un combat, de toute façon il faut de tout et ne pas reculer devant l’épreuve de force. L’essentiel, c’est de ne pas se dissocier des autres – çà, c’est faire le boulot du pouvoir : « diviser pour mieux régner ».

Il faut de tout, certes, mais tout n’est pas toujours possible ensemble – quand des gens lancent de loin des cailloux sur les flics qui encerclent les militants pacifistes enterrés, c’est stupide et dangereux. De toute façon, je ne pense pas qu’il soit possible de battre l’État sur son propre terrain. Je ne pense même pas qu’il soit souhaitable d’entrer dans ce jeu-là, nous n’avons rien à y gagner.

Vu le rapport de force, tu as peut-être raison. Mais je crois tu ne m’as pas bien comprise : pour moi, le problème n’est pas de savoir si on est prêt ou pas à recourir à la violence – ça, c’est une question personnelle, qui dépend de notre histoire, de l’Histoire aussi, des circonstances, etc. Mon propos n’a jamais été de dire que seuls les maquisards avaient fait le bon choix. Le problème à mes yeux, c’est que tu te définisses d’une manière qui donne le mauvais rôle à certains de tes camarades ; c’est que les adjectifs définissant les différentes branches de la lutte sont des catégories policières qui aboutissent, en te posant comme innocent, à montrer implicitement du doigt les autres comme criminels. Là, tu fais le jeu du pouvoir, qui cherche toujours à discréditer ses opposants comme « violents », voire « terroristes ». Dis moi seulement, d’où vient cette question de la « violence » ?

Deuxième partie

Dis moi seulement, d’où vient cette question de la « violence » ?

Cette question, les journalistes nous la posent toujours d’une manière telle qu’on comprend vite qu’on n’a pas le choix de la réponse : dans les interviews, on est sans cesse sommé de se dire non violent, pour rester crédible. Elle est aussi au cœur du discours des autorités qui martèlent que le mouvement est « violent » pour le stigmatiser et le discréditer aux yeux des gens. D’où l’importance de prendre le contre-pied de ce discours et de rappeler que, dans ce mouvement, nous sommes en immense majorité pacifistes dans l’âme, nous préférons le dialogue qui nous est refusé à la violence qui nous est imposée.

Mais dire cela, ce n’est pas prendre le contre-pied des autorités, c’est faire leur jeu. La question des moyens posée indépendamment de la situation qui vous est faite – on vous fait quand même la guerre, à vous et à la nature – est un piège que vous tendent vos ennemis. Ils font ça afin que vous ne puissiez même pas avoir l’idée de constituer un « rapport de force ». Ils font ça pour vous cantonner à un rôle inoffensif de négociation, qui vous oblige à déléguer le pouvoir à un représentant – et la farce de la représentation peut recommencer. Ne jamais oublier : il ne peut y avoir de négociation réelle qu’entre puissances de force (à peu près) égale. Toute autre « négociation » ne peut être qu’une mascarade, ne peut être que la doléance que présente le sujet faible au souverain tout-puissant – à moins que ce que votre porte-parole négocie, ce soit moins la fin des travaux que le début de sa carrière politique. Pour négocier, il faut d’abord constituer une force, une force politique. Plus vous vous direz pacifistes, plus cela vous sera difficile. En plus, vous préparez le terrain au prochain coup des autorités : diviser le mouvement en « bons citoyens pacifistes » et en « méchants occupants violents », ce qui tuera la lutte.

Peut-être as-tu raison, mais il y a une donnée nouvelle que tu ne connais pas. Aujourd’hui, les gens sont extrêmement sensibles à la violence. Elle a pris une place centrale dans l’imaginaire, elle fascine et terrifie, c’est le sacré de notre génération. Plein de militants cèdent à son charme, et moi aussi, quelque part, je rêve de voir ces machines brûler. Mais compte tenu de cette hypersensibilité à la violence, ce serait désastreux pour notre image dans l’opinion publique.

Mais tu confonds tout ! La violence, ça s’exerce contre des personnes ou des êtres sensibles, pas contre des machines. Détruire des machines, ce n’est pas de la violence, c’est du sabotage pour mettre les forces de destruction hors d’état de nuire. Oui à toutes les offensives, qu’elles soient, dans le langage de la police, « violentes » ou « non violentes ». Car ce n’est pas de cette manière qu’il faut se définir, et il ne faut pas se laisser définir ainsi. Cette question est un piège pour diviser et paralyser. Ce qui compte, c’est de se définir d’abord comme résistant, se définir par les fins que l’on vise et l’analyse de la situation que l’on fait, plus que par les moyens qu’on est prêt à utiliser. Quant à celles et ceux qui soulignent être « légalistes », tu as raison de te méfier : ils risquent fort de se révéler vite être des « passifistes », des partisans de la passivité (ce qui se combine très bien avec une intense agitation dans la négociation). Ou des opportunistes qui préparent leur dissociation, leur passage à l’ennemi. En tout cas, insister sans cesse là-dessus quand tous les recours sont épuisés et que toutes les négociations politiques ont été vaines, c’est se préparer à assister passivement au désastre.

Tu as raison, mais il me faut souligner une dernière chose : moi aussi, je suis pour l’offensive et l’audace – c’est ce qui nous manque le plus. Mais je ne pense pas qu’on ait besoin d’être « violent ». Celles et ceux qui ont le plus ralenti les travaux et la police, ce sont les enterrés et les grimpeurs, pas les barricadiers, même s’ils ont un rôle à jouer. Tu as raison de nous mettre en garde sur un mot qui, aujourd’hui, met finalement tous les illégalismes dans un même sac, pour les condamner en bloc, sans plus distinguer entre le bris de machine et la violence sur personne. Mais tu me sembles céder, comme tant de jeunes d’une époque nourrie aux scènes de bataille, à la fascination pour la violence. N’oublies pas : on peut être offensif sans être agressif, on peut arrêter les machines sans les détruire, on peut renverser le pouvoir sans le prendre – et c’est ce dont je rêve.

Laisse moi clore ce débat en te parlant d’une autre lutte encore, qui m’a semblé exemplaire. J’ai rencontré une italienne la semaine dernière. Elle venait d’une vallée qui s’oppose depuis des années à un projet de ligne TGV, le Val de Suse. Là-bas, la lutte s’enracine notamment parce que, face à la violence de l’État, tout le monde est conscient qu’il faut revenir au droit de légitime défense et au devoir de résistance à l’oppression. Toutes les composantes de la lutte participent à des actions offensives communes, chacune avec ses moyens. Et tous les inculpés y jouissent d’un soutien inconditionnel.

Un spectre hante la forêt de Sivens, c’est le spectre de la résistance.

Aurélien Berlan

— -
Un second texte intitulé "Un pacifiste contre le barrage ?", et signé Victoria Xardel et Aurélien Berlan, développe quelques idées avancées dans ce dialogue. Il est accessible ici.

Notes

DANS LA MÊME THÉMATIQUE

À L'ACTUALITÉ

Publiez !

Comment publier sur Renversé?

Renversé est ouvert à la publication. La proposition d'article se fait à travers l’interface privée du site. Si vous rencontrez le moindre problème ou que vous avez des questions, n’hésitez pas à nous le faire savoir
par e-mail: contact@renverse.co