Écologie - Antiindustriel

Écologie politique et diversité des tactiques

En écho à l’appel des Soulèvements de la Terre à agir contre Lafarge Holcim du 9 au 12 décembre et dans un contexte général de criminalisation des luttes écologistes (entre autre), nous vous proposons un article pour questionner ensemble l’utilisation de la notion de “violence” et repenser les moyens à disposition pour bâtir des mondes plus justes et égalitaires.

Avant de se lancer, voici quelques informations utiles pour poursuivre la réflexion (pour plus de contenu, voir les ressources proposées en fin d’article).

Les Soulèvements de la Terre (FR) : les Soulèvements de la Terre se définissent comme une “tentative de construire un réseau de luttes locales tout en impulsant un mouvement de résistance et de redistribution foncière à plus large échelle. C’est la volonté d’établir un véritable rapport de force en vue d’arracher la terre au ravage industriel et marchand”. Ce regroupement français d’associations, d’habitant·exs, de syndicats, de paysan·nexs et de militant·exs appelle à 4 jours de mobilisations, rassemblements, occupations, blocages et autres actions contre Lafarge-Holcim et le monde du béton du 9 au 12 décembre 2023

Actions à Sainte-Soline (FR) et rhétorique de l’“écoterrorisme” : suite à une action contre la mégabassine1 de Sainte-Soline le 25 mars 2023, le ministère français de l’intérieur a tenté de dissoudre les Soulèvements de la Terre en utilisant la rhétorique de l’écoterrorisme. La manifestation avait réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes qui s’étaient déplacées à pied pour atteindre le chantier de cette mégabassine en construction. En face, un dispositif répressif important avait été organisé : déployement de plus de 3’000 policiers, hélicoptères et drones, utilisation de 4’000 grenades de désencerclement lancées sur les manifestant·exs, de LBD (lanceur de balles dite “de défense”) et de gaz lacrymogènes. Plus de 200 manifestant·exs ont été blessé·exs par la police, parfois engageant des pronostics vitaux. La répression s’est poursuivie avec des gardes à vue et le procès de neuf manifestant·exs. La dissolution du mouvement a finalement été annulée début novembre suite à de nombreuses mobilisations à l’international.

Lafarge-Holcim, multinationale ravageuse : Lafarge-Holcim est une multinationale suisse siègeant à Zoug. Numéro 1 dans son secteur, elle est spécialisée dans la fabrication et la distribution de matériaux de construction (ciment, béton), ce qui inclut l’exploitation de matières premières telles que le sable. Elle est connue pour d’innombrables scandales écologiques et sociaux : Greenpeace rapportait en 2020 122 cas de pollution environnementale et de violation des droits humains dans 34 pays différents. La multinationale a aussi été mise en cause pour crime contre l’humanité suite aux financements qu’elle a accordé à Daech pour pouvoir poursuivre ses activités économiques dans certaines régions.

Luttes et répression en Suisse romande : on observe ici des similiarités avec des éléments du contexte français qui viennent d’être décrits, que ce soit sur le plan de la lutte contre Lafarge Holcim ou de sa criminalisation par l’État. Entre octobre 2020 et mars 2021, la ZAD (zone à défendre) de la colline du Mormont a défendu le plateau de la Birette contre l’extension de la carrière de calcaire de Lafarge-Holcim à Eclépens. Le 30 mars 2021, les occupant.exs ont été évacué·exs par les forces de l’ordre : plus de 600 policiers ont été mobilisés, des hélicoptères, du matériel militaire, des gaz lacrymogènes ont été utilisés et les militant.exs se sont fait tirer dessus avec des LBD. Plusieurs activistes ayant refusé de décliner leur identité lors de l’arrestation ont été condamné·exs à 2 voire 3 mois de prison ferme. Iels ont depuis été acquité·exs suite à une longue bataille juridique. Plus récemment, en janvier 2022, Jéremy2, accusé d’avoir incendié deux véhicules du groupe Holcim dans une carrière à Genève, a été incarcéré pendant 3 mois sans jugement à la prison de Champ-Dollon.

