Les violences entre queers, partout … ou nulle part ?
Les violences intra-communautaires, et notamment celles qui émergent dans les relations interpersonnelles de type amoureuses, sentimentales ou érotiques, sont à la fois hyper-visibilisées et un véritable angle mort de nos réflexions. Elles imprègnent profondément la communauté queer, à travers les ragots/rumeurs/gossips qui semblent nourrir en souterrain le sentiment d’existence de cette communauté. On s’en délecte, on se les raconte sous le sceau de la confidentialité, on ne fait rien de concret mais on ne rechigne jamais à faire tourner l’info, aussi déformée que possible. Et puis quand les « affaires » de violence éclatent, elles débouchent immanquablement sur un échec de la prise en charge collective ; et chaque précédent, loin d’apporter de quelconques conclusions constructives, ne débouche que sur de nouvelles prises de position aussi peu réfléchies. On s’est planté, on n’a rien fait, on s’est fourvoyé dans la défense d’un agresseur qui a pourri toute la communauté pendant des années ? On s’inventera alors une victime à défendre la prochaine fois, dans un « réflexe féministe » sans réflexion, tout aussi pathétique. Tant que ça reste dans le sens du vent, et que ça ne tombe pas sur ma gueule…
Entre-temps, les ateliers de réflexion sur les violences sont désertés et bien vite abandonnés, et l’on se contente de plaquer des grilles d’analyses hétérocentrées sur des relations queer, tout en prônant une éthique du safe qui vire au sécuritaire. Car c’est de cela qu’il s’agit : on détourne et on vide de sens la volonté féministe de briser le silence qui entoure les viols, et on abandonne toute réflexion sur la construction de réponses alternatives aux violences entre personnes queers. Le viol se meut en incantation qui paralyse toute réflexion, le ressenti exprimé a valeur de vérité absolue, tout est dit ! Un Violeur, une Victime, inutile d’en dire plus, le reste restera tabou − hâtons-nous de nous focaliser sur des réponses caricaturales et répressives. L’exclusion devient une option de premier choix, un outil de prise de contrôle pas interrogé, et sous prétexte de ne pas hiérarchiser les violences, chacun.e peut finalement dénoncer n’importe qui pour n’importe quoi, sans que l’on interroge le pouvoir tiré d’un tel détournement des discours et pratiques féministes − au contraire on s’auto-kiffe de telles décisions « radicales ». Et inutile de se faire croire qu’il ne s’agit que de dérives inhérentes à un fonctionnement efficace et féministe car pendant ce temps, des personnes ayant commis ou défendu des actes de violences (physiques, psychologiques ou sexuelles), continuent de bénéficier des réflexes patriarcaux de minimisation des faits, quand elles ne gravissent pas tranquillement les échelons de notre communauté.
À la recherche de la Nouvelle Star
Il serait en effet intéressant de s’intéresser, au fil des « affaires de violences », à la position occupée au sein de notre communauté par chacun.e des individu.e.s impliqué.e.s. Qui bénéficie tantôt d’une minimisation/négation des faits (s’ielle est accusé.e), tantôt d’une audience à toute épreuve (s’ielle se proclame en victime définitive) ? A contrario, qui n’est pas écouté.e, qui voit sa parole niée ou moquée ? Immanquablement, on ne peut que constater que celle ou celui qui est dans la place, a les bonnes relations et un statut pailleté − bref qui détient une forme de pouvoir − sera plus écouté, cru et soutenu que celui ou celle qu’on ne connait pas ou qui brille moins − et ce, indépendamment des faits. Mais peut-être est-ce plus rassurant de galoper derrière les petites stars de la communauté, des fois qu’on puisse bénéficier en retour de quelques miettes de leur aura ?
Plus t’as de pouvoir, plus tu gagnes. Décidément, c’est follement alterno.
Je suis la Victime. Preum’s.