Ces quelques informations sur Lafarge Holcim, les militant·exs qui s’organisent contre les ravages de la multinationales et les dynamiques répressives subies nous amènent à réfléchir aux question suivantes : Comment définit-on la violence ? Quels acteur·ricexs ont le droit de l’utiliser et comment ? À quoi et à qui sert-elle dans ses utilisations courantes ? Comment la redéfinir pour renforcer nos luttes pour la justice sociale et écologique ?

“Violence”, mais de quoi parle-t-on ?

Répondre à la question de ce qu’on appelle ou non “violence” n’est pas anodin. La définition de ce terme est le reflet d’un contexte politique et social spécifique à une séquence historique et à un territoire géographique donné. Nous proposons ici de (re)définir et (re)discuter ce qui est couramment appelé “violence”, de s’emparer de la question pour réfléchir aux mots que l’on veut utiliser pour parler des différentes formes de destruction, celles qu’on veut pointer du doigt ou, au contraire, légitimer.

Violence physique, psychologique, verbale ou non verbale, symbolique, économique, interpersonnelle ou collective, institutionnelle, étatique, etc. Violence contre les objets, contre les personnes, contre le monde vivant, etc. Il est temps de faire des différences, de définir des catégories en fonction de qui exerce la violence et de qui la subit.

Voulons nous vraiment qualifier d’un même terme “violence” la destruction du monde vivant organisé par Lafarge Holcim pour ses profits et celle des machines de chantier qui ravagent nos collines ? De quel côté est le danger ?

Légitimisation et invisibilisation de certaines violences

Dans la pensée dominante, différentes formes de violence sont considérées comme légitimes : une fouille à nu effectuée par la police (violence fortement symbolique et physique, souvent aussi verbale), une peine privative de liberté (violence psychologique, physique, symbolique et étatique), une contention physique dans un cadre hospitalier (violence physique, symbolique, psychologique et institutionnelle). Toutes ces violences souvent invisibilisées ont des points communs : elles prétendent protéger la société d’une menace interne mais servent en réalité à maintenir l’ordre étabi (les systèmes de domination), elles sont fortement institutionnalisées et perpétrées par des organismes étatiques (la police, la justice, la prison, le système de santé, l’école, etc.). Parce que ces violences n’apparaissent la plupart du temps pas comme telles, certain·exs disent que l’État détient le monopole de la violence considérée comme légitime, c’est à dire justifiée, raisonnable et adaptée.

Au sein des luttes écologistes, nous sommes cependant amené·exs à reconnaître que les institutions étatiques ne sont pas les seules à perpétuer des violences normalisées au point d’en devenir invisibles. Accaparement des terres et déplacement des populations locales, privatisation et/ou pollution des communs (eau, terres, ressources) : tout cela s’apparente aussi à de la violence. La destruction, non seulement des conditions matérielles d’existence mais aussi des traditions, des symboles et des liens sociaux qui est exercée par les États (néo)coloniaux et impérialistes, les grandes multinationales et les acteurs économiques puissants est pourtant rarement accusée d’être violente ...

Face à ces violences étatiques, capitalistes et dans tous les cas oppressives, les réactions qui s’organisent sont souvent considérées comme illégitimes par la pensée dominante. La casse de vitrines à la suite d’une manifestation, l’occupation de terres ou de logements par des habitant·exs, les actions de sabotage de matériel ou le désarmement3 : ces actions sont considérées comme violentes par l’appareil étatique, les médias et ce qui est appelé l’opinion publique. Elles seraient donc répréhensibles, illégitimes, excessives ou même criminelles. Cependant, ces formes de “violence” sont le plus souvent économiques (contre des biens matériels), parfois symboliques (si elles s’attaquent à des symboles du pouvoir en place). Il ne s’agit pas, dans la plupart des cas, de violences contre les personnes, ni contre leurs conditions de subsistance.

Violence première, autodéfense, contre-attaque et répression

Nous proposons ici de repenser les violences et donc de les distinguer, que ce soit par leurs effets et conséquences (comme discuté dans les paragraphes précédents) ou par le contexte dans lequel elles s’inscrivent.

Nous proposons de faire la différence entre violence première, autodéfense ou contre-attaque et répression.

Commençons par nommer et visibiliser cette violence première, destructrice de la vie sous toutes ses formes, oppressive et meurtrière  : Lafarge Holcim détruit les sols et les cours d’eau, Nestlé s’accapare les ressources en eau, Glencore vole des terres à leurs habitant.exs, le capitalisme contraint au salariat ou à la criminalité, le patriarcat entrave encore les conditions de vie des personnes sexisées, le racisme celles des personnes racisées.

En réponse à ces violences imbriquées, des collectifs en lutte s’emparent de stratégies d’autodéfense et de contre-attaque, cherchant à réduire ou détruire la menace, parfois en s’attaquant aux biens ou aux symboles qui perpétuent les ravages en cours.

Face à ces tentatives de renverser les oppressions, les institutions étatiques mobilisent leur appareil répressif en prétextant répondre à des violences illégitimes de militant.exs. En réalité, elles défendent la violence invisible exercée par les instances capitalistes.4

La question de la “non-violence” dans nos luttes

Nous prônons la diversité, la créativité et l’adaptation de nos moyens de lutte selon nos capacités et possibilités, besoins et objectifs. Face à l’ampleur du ravage écologique et des oppressions systémiques, il semble essentiel d’organiser l’action politique de toutes les manières qui soient pertinentes. Se limiter à un mode d’action ne permettra pas de renverser le système actuel pourtant nécessaire à l’émergence de mondes meilleurs.

Nous trouvons stratégiquement impertinent de considérer la lutte et les actions “non-violentes” comme les seules légitimes. Les mouvements qui revendiquent uniquement de telles tactiques ne font souvent pas le travail pourtant nécessaire de (re)définition de ce qu’est la violence, laissant à l’État et à ses institutions le monopole pour ce qu’il en est de donner du sens à ce mot. De plus, prôner uniquement l’action non-violente implique souvent une posture moraliste ayant tendance à diviser les luttes plutôt qu’à inviter à la coordination entre les différentes tactiques. La question des privilèges derrière le choix des modes d’action doit également être soulevée : la non-violence semble être une posture plus facile à adopter lorsqu’on n’est pas une victime directe des ravages dénoncés. Ceci nous amène à réfléchir le choix de nos moyens de lutte en considérant nos seulement nos propres possibilités mais aussi celle de celleux qui partagent nos objectifs à travers le monde. Par ailleurs, la non-violence seule ne permet pas de créer un rapport de force suffisant face aux pouvoirs en place, elle doit donc être alliée à d’autres tactiques pour aller vers des victoires politiques (par exemple, le blocage non-violent d’une mine va peut-être empêcher cette-dernière de fonctionner un certain temps, mais seul, il ne va pas faire tomber l’entreprise extractiviste, ni renverser le système capitaliste). Finalement, les mouvements prônant la non-violence de manière dogmatique ne font souvent pas le travail pourtant nécessaire de mémoire historique sur le fait que les luttes victorieuses l’ont toujours été grâce à une diversité de tactiques englobant aussi ce qui était qualifié à ce moment-là de “violent” par la pensée dominante.