Se parer du statut de Victime et produire l’autre comme Agresseur empêche toute réflexion féministe sur la prise en charge de violences intra-communautaire et la répartition des espaces entre personnes queer. Plus aucune issue n’est possible quand les situations s’essentialisent, quand l’acte de violence (commis ou subi) devient identité (la Victime, le Violeur, l’Agresseur).
Pourtant, il serait pertinent de se rappeler que nous avons tou.te.s un potentiel de violence en nous. Comment peut-on l’oublier ?! Comment ne pas être conscient.e.s que des personnes ne vont pas bien, subissent et donc perpétuent des violences ? Et ne poussons pas des cris d’orfraie en hurlant à la « pathologisation » ! On parle bien ici d’oppression sociale qui « rend folle-fou ». En tant que queers, femmes, trans, bi.e.s, pédés, gouines, nous vivons des oppressions systémiques qui nous fragilisent et nous font violence, et l’on sait combien le cadre du « couple » (mais aussi celui de l’amitié) est un endroit privilégié d’expression d’une violence que nous reproduisons parfois. Mais ce fait n’entre jamais en ligne de compte pour parler de violences, et on n’effectue jamais de rapprochement entre pétages de plombs, oppressions subies, et reproduction de violence. Alors s’applique la lecture manichéenne hétérocentrée de la Victime − si possible fémininE, et de l’Agresseur − si possible masculinE (à la faveur des histoires d’agressions, les garçons trans et les butchs vont toujours trop loin dans leur masculinité quand les filles trans n’y renoncent jamais assez). À défaut de mec hétéro cisgenres, les butchs, les trans et les identités masculines de nos communautés font des agresseurs idéals. Pourtant, nous ne pourrons pas faire l’économie d’interroger ce déficit de crédibilité féministe des personnes masculines si nous souhaitons réellement construire des espaces queer inclusifs.
Des gen·te·s safe et des espaces sécurisés
La question récurrente quand on parle de violence dans le milieu queer n’est pas : comment canaliser les violences ? ni même, comment se remettre d’expériences violentes ? mais bien comment rendre nos espaces safe ? L’usage fréquent de termes en langue anglaise nous fait parfois oublier le sens des mots, si bien qu’il apparaît salutaire de reformuler la question. Ainsi, on a : comment sécuriser nos espaces ? La traduction montre nos dynamiques sous un nouveau jour que l’usage de l’anglais tentait tant bien que mal de cacher.
Derrière la volonté de réfléchir à nos espaces safe, nos relations safe, nos communautés safe, nos ami·e·s safe, se cache un mouvement de sécurisation de nos communautés. Certain·e·s voudraient non seulement une communauté sans agressions, sans cris, sans pleurs, sans insultes, mais en plus, ielles pensent bons d’exclure quelqu’un·e d’un espace parce que quelqu’un·e d’autre est « mal à l’aise ». Il ne faut donc plus seulement se protéger des agressions, il faut également se protéger de nos émotions et ne surtout pas les affronter. Donnez-moi de la jouissance et du plaisir, mais Ô surtout, protégez-moi de la gêne et de la colère ! Apparemment certaines émotions ne valent pas la peine d’être ressenties…
La sécurité est présentée comme un besoin vital et l’on cherche à créer des bulles hermétiques et aseptisées visant à nous protéger d’un espace straight dans lequel nous serions totalement vulnérables. Vous savez quoi ? Des espaces safe n’existent pas, pas plus que le safe sex ou les personnes safe. Le safe comme risque zéro n’existe pas. Vivre tue, aimer amène éventuellement son lot de souffrance et baiser son lot d’IST et autres mycoses.
Vouloir se prémunir de tout risque relationnel est une voie sans issue. Le problème avec la recherche de sécurité, c’est que plus on cherche à contrôler les risques et à s’en prémunir, plus on en a peur. C’est là tout le paradoxe : la recherche de sécurité intensifie le sentiment d’insécurité. Et après tout, c’est plutôt logique. Si tu te construis un monde parfait, propre, lisse et prévisible, tu as de grandes chances de péter les plombs si ça ne se passe pas comme prévu. L’énergie que tu as déployée pour développer ton impression de contrôle (qui n’est et ne sera jamais qu’une impression) est autant d’énergie que tu n’as pas pu mettre dans l’acquisition d’outils te permettant de gérer les imprévus. Si ce n’était pas censé se passer comme ça et que tu ne t’y étais pas préparé•e, c’est tout ton monde qui s’écroule.
Soyons honnêtes, nous vivons dans des communautés surprotégées où des embrouilles souvent minables prennent des proportions incroyables. Nous dépensons énormément d’énergie à nous déchirer, à entretenir des drames, à gérer les espaces et les affects.
Le truc avec tout ça, c’est qu’on a l’impression d’être super radicales avec nos discussions sur nos espaces safe, sauf qu’on est loin d’être originales et révolutionnaires en faisant ça… à travers cette recherche de sécurité, cette gestion des risques, on ne fait que reproduire ce sur quoi se basent les sociétés néolibérales. Au sein de ces sociétés, la recherche de sécurité vient compenser la vulnérabilité accrue qu’amène la promotion de l’individualité.
Soyons honnêtes, nous vivons dans des communautés surprotégées où des embrouilles souvent minables prennent des proportions incroyables. Nous dépensons énormément d’énergie à nous déchirer, à entretenir des drames, à gérer les espaces et les affects. Plutôt que de chercher à construire des espaces plus safe (ils le sont déjà suffisamment), il est grand temps que nous réfléchissions à la manière dont on peut surmonter les violences, désamorcer les situations, contenir les affects, et que nous nous penchions sur les outils à notre disposition pour gagner en puissance aussi bien dans straight land que dans nos interactions intracommunautaires.
Le féminisme n’est pas un diner de gala
Il serait salutaire de garder en tête les groupes de conscience des années 1970, les discussions sur le viol, la façon dont les femmes en venaient, en discutant non pas de leur ressenti mais de leur expérience, à identifier l’ensemble des dynamiques violentes dans lesquelles elles se trouvaient, les viols qu’elles avaient subis, les inégalités dont elles souffraient. Désormais, nous avons tellement tout déconstruit que nous nous paralysons lorsqu’on entend le mot « viol ». Plutôt que d’aider nos ami·e·s à en parler, on les confine dans le silence, parce que tu comprends, c’est pas facile quand même… Nos silences reproduisent en permanence l’idée que le viol est quelque chose de destructeur et traumatique qui nous enlève toute capacité d’agir et dont on ne peut évidemment pas parler.
Pis encore, on se cache derrière des « la parole de la victime d’abord » pour refuser d’avoir à dealer les choses, d’avoir à se confronter à des faits. Pour pas mal de personnes, quand on parle de parole de la victime, on ne parle plus de récits, on parle de ressenti. « J’ai ressenti que Machin·e m’a coupé la jambe !! » Peu importe ce que Machin·e a objectivement fait, le ressenti est là, la jambe est symboliquement coupée, l’heure est grave. On ne cherche pas à savoir ce qui s’est passé, on forme un cordon sanitaire autour de la Victime, et on désinfecte, on désinfecte, on désinfecte…
Le plus triste dans tout ça, c’est que des outils féministes et des critiques de la justice mainstream créent un système dans lequel on n’écoute ni la parole de la personne qui se définit comme victime, ni de celle qui est désignée comme agresseure. On condamne, on exclut, on ragote ; tout ça sur du ressenti.
Il est grand temps que nous nous confrontions de nouveau aux choses qui fâchent, même si c’est difficile, même si c’est douloureux. Que nous parlions de ce qui se passe, et que quand nous le faisons, nous parlions de faits. Il est grand temps de briser les queer-tabous qui entourent la question des violences, viol compris. On veut parler d’agression ? On veut parler de viol ? Parlons-en vraiment, directement, franchement. Sans détour, sans enrobage empoisonné comme celui du ressenti.