Diversité des tactiques et victoires politiques dans les luttes écologistes

Le 13 juillet 1996, les militant·exs de Reclaim the Streets rejoingent une fois de plus les écologistes d’Earth First ! dans leur lutte contre un ensemble de projets autoroutiers prévus par les autorités anglaises. Au milieu d’une grande manifestation festive à Londres, les personnes présentes ont profité de l’abri offert part de gigantesques marionettes pour fracturer le béton sous leurs pieds et planter quelques arbres. Cette action s’encre dans toute une série d’autres moyens de lutte telles que des rave parties, des émeutes, des sabotages, mais aussi des camps autogérés avec barricades et cabanes dans les arbres. La coordination entre ces différentes tactiques a permi de mettre en déroute 500 des 600 projets autoroutiers prévus.

Plus récemment, diverses actions de désarmement ont été menées par les Soulèvements de la Terre contre Lafarge Holcim. Le but était non seulement de salir l’image de la multinationale, mais aussi de l’atteindre financièrement. Le siège de cette multinationale se trouvant en Suisse (comme tant d’autres), il est nécessaire de penser quelle marge de manoeuvre nous avons ici, en coordination avec les militant.exs dans le Sud Global notamment, certain.exs faisant face à une répression beaucoup plus violente dans les territoirs où iels luttent. Pour aller vers des mondes plus écologiques et égalitaire, construisons nos luttes dans une perspcetive internationaliste !

Au-delà de cet article

Vous l’aurez compris, nous vous invitons à réfléchir et à rédefinir ce qui se cache derrière la notion de violence, à la discuter ensemble et la nuancer. Plus précisémment, nous proposons de questionner ce qui est appelé violence en fonction des cibles touchées : est-ce la même chose de priver à une population d’eau que de détruire des machines de chantier ? Question à poser pendant vos prochains repas de famille peut-être, face aux théories bancales sur la perte de vitesse des Vert.exs aux dernières élections, sur le sabotage des golfs et sur les ZADs. (Racontez nous le résultat par mail si vous le faites vraiment : contreattaque_autonomie@riseup.net)

Enfin, nous proposons de questionner notre rapport aux actions de contre-attaque et de désarmement. Ces modes d’actions nous semblent indispensables pour des luttes multiples, changeantes, rapides et efficaces. Comment les mettre en place en prenant soin les un.exs des autres, comment se protéger de la répression, ou tout simplement accompagner les personnes qui voudraient agir ? Quelques ressources ci-dessous pour aller plus loin dans ces questions !

Notes

1 Les mégabassines sont d’immenses réservoirs d’eau à ciel ouvert conçus pour répondre aux besoin d’une agriculture industrialisée. Pour les remplir, des pompages doivent être effectués dans les nappes phréatiques, détruisant les sols et la biodiversité environnante.

2 Prénon d’emprunt.

3 Ce terme est préféré à celui de sabotage parce qu’il met en évidence le fait que la destruction en question vise un object, une machine ou un lieu lui-même à l’origine de destructions massives.

4 Cet enchainement n’est évidemment pas propre aux luttes écologistes. Les attaques et la répression sont subies depuis des siècles par d’autres luttes, souvent avec une plus grande virulence et beaucoup moins de visibilisation médiatique que lorsqu’il s’agit de mouvements écologistes.

P.S.

Autres ressources :

Pour plus de détails sur comment et pourquoi passer à l’action : https://renverse.co/analyses/article/appel-au-mouvement-ecologiste-passons-a-l-offensive-3584

Pour mieux comprendre les limites de la non-violence : Comment la non-violence protège l’État - essai sur l’innéficacité des mouvements sociaux de Peter Gelderloos paru aux Éditions Libre

Pour un retour stratégique sur les luttes contre les grands projets routiers en Angleterre dans les années 1990 : À bas l’Empire, vive le printemps ! - stratégie pour une écologie radicale de Earth First ! paru aux Éditions Divergences

Pour accèder au rapport que Greenpeace a produit sur Lafarge Holcim en 2020 : https://www.greenpeace.ch/fr/story-fr/60155/lafargeholcim-pollution-environnement-maladies/

Pour plus d’informations sur Free Jeremy* et la lutte contre le béton en Suisse romande : https://freejeremy.noblogs.org/

Notes

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